#10

6 minutes de lecture

 Andreas jubile. Ce point qu'il vient de marquer était beau, je ne vais pas le nier. Mon fils termine sa quatrième année de tennis, et je dois dire qu'il a un très bon niveau. Il me met des balles de plus en plus astucieuses.

  • Alors, Papá ?
  • C'est bien, Andito. T'es bon.

 Je passe ma main dans ses épais cheveux indisciplinés en souriant. Nous récupérons nos sacs et prenons le chemin de la maison. Il sautille à mes côtés. On vient de claquer deux heures et demi de tennis, et il trouve encore l'énergie de sautiller ! Ce gosse me fait sentir mes trente-cinq ans très lourds sur mes épaules.

 À peine franchi le palier de la maison, il se précipite dans le salon où sa mère télétravaille, pour annoncer fièrement ses coups d'éclats. Elle le félicite. Quand j'ai connu Alix, elle ne savait rien de plus du tennis que le fait d'utiliser une raquette et une balle – mais, avec les années à mes côtés, elle a acquis un niveau de connaissance suffisant pour savoir se réjouir réellement des progrès de son fils.


 Je les écoute de loin. Cela fait maintenant huit ans que nous sommes séparés, Alix et moi. Nous avons connu tout un tas d'orages, d'éclaircies et de vents du nord avant d'accéder à notre relation actuelle : un ciel sans nuages. On s'entend bien, on est même complices. Depuis un an, nous sommes tous les deux célibataires et, après une dernière mise au point salutaire de ce que nous voulions, nous avons réussi à bâtir une jolie amitié. J'aime cette amitié. J'apprécie infiniment Alix, elle a une place particulière et indéfinissable pour moi, et j'espère sincèrement que ça ne changera jamais – rien que pour notre fils, cette entente est primordiale. Elle et Andreas vivent en France, d'où Alix est originaire, et ils viennent séjourner chez moi la moitié de chaque vacance scolaire. Nous passons toujours de chouettes moments ensemble.

 Alors qu'Andreas monte se doucher, je m'approche d'elle. Elle me dit, avec un peu de réserve dans la voix :

  • Son encadrant est très content de lui, au club.
  • Il a raison. Il est très bon.
  • Il veut le passer dans la catégorie au-dessus l'an prochain. Je ne sais pas trop quoi en penser, je voulais t'en parler.

 Je fronce les sourcils. J'ai déjà connu ça... pour moi. Mon entraîneur avait poussé pour que je m'entraîne plus assidûment, que j'adopte une hygiène de vie stricte, que je participe aux compétitions... ce que j'avais fait, docilement. Jusqu'à détester ce sport qui me faisait tant vibrer, parce que je ne supportais pas la pression des compètes et le rythme soutenu demandé. J'avais lâché les raquettes subitement, et n’avais repris qu'en loisir, à ma rentrée en école de kiné. J'avais repris le goût à tâter la balle, sans enjeux. Mes collègues de promo avaient vu que mon niveau les surclassait, mais n'avaient jamais vraiment insisté en voyant que je bottais en touche ce sujet. Finalement, savoir que j'étais embauché à la Fédération espagnole de Tennis n'avait surpris absolument personne. Sauf moi.

  • Il en dit quoi, Andreas ?
  • On ne lui en a pas encore parlé. Je voulais ton avis avant. Ça implique quoi, concrètement ?

 Je soupire en m'affalant près d'elle.

  • Je ne connais pas parfaitement le fonctionnement en France, mais ça ne doit pas être radicalement différent d'ici. Ça implique plus d'entraînements, une obligation d'y participer, un engagement à aller aux tournois, des déplacements, une rigueur dans l'alimentation et le sommeil aussi.
  • Wow. À dix ans seulement, ils exigent ça ?
  • Oui...
  • Ça a lieu quand, les tournois ? Il va louper l'école ?
  • Non, gamin comme ça, c'est uniquement sur les périodes de vacances.
  • Attends, attends... donc on ne pourrait plus venir te rendre visite durant les vacances ?
  • Ben... Ça me paraît compliqué à envisager.

 Elle roule des yeux.

  • Andreas n'acceptera jamais ça.

 Je m'abstiens de répondre. Moi non plus, je n'accepterai pas de ne plus le voir. Elle repère tout de suite mes réticences.

  • On ne peut pas dire oui à ça. Andreas a déjà un emploi du temps sacrément rempli, entre le tennis, le piano et le collège... où est-ce qu'on va caser trois fois plus d'entraînements, des déplacements je ne sais où sur des semaines entières, des venues en Espagne, et tout ça sans rogner sur son sommeil ? C'est impossible, Oscar.
  • Effectivement, si on veut tout conserver, ça ne va pas être possible.
  • Non. Donc, la réponse me paraît assez évidente, finalement.
  • Mais, Alix... On ne peut pas prendre une décision le concernant sans le concerter lui.

 Elle regarde vers la baie vitrée d'un air absent.

  • Évidemment. On en discute ce soir ?

 Je hoche la tête.

  • Eh, Alix. T’essaieras d'être neutre, hum ?

 Un sourire roublard étire ses lèvres. Alix est juriste : les beaux plaidoyers, elle maîtrise ça comme un art. Et pire encore, s'il s'agit de faire plier son fils : elle sait le manipuler avec finesse et talent. Je serai, comme d'habitude, le garde-fou des envolées passionnées de sa mère, si d'aventure elle se risque à exagérer ses arguments pour arriver à ses fins. Mais enfin, je sais aussi qu'elle a envie qu'il développe son esprit critique et ses réflexions, et qu'il sache agir pour son propre futur sans être trop dépendant de nous.

 J'entends Andreas fermer des portes là-haut. Il serait bien que j'aille me doucher à mon tour si l'on veut amorcer cette fameuse discussion. Je me lève.

  • Eh, Oscar ? Tiens.

 Elle me tend une enveloppe épaisse.

  • Qu'est-ce que c'est ?

 Elle sourit malicieusement. Ça n'augure rien de bon.

  • Tu me prépares quoi comme plan foireux, encore ?
  • Absolument rien, moi, mon cher. Mais c'est qui, cette fille ?
  • Quelle fille ?

 Elle hausse les sourcils avec une condescendance qui m'agace prodigieusement. Je regarde dans l'enveloppe. Oh ! C'est le discours que j'avais envoyé à Victoria. Elle l'a imprimé, l'a annoté, et visiblement...

  • Elle l'a apporté en main propre ?!

 Alix approuve avec un immense sourire goguenard.

  • Je réitère : c'est qui ? Première fois que je la croise, non ?
  • C'est, euh, c'est... (mais pourquoi je bafouille, crétin !) C'est Victoria, l'autre témoin du mariage de Cisco. Elle a pris contact avec moi pour préparer des animations.
  • Hum. Elle avait l'air surprise de me voir.
  • Ah ?
  • Genre, surprise pas jouasse.
  • Ah.
  • Elle ne sait pas que je suis ici ?
  • Je ne lui ai pas parlé de vous, non.
  • Non mais vraiment ? Pourquoi ?
  • Je ne sais pas, c'est ma vie privée, c'est pas intéressant pour elle.
  • Elle n'avait pas l'air indifférente au fait de voir une inconnue ouvrir la porte de chez toi. Je pense qu'elle aurait été fortement intéressée par quelques menues explications.
  • Et tu lui as dit quoi ?
  • « Merci, je donnerai à Oscar, bonne journée ». Comme je ne savais ni qui elle était, ni ce qu'elle savait, je suis restée la plus vague possible. C'est gênant ? J'aurai dû lui assurer que non non non, nous ne sommes pas en couple, qu'elle ne s'inquiète pas ?

 Une fois encore, les provocations d'Alix me piquent au vif.

  • Non, pourquoi elle serait inquiète de ça ? Je pense qu'elle s'en fiche complètement de qui tu es.

 Elle hausse les sourcils en ricanant.

  • T'es sûr de ce que tu avances, là ?
  • Bon, eh, c'est bon. On est témoins au même mariage, et on envisage des animations ensemble. Point barre. On discute par mail, je ne pensais pas qu'elle se pointerait en personne avec la relecture de mon discours.
  • QUOI ? C'est elle qui relit ton discours ? Pas moi ?!
  • Euh... je... Mais elle connaît mieux les mariés...
  • Tu rigoles ou quoi ? Elle connaît mieux que moi cette grande andouille de Cisco ?
  • Non mais tu le reliras aussi, c'est bien d'avoir deux avis.
  • Mouai... t'es aussi crédible que le Gouvernement français qui justifie ses cadeaux fiscaux aux entreprises tout en baissant les APL des smicards, Oscar.
  • 'vais m'doucher.

 Gonflante.

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