Ehk Elmaïr et les Léviathans
A l'origine étaient deux mondes distincts, chacun régi par son propre Léviathan.
Dans le premier dominait l'entropie pure, le chaos brut. L'anarchie de son essence interdisait à la matière de prendre forme et consistance. Aucune trace de vie ne pouvait subsister là où régnait le Léviathan du Chaos. Il flottait, être solitaire et lassé de l'être, au milieu de son monde dévasté par la vitesse absolue, l'impulsion du mouvement originel. Et les grains d'éther, substance de tout univers, s'égaraient et s'affolaient, incapables de se fixer entre eux, de s'assembler. A l'inverse, ils se rejetaient, s'éloignaient dans des flux et des reflux désordonnés. Où qu'il aille, la matière se désintégrait avant même d'avoir pu naître.
Et le Léviathan du Chaos errait depuis des temps immémoriaux dans ce monde qu'il avait toujours connu.
Dans le deuxième univers, chaque chose était identique à son commencement, et le resterait pour l'éternité. Soumis à l'ordre impératif du Léviathan Ordonnateur, les grains d'éther s'étaient assemblés dès l'origine, et seraient toujours ainsi. La substance était fixité, le désordre de la matière impossible. Lassé de ce décor immobile et identique à lui-même depuis l'infinité des temps, il tentait parfois de leur insuffler un mouvement, un changement. Sans succès. Les grains d'éther avaient pris forme et consistance et resteraient ainsi, immortels, pétrifiés. Corps aux courbes variées, incapables de prendre vie, dénués de toute essence.
Et le Léviathan Ordonnateur errait depuis des temps immémoriaux dans ce monde qu'il avait toujours connu.
L'ennui grandissait chez les régisseurs de ces deux univers. L'un et l'autre se laissaient envahir par un besoin de changement, sans qu'ils se doutent de l'existence de l'autre. A mesure que cette lassitude s'amplifiait, la barrière séparant les deux univers tendait à disparaître.
Avant qu'elle ne se désagrège apparut Ehk Elmaïr, le Réunificateur des Mondes. Exécuteur de la volonté commune des Léviathans, il créa une organisation complexe qui nécessitait à la fois ordre et entropie. La matière put s'assembler et se mouvoir, mais fut alors soumise à des règles auxquelles il lui était impossible d'échapper.
L'entropie fit don de mouvement et de vie à l'ordre, tandis que l'ordre fit don de forme et de consistance à l'entropie. Ainsi l'essence rencontra-t-elle la substance.
Et par leur union naquit la vie ; et par leur union naquit la mort.
La réunification de ces deux mondes demandait un travail d'une extrême précision, et aucun rouage de cet univers réunifié ne devrait subir de mouvement autre que la rotation qu'Ehk Elmaïr lui avait imposée. Faute de quoi le Monde imploserait, sans que les répercussions soient connues des Léviathans ou d'Ehk Elmaïr le Réunificateur lui-même.
Désormais animés, les humains comme toute autre forme de vie avaient accepté la mort qui leur avait permis de naître, cause et conséquence du cosmos ainsi créé. Elle n'était qu'un rouage intrinsèque qui, au même titre que la vie, la matière ou le mouvement, régissait la perfection de l'Univers. La mort ferait partie de la vie jusqu'à la nuit des temps, ou entraînerait la fin du Monde avec elle.
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