#9

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 Ça a été un casse-tête pour caler un tête-à-tête avec Victoria avant l'arrivée d'Andreas et Alix, mais j'ai réussi. Initialement, je devais les attendre à l'aéroport de Madrid, et nous aurions pris ensemble l'avion pour les Asturies. Finalement, ils se débrouilleront seuls – aucun souci pour Alix qui fait le trajet Nantes-Oviedo les yeux fermés depuis des années – et moi, j'ai sauté dans un train de nuit pour rencontrer Victoria le dimanche matin avant d'aller récupérer mes Français vers treize heures. Je suis fatigué : ces huit derniers jours ont été avares de temps de sommeil.

 Je toque à la porte. Elle apparaît presque instantanément. Elle me donne toujours la sensation d'être légère comme une plume, et d'atterrir plus que de marcher. La danse lui sied sûrement comme un gant.

  • Salut ! Entre, viens.
  • Salut, Victoria.

 Elle me regarde, semble amorcer un mouvement en avant, mais se ravise. Mince, c'était maintenant, la bise ? Ça y est, une rencontre et trois coups de téléphone, c'est le palier d'intimité suffisant pour ça ?

  • Hum, euh, tiens.
  • Oh ! Encore ? Mais... il ne fallait pas...

 Je lui souris. Elle rosit encore – évidemment – et déballe avec curiosité le paquet. Un large sourire se dessine sur son visage. Je me dis que c'est le premier grand sourire que je vois d'elle. Les autres étaient timides, discrets, presque désolés. Celui-là respire la joie et la sincérité. Il est beau.

  • Des almendrados, de ce que je lis ?
  • Euh... oui ! C'est ça. Ce sont des biscuits à la poudre d'amande, tout simplement. Ils sont marrants, parce qu'ils s'effritent en bouche, comme des polvorones*.
  • Spécialité locale ?
  • Oui... de Villena, près d'Alicante.
  • Merci beaucoup, Oscar !

 Elle me regarde, reste étrangement statique, semble hésiter... puis fait un pas en arrière.

  • Je te propose un café ?
  • Oui ! Parfait, oui.

 Je vais avoir besoin de la cafetière en perfusion.

  • Oh, waouh ! Ha ha ha !
  • Je suis désolé... je suis un peu fatigué...

 On a bien du mal à calmer notre fou-rire. Cette séance de répétition se passe à merveille. J'étais tendu à l'idée de jouer ce rôle de crétin profiteur et fainéant, mais finalement, Victoria a su créer un climat tout à fait confortable et la scène se joue naturellement entre nous. J'admire son jeu. Je la trouve très douée. Elle joue la surprise, l'agacement ou le sarcasme avec brio. C'est bien étrange de voir de tels traits de caractère émaner de cette femme discrète et réservée. Au fur et à mesure des répétitions, elle se permet des tons plus âpres, des gestes vers moi, des regards appuyés, et je me sens de plus en plus à mon aise. Maintenant, même, sur mes réponses, elle hausse un sourcil de surprise ou m'encourage d'un de ses sourires fantastiques, et je me sens comme un gamin qu'on applaudirait après qu'il eût récité l'alphabet pour la première fois.

 Mais, là, je me sens faiblir. Ma réserve d'énergie arrive à épuisement. Je jette un œil à l'horloge au loin : quasiment midi. C'était ma dead-line pour aller chercher Alix et Andreas à l'aéroport. Et, de toute manière, si je ne suis plus capable de parler correctement, autant s'arrêter.

  • Bon, hum... Je crois qu'on devrait stopper là., proposé-je.
  • Oui ! Deux heures de répètes, c'est énorme ! On a bien bossé.
  • C'est vrai ? Tu es contente ?
  • Oh oui ! Je te sens bien, là.

 Je devrais approuver, mais mon esprit considère des interprétations à cette phrase que je ne maîtrise pas. Elle aussi, visiblement : le rose envahit de nouveau ses joues, et pas qu'un peu.

  • Euh, non mais je voulais dire, je te sens bien dans ton rôle. Tu as l'air à l'aise, et enfin, je... je... oh...
  • Oui. Très bien. Je me sens bien, oui.

 J'essaie d'adopter un ton ferme qui mettrait fin au malaise. Je tente même d'ajouter un truc gentil.

  • J'ai une professeure très douée.

 Elle arrondit la bouche sans un mot, puis détourne le regard. Ah bah merde. J'ai clôturé un malaise pour en réinstaller un autre, visiblement. C'était un petit compliment banal pour lui faire plaisir, c'est tout. Comment peut-on rosir autant ? Bon, je n'ai plus le temps de tergiverser. J'y réfléchirai sur la route.

  • Hum, je dois te laisser.
  • Ah ? J'aurais pu t'inviter à manger...
  • Non, je suis attendu.
  • D'accord. Il y a souvent des gens qui t'attendent.

 Je reste interdit sur cette remarque. Comment dois-je le prendre ? C'est un reproche ? Une expression étrange traverse ses traits fins, qu'elle balaie vite en remontant ses yeux vers moi et affichant un sourire totalement factice. Son premier sourire que je n'aime pas.

  • Je ne vais pas te retenir alors !
  • Non ! Sinon, je vais être en retard.

 C'est vrai, mais c'est terriblement indélicat ça, Oscar.

  • Bien sûr. Vas-y.

 Elle semble franchement déçue, en fait. Bah merde, alors.

  • Euh, on va se revoir ?, tenté-je. Pour répéter encore, je veux dire.
  • Oui ! Bah écoute, moi je n'ai que certains week-ends de garde qui me bloquent. C'est plutôt toi qui m'a l'air bien occupé.
  • Oui... Je te redirai mes prochaines dispos à Oviedo, d'accord ?
  • Voilà. On fait ça. Et je m'adapterai à toi.

 J'aimerais lui expliquer que j'ai la terrible impression d'imposer mon rythme de vie avec de gros sabots, et que j'en suis désolé, mais je n'ai foutrement plus le temps de discuter. J'ouvre la porte et gagne le couloir. Je me retourne : elle est dans l’embrasure, les bras croisés sur sa poitrine, son pied droit glissant délicatement sur son mollet gauche. Elle semble aérienne, ainsi. Je remonte mes yeux vers les siens. Elle a vu que je l'observais. Elle rosit encore en pinçant la bouche. Dis quelque chose, Oscar. Ne te casse pas comme ça.

  • Euh, je me disais...
  • Oui ?
  • Est-ce tu accepterais de lire mon discours ? Je veux dire, comme tu écris bien et tout... tu saurais me donner un bon avis, je crois.
  • Ah ? D'accord, pas de problème ! Tu me l'envoies ?
  • Oui ! Je te l'enverrai.
  • J'ai du temps libre cette semaine.
  • Ah. Euh... Merci, Victoria.

 Cette semaine...

 Bien. Reste plus qu'à l'écrire, ce discours, quoi.

______

* polvorones = petits gateaux espagnols, souvent à l'amande ou à la cannelle, qui ont la particularité de s'effriter.

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