Chapitre I - Une odeur d'eau stagnante
— Le Palluet ?
Le paysan passe une main sous sa casquette pour se gratter la tête.
— Vous êtes sûre qu’c’est là qu’vous voulez aller ?
Bien sûr. Je ne pose pas la question par simple curiosité. J’ai des raisons de me rendre dans ce coin isolé en pleine campagne. Malgré tout, je comprends la réaction de l’homme. Il ne doit pas voir souvent une femme de la ville se perdre dans ces lieux, surtout au volant de sa propre voiture, même une Juvaquatre fatiguée dont la peinture bleue s’écaille.
Un moment de silence plane au-dessus de nous, seulement rompu par le ronronnement du moteur. Le paysan ne manifeste aucune hostilité, plutôt une sorte de gêne mutique. Je pensais avoir de la chance en le croisant dans ce hameau aux murs croulants, mais je commence à réviser mon opinion.
— Oui, c’est bien là.
Je garde un ton décidé, même si une journée à serpenter sur des petites routes communales dans la crainte de tomber en panne d’essence ou d’être surprise par la nuit m’a épuisée. Mes mains serrent le volant ; mes articulations saillent sous les fins gants de cuir. Il est cinq heures et, déjà, la lumière baisse sur ce paysage plat de champs laissés pour morts après les récoltes, ponctué par quelques haies broussailleuses et des arbres dépouillés. Nous ne sommes qu’en octobre, mais l’on se croirait dans les derniers jours de novembre.
Puisque je dois côtoyer l’humanité de ce coin perdu de France, je prends le temps d’étudier le spécimen devant moi. Il porte une veste de drap de laine élimé, un pantalon large et des godillots, et arbore le visage buriné de ceux qui passent leur vie en plein air.
— Bon…
Il replace soigneusement sa casquette et poursuit, comme à contrecœur :
— Vous suivez la route jusqu’à la fourche, puis vous allez à droite. Là, vous continuez, jusqu’à une croix sur l’talus. Après, c’est la deuxième à gauche. Vous y serez…
Sans doute devrais-je sourire en le remerciant, mais son expression m’en dissuade. Il a l’air… anxieux ? Nerveux ?
Il grommelle quelque chose qui ressemble à « bonne chance » avant de me tourner le dos pour reprendre son chemin. Un chien trottine sur ses talons, une bête jaune et efflanquée qui doit être le produit d’improbables croisements. Je m’interroge sur son attitude, qui entre en résonance avec mes propres inquiétudes. Au moins ne m’a-t-il posé aucune question…
Avec un soupir, je relance la voiture sur la voie inégale qui a dû être vaguement bitumée avant la guerre. Plus je m’enfonce dans la campagne, plus je crains de ne rien trouver à l’endroit indiqué. Des canaux étroits, d’un vert stagnant, longent par moment la route. Même depuis l’habitacle de la Juvaquatre, je peux sentir une lourde chape d’humidité, imprégnée d’un relent amer de marécage. Des joncs brunâtres ponctuent les talus de touffes échevelées. Des cris d’oiseaux s’élèvent, plus lugubres que bucoliques.
La fatigue brouille mon regard. Il est plus que temps que j’arrive. Je repasse dans mon esprit les événements des derniers jours. Je ne m’attendais pas à recevoir un télégramme, encore moins que les mots alignés sur des bandelettes bleues, collées sur un support d’un beige rosé sale, m’annoncent que j’ai été choisie pour effectuer les ultimes volontés d’une cousine que j’ai rencontrée cinq ou six fois dans ma vie.
Une vie qui ne comporte d’ailleurs rien de bien trépidant, ni même de singulier. La guerre m’a pris mon père en 1939, la tuberculose ma mère, juste avant l’armistice. Une de mes anciennes institutrices m’a recommandée pour un poste d’employée de bureau, à peine sortie du lycée. Mes rêves d’études supérieures se sont vus étouffés par la nécessité de garder un toit au-dessus de ma tête et de mettre quelque chose dans mon assiette. La Juvaquatre, qui pourrait donner l’illusion que je possède quelques moyens, appartenait à ma mère. En dépit de tous les conseils avisés dont on m’a abreuvée, j’ai refusé de la vendre. Sans doute parce qu’elle constitue mon unique porte vers une certaine liberté…
Quant à me marier, j’y ai songé, mais sans grand enthousiasme. Je ne suis pas opposée à l’idée, en elle-même, mais je crains de me trouver enfermée dans une vie encore plus vide de perspective que mon existence actuelle. Par ailleurs, je ne suis pas le genre de fille qui attire l’attention des hommes, trop maigre, les yeux trop pâles, la mine trop sérieuse… Je ne sais pas rire pour un oui ou un non, ni prononcer les bons mots à point nommé. On pourrait presque dire que ma nouvelle tâche de croque-mort – ou du moins d’exécutrice d’un testament absent – me convient parfaitement.
Mon regard effleure le paysage au-dehors, qui noircit à vu d’œil sous un ciel d’argent terne. L’odeur d’eau stagnante envahit à présent tout l’habitacle de ma voiture. Vais-je devoir vivre avec cette puanteur tout le long du séjour ? La route chemine entre des haies de ronces, de prunelliers et d’aubépines, réduits à leurs seules épines. À travers ce mur végétal hostile, j’entraperçois des nappes verdâtres, qui reflètent la lumière mourante. Mes mains se serrent de nouveau sur le volant, tandis que monte la tentation de faire demi-tour – pour arriver à la nuit tombée dans la ville la plus proche, ou bien d’accélérer pour atteindre plus vite ma destination, et risquer de sombrer dans les eaux fétides. L’un n’exclut d’ailleurs pas l’autre. Mieux vaut prendre mon mal en patience : avec un peu de chance, je devrais régler cette affaire en quelques jours. Après tout, au-delà des marais, je trouverai peut-être un havre souriant, très loin de l’image sinistre qui commence à se former dans mon esprit.
Bien entendu, tout ceci n’était que rêve et fantasme. Les nappes marécageuses disparaissent enfin, mais pour faire place à une enfilade de champs noirâtres, hérissés des derniers picots de la moisson que le climat humide a fait pourrir. Les restes des sillons révèlent une terre sombre, lourde, grasse, qui ne promet cependant ni fertilité ni abondance. Les premières maisons apparaissent, basses, râblées, avec des murs de torchis ou de briques de terre crue, couvertes de tuiles tellement moussues qu’on les devine à peine sous la couche verdâtre. Rien de romantique ni de bucolique dans ce village du bout du monde, juste la réalité sans fard d’une campagne reculée.
Les habitations semblent jetées au hasard de part et d’autre d’un chemin à peine caillassé. Je repère assez vite le seul bâtiment de pierre : une église d’un style incertain, trapue et massive, qui dresse son clocher courtaud au-dessus des autres toits. Je garde la Juvaquatre sur son parvis et je regarde autour de moi, à la recherche d’une âme plus vive que celles du cimetière qui s’étend derrière l’édifice. Dans le doute, il me reste toujours une option : aller frapper à la porte de ce que j’identifie comme le presbytère, en espérant que le lieu n’est pas tout à fait déserté ni par Dieu, ni par ses représentants…
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