#73
Je termine le chargement de la camionnette. Nous avons vidé la salle, tout rangé, tout nettoyé. Ce week-end fantastique touche à sa fin. L'immense majorité des invités est rentrée, il ne reste que quelques irréductibles qui aident les mariés à plier bagages.
- Bon, eh bien, nous allons y aller à notre tour ! On ramène Victoria chez elle !
La mère de Victoria nous regarde, Cisco, Nina et moi. Nous la saluons en cœur, et en faisons de même avec son père. Derrière eux, Victoria est hésitante. Je capte le regard dépité qu'elle m'adresse.
Demain matin, je prendrai un train à six heures trente en direction de Madrid, puis filerai à l'aéroport pour embarquer vers New-York. Marc m'attend là-bas, et nous assurerons le tournoi de l'US Open durant trois semaines. La peine de Victoria, je la partage : nous ne nous verrons pas durant cette vingtaine de jours, et avec ces spectateurs autour de nous à l'instant, nous ne pouvons même pas nous dire un « au revoir » correct. Elle a tenté de repousser au maximum le moment où ils partiront du lieu des festivités, mais là, son père vient de décréter qu'il n'y avait plus d'aide à apporter et qu'il avait envie de rentrer – c'est que, il est déjà vingt heures, mine de rien.
Victoria vient faire la bise à Cisco, puis une longue et émouvante accolade à Nina. Elles se disent de jolis mots, combien c'était beau et combien elles sont heureuses. Je suis tout attendri. Enfin, elle se tourne vers moi. Nous allons jouer notre rôle une dernière fois, devant les parents de Victoria qui nous observent avec innocence, et devant les mariés tout neufs qui sourient de l'air de ceux qui sont dans la confidence.
- Oscar... C'était un plaisir d'être témoin à tes côtés.
- Plaisir partagé, Victoria.
- On a formé une belle équipe, tous les deux.
Je lève les yeux vers Cisco et Nina en répondant.
- Je crois que nos mariés sont contents, oui.
Ils approuvent, et tout le monde rigole. Victoria pose sa main délicate sur mon épaule, et je frissonne. Elle avance sa joue. Ah. Ainsi donc nous nous offrirons notre toute première bise, le soir de clôture du mariage. Là où auraient dû se jouer notre vrai adieu.
Elle appuie la bise plus que de raison. Mon cœur fait une embardée. Bon sang, c'est vraiment nul de devoir se séparer avec aussi peu de familiarités ! « Appelle-moi ce soir » lui glissé-je à l'oreille. Elle approuve d'un « Oui » à peine audible, puis s'éloigne sans me regarder. Bon. Je les observe se diriger vers la voiture, y prendre place, j'écoute le moteur vrombir et les portières claquer. Un soupir plaintif m'échappe sans que je ne le contrôle.
- Oh bah, alors ?, me demande Cisco avec une pointe d'amusement. Tu as l'air tristounet.
- Ouai.
- Tu la revois avant ton départ aux States ?
- C'est pas prévu... Je pars tôt demain matin. Elle dîne avec ses parents ce soir. On s'est dit que nous n'aurons pas le timing adéquat pour un bout de temps tous les deux.
Je fronce les sourcils. On a été optimistes de penser que l'on vivrait cette soirée sans encombres émotionnelles. Cisco et Nina me dévisagent avec compassion. Ça me met particulièrement mal à l'aise : déjà que je n'aime pas m'afficher, mais alors là, leur parler de ma peine, c'est vraiment très inconfortable pour moi.
- Bon... dis-je pour changer d'ambiance. Vous avez autre chose à ranger dans le camion ?
- Non, je crois qu'on a tout pris... Tiens ?
Nous levons la tête vers la sortie du domaine. La voiture s'est arrêtée, la portière arrière s'ouvre, et Victoria en sort. Pieds nus, elle dévale la pente en notre direction. Nous l'observons avec curiosité. Essoufflée, lorsqu'elle arrive à proximité de nous, elle annonce à haute voix :
- J'ai oublié quelque chose avant de partir !
- Ah ?
Aucun d'entre nous n'a le temps de nous risquer à lui demander « quoi ? ». Elle se jette sur moi. Je la réceptionne comme un boulet de canon, et ne réfléchis pas à une quelconque discrétion à assurer. Je l'entoure fort de mes bras, plonge ma tête dans son cou, laisse échapper un soupir à son oreille. Je n'ai plus conscience de nos spectateurs. Seul compte cette femme solaire et délicieuse qui nous offre l'au revoir que nous méritons. Elle recule sa tête, place ses mains sur mes joues, et nous nous embrassons. Les bises, ça n'était décidément pas fait pour nous, je crois.
Elle se décide à mettre fin à notre baiser, à mon grand regret. Je crois que je souris béatement.
- Passe un bon séjour, Oscar.
- Merci.
- Et j'espère fort, fort, fort, que ton équipe perdra dès le premier tour du tournoi : ainsi, tu seras de retour plus rapidement !
J'éclate de rire.
- Oh, ma conscience professionnelle m'empêche d'approuver vos propos, mademoiselle García.
Elle fait la moue.
- Je suis certaine qu'effectivement, tu as une très haute conscience pro.
- On ne m'a jamais reproché le contraire, en tout cas.
- Mmm... Je souhaite seulement une défaite, tu sais, pas une blessure ou je ne sais quoi de mal...
- Ah non, pas de blessure, non. Je devrai rester près des joueurs pour la rééducation, si cela arrive ! J'aimerais mieux éviter les prolongations.
- Oh oui ! Évitons !
Elle dodeline la tête d'un air mutin. Je ne peux m'empêcher de venir jouer avec quelques mèches de cheveux, les replacer derrière son oreille, effleurer sa carotide. Elle rigole et tressaute.
- Tu me chatouilles.
Je souris. J'ai adoré qu'elle fasse demi-tour ainsi, mais je ne me résous pas à la laisser retourner à la voiture, désormais. Je veux rester avec elle. Je veux l'emmener dans mes bagages. Je ne veux pas aller à New-York.
- Mes parents m'attendent... Je vais y aller.
Je hoche la tête avec résignation.
- Passe une bonne soirée, Victoria.
- Oh, elle sera excellente, parce qu'ils vont avoir une tonne de questions à me soumettre après ce qu'ils viennent de voir.
Je rigole, et j'entends Nina et Cisco en faire de même.
- Allez, va-t-en !, lui ordonné-je, dans un élan de raisonnable sorti de mes tripes.
Elle fait un pas en arrière, m'adresse un signe de la main, et s'en retourne à la voiture en haut de l'allée. Je la suis des yeux. Je me retiens de tout mon possible pour ne pas me jeter à sa suite. On est comme deux adolescents éplorés devant des adieux déchirants, c'est un poil ridicule peut-être. Je ne dis pas un mot, et mes voisins non plus. Nous la regardons simplement s'en aller dans un silence pesant. Enfin, d'une voix volontairement douce, Cisco me glisse :
- Je ne t'avais pas vu aussi affecté par une séparation depuis un bail.
Je hausse les épaules, et prends le temps avant de répondre.
- Un sacré bail, même.
- C'est quand que tu dois donner ta réponse à Marc pour son idée d'intégrer son équipe ?
Je pouffe de rire, et ose enfin croiser son regard. Il réussit à alléger le climat, au moins !
- Tu sais, Cisco... Un grand sage m'a dit « il faut arrêter de te saborder, Oscar ». Je crois que je vais suivre son conseil.
Tout sourire, mon ami se rapproche de moi et m’étreint chaleureusement.
Annotations