#84

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  • Oscar, tu es quelqu'un de bien. T'étais un chouette môme, et tu es un chouette adulte.
  • Qu'est-ce que tu en sais ?
  • Ils le disent, ici. Ils sont très contents de ta présence auprès des jeunes. Pour ton professionnalisme, et aussi pour ta posture. Tu apportes un regard et une expérience qui plaît.
  • Oui, enfin... La Fédé leur a dit pour ma participation auprès de Marc l'an dernier, ils ont été conquis avant même de m'avoir vu travailler, ce n'est pas forcément glorieux... Pourquoi tu rigoles ?
  • Effectivement, Oscar, tu n'es pas capable d'envisager que les gens reconnaissent tes qualités sans s'arrêter seulement à ton CV ?

 Il me laisse sans voix, sur ce coup. Alors que je suis, moi aussi, de plus en plus à découvert, il enchaîne :

  • Tu n'as parlé à personne de ton parcours Junior, hein ?
  • … Non. Je n'en vois pas l'intérêt.
  • Bien sûr. Des fois que quelqu'un se risquerait à encore te féliciter et t'admirer, vaut mieux esquiver les compliments, t'as raison.
  • T'es vraiment gonflé de me dire un truc pareil.
  • Mais j'ai toujours été ton premier admirateur, moi. Je ne m'en suis jamais caché.

 Il a l'air amusé de me voir aussi mal à l'aise, puis il fronce les sourcils avec un air curieux :

  • Dis-moi un truc : pourquoi t'es devenu kiné ?

 Ah, ben ça. Je suis pris de court par la question, mais, en même temps, il n'y a rien d'étonnant à ce qu'il me la pose.

  • Eh bien... Quand j'ai réintégré le parcours lycée classique, j'ai été un peu paumé. J'avais loupé tellement de cours et de temps de travail que je n'avais pas un niveau brillant, tu sais bien. Je ne me voyais pas me lancer dans des années d'études à bachoter alors que j'en avais perdu l'habitude depuis des lustres. Et puis, qu'est-ce que j'aurai foutu dans un bureau à réfléchir sur des projets, prendre des décisions et donner des ordres ?
  • Pourquoi kiné et pas mécano ou... je ne sais pas, fleuriste ?
  • … Je n'avais pas du tout envisagé de garder un pied dans le milieu, si c'est ce que tu veux insinuer.
  • Alors, explique-moi. Je veux comprendre.

 Je soupire.

  • Quand j'ai fait la rééducation pour mon poignet, j'ai... sympathisé avec la kiné qui m'a pris en charge. C'est elle, la première à m'avoir fait parler de tout ce que je ressentais. C'est elle la première à m'avoir dit que je ne devrais pas continuer si je n'en avais pas envie. Que j'avais le droit de ne pas partager l'enthousiasme des autres et de vouloir arrêter. C'est elle, la seule à m'avoir félicité de raccrocher. Tu n'imagines pas le bien que ça m'a fait, de l'avoir à m'écouter. Alors, quand au lycée, on nous a demandé ce qu'on aimerait faire l'année d'après, j'ai répondu « écouter ». Tout le monde a rigolé. Mais je suis resté avec cette idée-là. J'ai bossé pour passer les PAU* : j'en ai bavé, vu mon niveau. J'ai bûché des heures comme un acharné. C'était pas gagné, mais je les ai obtenus et j'ai pu avoir une place à l'Université. Après, ben... cours, stages, diplôme.
  • Et Centre de formation de la Fédération espagnole de tennis. Par le plus grand des hasards.
  • … J'y avais fait mon dernier stage. J'ai bien accroché avec l'équipe en place, et ils ont voulu me garder après mon diplôme. J'ai vu la place que je pouvais avoir, auprès d'ados qui étaient moi à peine quelques années avant. J'ai signé.
  • Et tu aimes ce que tu fais ?
  • Il n'y a pas un jour où j'ai regretté. J'observe, j'accompagne, j'encourage. J'écoute. J'aime ça, oui.
  • Bah alors, tu le vois, que t'es un adulte chouette.

 Je reste une fois de plus silencieux. Ça me paraît irréel d'entendre ces mots dans sa bouche à lui.

  • Ils m'ont dit que tu avais accepté d'être entraîneur pour les minis le samedi ?
  • Oui. Entraîneur, entraîneur... ils ont cinq ans ! Je suis un accompagnateur, plutôt.
  • Oscar, ah ! On dirait que parler de compétition est insultant, dans ta bouche.
  • On dirait que s'amuser sans arrières pensées l'est dans la tienne.
  • Et tu t'amuses ?
  • Avec les petits ? Oui ! Ils font n'importe quoi et on passe plus de temps à courir après les balles qu'à jouer, mais c'est marrant, oui. Et quand l'un d'eux réussi à passer une balle par-dessus le filet, l'émerveillement sur leur visage, ça n'a pas de prix. C'est ça, qui m'anime, Carlos. L'émerveillement que procure un joli coup. Rien d'autre.
  • C'est une belle philosophie.
  • Je crois aussi.
  • Donc : tu es reconnu par tes collègues, tu es bon avec les petits, tu es bon avec les grands aussi. J'ai discuté avec eux, ils t'apprécient beaucoup. L'encouragement, l'accompagnement, l'écoute : ils te le reconnaissent.
  • Mais... tu m'espionnes ou quoi ?
  • Oui, on peut dire ça. Depuis trois semaines, je viens le plus souvent possible en espérant te voir. Lorsque tu es là, je n'en rate pas une miette. Et quand t'es absent... je leur pose des questions sur toi.
  • … Pourquoi tu fais ça ?
  • Pour essayer de capter qui tu es devenu. Et parce que tu me fascines toujours autant. Ce ne sont pas des paroles flatteuses, quand je te dis que tu es quelqu'un de chouette. J'ai pu le voir par moi-même. Je te regarde même jouer avec les adultes, le Jeudi soir. Tu les surclasses tous, mais certains ont captés tes points faibles. Tes lifts, Oscar, ils sont mauvais.

 Il me pointe du doigt avec un sourire malin. Je lève les yeux au ciel.

  • Joder, tu restes des heures le cul sur cette chaise, en fait ?
  • Je n'ai rien de mieux à faire. Tu sais, je suis divorcé, mes gamins sont grands et loin, je n'ai personne qui m'attend en rentrant. Alors, je ne suis pas plus mal ici qu'ailleurs. D'ailleurs, toi, tu n'as pas quelqu'un qui t'attend ? Pas la mère de ton fiston, d'après ce que je comprends, mais peut-être une autre personne ?
  • Effectivement, on m'attend pour dîner.
  • Et elle s'intéresse à toi pour autre chose que les médailles d'or et les Roland-Garros gagnés ?
  • Elle en a rien à foutre. Ça lui glisse sur le dos.
  • Parfait. Alors, tu ne devrais peut-être pas rester avec un vieux schnoque qui appartient à une frange de ton passé qui ne te fait pas du bien, et t'en aller retrouver un présent qui te rend heureux. Enfin, je l'espère ?
  • Oui.
  • Très bien. Va t'en, Oscar.

 J'hésite, puis finalement me lève. Il se racle la gorge.

  • Eh, dis...
  • Quoi ?
  • Tu reviendras jouer avec ton fiston ? Je suis curieux de le voir évoluer.
  • … Seulement si tu promets de ne pas émettre d'avis sur son avenir dans le milieu.
  • Tu me lances un sacré challenge, là, Oscar.
  • Et alors quoi ? Tu seras trop faible ou trop lâche pour relever le défi ?
  • Oh oh ! C'est un joli coup envoyé.
  • Je te laisse y réfléchir. Quelque chose me dit qu'on va se revoir, de toute manière, non ?
  • Oh que oui, mon garçon. Oh que oui.
  • Dans ce cas... Bonne soirée, Carlos.
  • Bonne soirée, Oscar.

______

* PAU = « Pruebas de Aceso a la Universidad » : tests d'accès à l'université.

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