Chapitre III - La maison de la morte
Après avoir passé plusieurs façades décrépies, nous parvenons enfin devant une maisonnette qui se cache derrière un carré de jardin plutôt bien tenu, à la différence des autres habitations du village. Le torchis disparaît sous un enduit récent, d’un beige qui tranche avec les gris, les bruns et les verts environnants. Un muret surmonté d’une barrière de bois l’enceint de toutes parts, même si sur les côtés latéraux de la demeure, il laisse tout juste la place de circuler. Je suppose que la bâtisse s’étend à l’arrière par une cour ou une dépendance, mais pour le moment, je n’en distingue rien.
Quand la femme sort de sa poche la clef du portail et le déverrouille, je n’éprouve pas de surprise particulière. Après tout, elle semble bien au courant de la situation… Peut-être s’occupait-elle du ménage d’Armance.
Je frémis de mes propres préjugés. Elle peut tout aussi bien avoir été son amie… ou du moins, une relation importante, car l’inconnue me paraît moins gênée que moi, même si j’ignore ce qu’elle peut bien dissimuler derrière son expression impavide. Une fois devant la porte, elle secoue le trousseau pour trouver la clef qui correspond, puis l’attrape prestement pour l’enfoncer dans la serrure. Après avoir déverrouillé, elle s’efface pour me laisser entrer.
C’est une sensation étrange, tout à la fois de pénétrer dans l’intimité d’une autre personne sans y être vraiment invitée… et de savoir cette même personne décédée. Armance aurait pu n’être partie que pour quelques jours. Mon cœur bat comme si je commettais une véritable effraction.
La maison est aussi minuscule que mon appartement parisien. Elle ne comporte que deux pièces : une cuisine-salle de séjour, au sol de tomettes rouges, où une table massive et une cheminée prennent presque tout l’espace, qu’un buffet noirci, une cuisinière à bois et un évier de pierre achèvent d’encombrer. Un papier peint crème, orné de fleurettes bleues, couvre les murs. Par endroits, il commence à se décoller. Je note aussitôt les divers éléments qui attestent qu’il ne s’agit pas d’un simple décor, mais d’un endroit où une personne vivait encore quelques jours auparavant : les lettres sur buffet, adressées à cette autre « mademoiselle Chaveau », les épices qui n’ont pas été replacées sur leur étagère, un châle sur le dossier d’une chaise… Je m’attends presque à voir ma cousine faire irruption et me demander ce que je fais là.
« Voilà. Vous pouvez vous installer. Le père Étienne passera sans doute demain. Tenez, je vous laisse les clefs… »
Devant mon inertie, elle les dépose sur la table et tourne les talons pour partir.
« Attendez ! »
Les mots ont quitté ma bouche avant même que je puisse les retenir. Elle se tourne à demi, exposant son profil dans le clair-obscur. Je m’étonne de la pureté de son dessin, de cette netteté élégante qui change soudain toute sa physionomie.
« Je… je voulais vous remercier. Je n’ai pas retenu votre nom… »
Ma main passe nerveusement dans mes cheveux, détruisant ce qui reste de ma mise en plis.
« Éva Rochère. Éva suffira. »
Son profil disparaît, au profit d’un dos vigoureux sous le châle bleu. Malgré sa rudesse, au moins m’a-t-elle offert une compagnie qui m’a fait un peu oublier ma situation aussi sordide que délicate. Quand la porte claque derrière elle, je me retrouve seule avec le spectre d’Armance. Il n’y a pas besoin de croire aux fantômes pour ressentir la présence des habitants d’un lieu, même s’ils sont absents… temporairement ou définitivement.
Mon regard explore plus avant cet espace dont je prends possession comme le bernard-l’hermite s’introduit dans une coquille étrangère. La première chose à faire est de rapprocher ma voiture et récupérer ma valise dans le coffre.
La lumière a encore baissé sur l’horizon. Quand je descends de la Juvaquatre à présent garée le long de la palissade, il fait presque nuit et la petite fenêtre ne laisse plus entrer assez de clarté pour y voir correctement. Je tâtonne pour repérer l’interrupteur. Après quelques tentatives, je sens sous mes doigts le bouton de porcelaine. Aussitôt, la lueur crue d’une unique ampoule, à peine filtrée par l’abat-jour de verre dépoli, déferle sur la pièce. À part les quelques éléments que j’ai remarqués, tout est net, propre, rangé – bien plus que chez moi. Savait-elle qu’elle ne reviendrait pas ? Je me fustige de ma naïveté : soit Armance était une personne méticuleuse, soit quelqu’un du village a dû mettre de l’ordre en prévision de ma venue.
Je pose ma valise à côté de la table et m’assois sur l’une des deux chaises, soudain épuisée – une fatigue morale plus que physique, même si le trajet ne m’a pas épargnée. Mon regard est attiré vers la porte qui donne sur la chambre ; un frisson parcourt mon dos à l’idée s’y pénétrer. Malgré tout, je me vois mal passer la nuit sur cette chaise de bois. Sans doute devrais-je songer à dîner, mais je n’ai pas apporté de provisions et je n’ai aucune envie d’aller mendier ma pitance auprès d’Éva ou des autres villageois… et encore moins fouiller les placards de ma cousine. De toute façon, je n’ai pas vraiment faim.
Avec lassitude, je me hisse sur mes pieds et me dirige vers la chambre. Ma main se tend vers la poignée, hésite et retombe. J’éprouve une vague de colère : pourquoi faut-il que malgré mes pensées parfois hardies, je sois toujours incapable de les mettre en action ? J’aurais bientôt vingt-cinq ans, je ne suis plus une enfant… loin de là. À mon âge, la plupart des femmes sont déjà mariées. Pour ma part, j’ai renoncé avant même d’essayer de rencontrer quelqu’un qui voudrait bien de moi. Et de toute évidence, il devait en être de même d’Armance.
Encore un parallèle entre nous deux… Il faut que je sorte ces idées de ma tête, ou je finirai comme elle. Comment a-t-elle fini, d’ailleurs ?
Les questions attendront demain. Je tombe de fatigue, mais j’ouvre le buffet pour prendre un verre et le remplir d’eau au robinet. Quand je trempe mes lèvres dans le récipient, j’y trouve ce relent de vase que j’ai senti durant tout le voyage… à moins que ce ne soit mon imagination. Je jette le fond dans l’évier avant de reposer le verre sur la table, la première trace de mon occupation des lieux. Je ne peux repousser davantage la découverte de la chambre, ce sanctuaire si intime qui reflète bien souvent la personne intérieure. Sans doute est-elle à l’image du reste de la maison : un lit de bois, un édredon, une armoire massive… avec un broc et un bassin dans un coin, puisque l’endroit ne comporte pas de salle de bain. Où sont les toilettes, d’ailleurs ? En espérant qu’il y en ait…
La poignée ronde, en métal doré, est glacée sous mes doigts. Elle semble se dérober à ma prise. Enfin, je parviens à la tourner. Le battant pivote sans bruit et s’ouvre sur une pénombre presque absolue.
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