Chapitre V – Les hommes du Palluet
Le matin apporte un nouveau lot de désagréments ; durant la nuit, un froid humide s’est insinué dans la pièce. Dès que je tente de me lever, il s’engouffre sous la couette et me glace toute entière. Pourtant, il va bien falloir que je fasse un brin de toilette, mais certainement pas dans cette salle d’eau sordide. Sitôt debout, j’enfile un tricot par-dessus ma chemise de nuit et je me dirige vers la cuisine, pour allumer la cheminée et placer une bouilloire sur la cuisinière. Le feu met une éternité à prendre ; enfin, un peu de chaleur se répand dans la demeure. Je devrais être déjà contente qu’elle soit équipée de l’électricité ; je doute que toutes les maisons du Palluet en bénéficient.
Après avoir apporté le broc et le bassin dans la pièce principale, je me lave rapidement avant de m’habiller. L’eau chaude m’a un peu réconfortée. Je trouve du café dans l’un des placards, ainsi qu’un moulin et une cafetière de métal. Le reste des provisions se limite à quelques boîtes de légumes secs, une petite pile de conserves, un fond de sucre et de farine et deux ou trois pots d’épice…
Si je fais quelques courses, je pourrai préparer mes propres repas, même si l’utilisation du four à bois m’effraye un peu. J’essaye de dresser en esprit une liste de ce dont j’ai besoin. Il doit y avoir une ville plus proche que celle par laquelle je suis passée lors de mon périple. Je poserai la question aux habitants… si j’en croise.
Devant la coiffeuse, j’achève de me peigner, sans toucher aux flacons de lotion et de maquillage qui encombrent le meuble. Une fois prête, je quitte avec soulagement la chambre. Au-dehors, l’aube étend une lumière fade sur le bout de jardin flétri.
Je ne dois pas me décourager, malgré le café qui refroidit trop vite et laisse un goût amer sur ma langue à chaque gorgée. En premier lieu, je tâcherai de parler au père Étienne – si je me souviens bien de son nom. J’ignore tout des convictions religieuses de ma cousine, mais le curé de son village saura me renseigner sur ce point. De toute façon, je doute qu’il refuse de célébrer une messe d’enterrement, même pour une paroissienne peu zélée. Sans doute vais-je devoir également rencontrer le notaire qui gérait ses affaires. Quoi d’autre… ? Le maire ? Il doit bien y en avoir un, comme dans toutes les communes de France. Les pompes funèbres ? Ou plutôt, le fossoyeur ?
Je vais avoir fort à faire, surtout si je veux partir au plus vite de ce lieu plein de contradictions. Après une rapide vaisselle, j’enfile mon manteau et mes gants avant de sortir de la maison. Aussitôt, j’ai l’impression qu’un poids vient de quitter ma poitrine. Je balaye d’une pensée les cauchemars de la nuit… trop de fatigue et d’émotions, tout simplement. Il est temps de régler les choses, aussi vite que possible. Je croyais que de m’être occupée du dernier voyage de ma mère avait suffi à me préparer, mais j’en doute de plus en plus.
Au-dehors, un petit crachin m’accueille de ses pointes de glace. Je me dirige d’un pas vif vers ma voiture où se trouve mon parapluie.
— Madame… !
Une voix masculine, plutôt jeune, vient de s’élever derrière moi. Je me retourne d’un bloc ; un homme s’approche à grands pas. Mince et à peine plus grand que moi, il possède un visage sans grâce, mais avenant, avec un nez un peu long et une bouche fine et souriante.
— Pardonnez-moi de vous aborder de façon aussi cavalière… Je suis Antoine Peyrac, l’instituteur du Palluet. Vous êtes bien madame… Je veux dire, mademoiselle Éliane Chaveau ?
— C’est moi-même…
— Je tenais à vous présenter mes condoléances pour la perte de votre cousine. C’est très courageux de votre part d’être venue seule jusqu’ici…
Son ton ne comporte aucune menace larvée, du moins pas intentionnelle, mais après les images qui ont hanté ma nuit, je me crispe malgré moi. Peyrac écarquille les yeux ; ses pupilles grises me dévisagent avec surprise :
— Je suis désolée… Ce que j’ai dit a dû vous choquer… Je voulais surtout saluer votre dévouement. De nos jours, il est rare de voir quelqu’un montrer autant de sollicitude envers un parent éloigné. Vous deviez être proches ?
— Pas vraiment.
Ma réponse le prend au dépourvu. Il demeure interdit, muet dans son imperméable mastic. La pluie trempe lentement son chapeau de feutre. Il esquisse malgré tout un petit sourire forcé :
— C’est d’autant plus remarquable.
— Je ne le pense pas. C’est juste la dernière famille qu’il me restait.
L’instituteur hoche gravement la tête, mais ne me pose pas d’autres questions. Il se contente de me saluer :
— Je vous souhaite une bonne journée, mademoiselle Chaveau. J’espère que nous aurons l’occasion de nous recroiser…
Je le regarde s’éloigner, en songeant que je me suis conduite comme une sotte. Il constitue sans doute la seule compagnie avec laquelle j’aurais pu me trouver à mon aise, mais sa maladresse reflète la mienne. Un portrait en miroir peu flatteur.
En soupirant, je renonce à mon parapluie et prends le chemin du presbytère, bien décidée à rencontrer le père Étienne. Cette fois, je n’ai pas besoin de me meurtrir les phalanges sur la porte. À peine mon pas retentit-il sur le palier que le battant s’ouvre sur un homme en soutane, tout en rondeur, le nez chaussé d’une paire de lunettes à monture métallique.
— Ah, mademoiselle Chaveau ! Éva m’avait annoncé votre venue…
Un sourire fend son visage ; pourtant, j’ai l’impression que son regard me fuit. Quand vais-je rencontrer quelqu’un qui ne manifeste aucune gêne devant moi ? Car c’est cela qui me frappe, autant chez l’instituteur que chez le curé : malgré leur attitude cordiale, sincère en apparence, je les sens chargés d’un étrange embarras. À la différence de mademoiselle… ou madame Rochère. La fameuse Éva. J’avoue que sa franchise pleine de brusquerie commence à me manquer.
— Veuillez entrer… Nous vous attendions !
— « Nous » ?
Je me demande qui peut désigner ce collectif… mais je le saurai bientôt. Je franchis les murs de brique sans grand enthousiasme, mais avec la volonté d’en finir au plus vite.
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