#82
Huit mois plus tard.
Je reviens une dernière fois sur les courts pour vérifier que tout est bien rangé. Parfait. Les gamins sont disciplinés et de bonne volonté. Je dégaine mon jeu de clés et verrouille le portail qui donne accès aux quatre terrains de terre battue de l'école de tennis d'Oviedo. Je lève le nez vers les arbres environnants. Le printemps est bel et bien installé dans la région. C'est la première année depuis longtemps où je peux l'observer chaque jour. Je suis ravi : je ne me lasserai jamais de la beauté de ma terre natale.
- Tes lifts laissent toujours à désirer, Oscar Vázquez.
Je bondis sur place et me retourne vivement. Attablé à la terrasse de la cafétéria attenante, un homme porte nonchalamment un verre à sa bouche. Je ne le vois que de profil, mais n'ai pas besoin de réfléchir. Rien qu'à la voix, j'ai su qui était mon interlocuteur. Je contourne la haie de buissons et m'approche.
- Bonsoir, Carlos.
- Quelle surprise de te revoir ici, Oscar. J'ai cru voir flou, il y a trois semaines. Le jeune Vázquez, raquette à la main, dans le club d'Oviedo ? Étais-je revenu dans le passé ?
Je ne peux m'empêcher de sourire.
- Ton fiston ?, demande-t-il.
- Oui.
- Il a le même jeu que toi. Il est doué au filet. Mais son coup droit est quelconque. C'est facile de le chahuter là-dessus.
- Oui.
- Heureusement qu'il a une bonne endurance pour compenser. Et le jeu de filet. Excellent, le filet.
J’acquiesce.
- Il joue ici depuis quand ? Je ne l'ai jamais vu avec l'équipe des minis.
- Il était là en invité. Il est licencié en France, chez sa mère.
Carlos secoue la tête.
- Et tu laisses les gabachos* nous piquer nos talents ?
Je lui réponds d'un sourire. Il me désigne la chaise en face de lui. J'hésite, puis me permets de m'y asseoir.
Juan-Carlos n'a pas tellement changé, si ce n'est des rides en plus et des cheveux en moins. Moi aussi, je suis projeté dans le passé, là. Il fait signe au serveur de renouveler les consommations, puis me dévisage en silence.
J'ai de vieilles tensions qui remontent à la surface. Des réminiscences d'un passé que je savais dormant, loin, loin en moi. J'avais appréhendé de revenir au tennis-club d'Oviedo, mais les locaux et les infrastructures ont déménagé depuis mon adolescence, et le personnel n'est absolument plus le même, alors mon « retour » avait été finalement facile. Il n'y avait guère que ces trois photos anciennes exposées dans l'espace salon du bâtiment qui me rappelaient ce temps-là, et me décrochaient un sourire nostalgique. Mais, là, j'ai d'autres souvenirs qui viennent à moi : les heures d'entraînement, les limites physiques à repousser, les critiques, le plafond de verre sur lequel on se fracasse tellement de fois, les trajets interminables, les défaites, les retours fatigués et dépités, l'exigence alimentaire, les douleurs, les questions, la sensation de vivre une vie parallèle aux autres et de les observer sans pouvoir y participer. Tellement de poids à porter pour quelques médailles. Des poids qui étaient trop lourds pour moi.
C'est là que se joue la carrière d'un champion.
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* gabachos = surnom queles espagnols donnent aux français
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