#20
Je suis surpris de la température parisienne : même pas quinze degrés, au 23 Mai ? Je jette un œil aux autres : on fait tous le même constat, apparemment. Marc grimace.
Je l'aime bien, Marc. On a un an d'écart, jour pour jour, et on se connaît depuis l'adolescence : on participait aux mêmes championnats quand nous étions Juniors. Nous nous sommes affrontés, nous avions un niveau similaire et j'ai quelques victoires à mon actif contre lui. Il avait continué sa carrière jusqu'à devenir pro, alors que moi, je raccrochais ma raquette. Il ne s'est pas spécialement démarqué dans les tournois ATP simple, mais il s'est révélé excellent en double. Il a eu Marcel en duo durant plusieurs années, mais cette saison, c'est avec Feliciano qu'il bosse. Ça marche bien entre eux deux, ils forment une bonne paire. Feliciano aussi a notre âge, et fut mon adversaire à quelques reprises à l'époque. Ça a un côté étrange de se retrouver tous les trois, aujourd'hui, prêts à affronter ce qui nous faisait rêver gamins : le tournoi de Roland-Garros.
La première soirée se déroule sous le signe de la convivialité et des souvenirs. Immanquablement, nos exploits d'adolescence refont surface et on ne manque pas de rire ensemble de ces anecdotes communes. Le reste du staff écoute avec attention. L'ambiance avec le groupe « double » est plus détendue que ce qui peut se vivre chez les joueurs en simple : la pression de la presse, des sponsors et donc, de la Fédé, est moindre. J'en suis ravi. Tout ce cirque, c'est exactement ce que j'ai fui il y a dix-huit ans.
- Pouah ! Je suis vanné putain !
- Les mecs, vous avez cartonné !
- Ouai, on était bons hein ?
- C'était une très belle confrontation.
C'est un peu l'effervescence dans le vestiaire. Je réalise les premiers gestes de soin post-match, mais l'essentiel de mon travail se fera à l'hôtel, durant toute la soirée. Je laisse les gars sur leur petit nuage. Au tour précédent, ils ont réalisé le joli coup d'éclat d'éliminer la paire numéro Une mondiale, des français qui plus est. Sur ce quart de finale, ils ont été chahutés par deux autres français, des Wild Card* qui n'avaient pas beaucoup plus de prétentions qu'eux et pourtant, nous avons assisté à l'un des plus beaux match de la quinzaine double.
- La demie maintenant ! Yes !
Ouaip, la demi-finale. Ben dis donc... on n'osait pas vraiment parier dessus, et on y est. C'est marrant parce que, quand on arrive en tournoi sans ambitions, on prend chaque marche gravie comme elle vient. Mais la demi-finale, elle a un statut spécial. Parce qu'elle est le dernier rempart avant le but ultime. La finale est là, juste derrière, à portée. Ce n'est pas rare que ce soit le moment où les joueurs trébuchent : ils se mettent soudainement la pression, et cumulé à la précipitation de se voir dans la dernière manche, ils négligent l'avant-dernière étape.
On n'a pas beaucoup le droit de relâcher : le match sera demain, et les adversaires sont classés troisièmes mondiaux.
- On affrontera les frères Bryan en finale.
- T'as le match de demain avant la finale.
- Ouai, ouai, je sais. Je dis pas que c'est gagné, hein. Mais pour eux, ça l'est. C'est certain qu'il y aura les Bryan en finale.
- On verra, les surprises en tennis, c'est pas rare.
- Les Bryan, Oscar !
- On va dire que sur le papier, effectivement, ils sont largement favoris. Mais qu'avant de regarder le match d'à-côté, penses au tiens. Un adversaire à la fois.
- Oscar, la prudence incarnée hein ? Tu t'autorises à flamber un peu, des fois ?
Je souris. Ça dépend : dire oui pour danser un morceau de salsa à un mariage en compagnie d'une quasi-inconnue à propos de laquelle je n'arrive pas à rester indifférent, ça compte dans le « flamber » ?
- Si on les affronte, ils seront largement favoris face à nous aussi.
- Ah. Donc si j'en crois ta façon de penser, vous perdez la finale ?
Marc m'adresse une magnifique grimace.
- Non, non. La surprise, c'est nous qui la portons, Oscar. On a éliminé les numéros Un, on va éliminer les numéros Trois, et en finale, on écrasera les numéros Cinq. Nous, les deux gars qui jouons ensemble depuis seulement six mois. Bim Bam Boum !
Je rigole. Je sais que malgré ce discours faussement confiant, Marc a la tête sur les épaules.
- On ne les écrasera pas. On va galérer, en fait. Hein, qu'on va galérer ?
- Pas forcément. Mais t'es à Roland, en demie : sûr que t'es pas dans une balade de santé, Marc. Les matches peuvent vite devenir âpres.
- Mmm. T'sais quoi ? J'suis pressé d'être à demain.
Les sportifs ont ça d'incroyable qu'ils ne sont jamais vraiment rassasiés de leurs exploits. Toujours plus, encore et encore.
- Eh, ça te manque pas, tout ça ?
- Ça quoi ?
- Les matchs, l'adré, l'adversité, le goût de la victoire !
- Non. Absolument pas. J'ai ma dose d'adré et le goût de la victoire quand je vous accompagne. Les matchs... je joue à Madrid, tu sais. Peinard, avec des mecs de tout horizon qui viennent pour se changer les idées après le boulot. L'adversité est modérée, on n'a aucun enjeu, c'est parfait.
- Tu ne te dis pas que tu aurais pu être à notre place ?
- Je me dis que je suis à la mienne, et elle me va très bien.
- … J'suis content de faire Roland avec toi, Oscar. T'es un mec précieux.
- Merci Marc. Ça me touche beaucoup.
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* Wild Card : au tennis, désigne un joueur qui participe à un tournoi sur invitation spéciale, alors que son classement ne lui aurait pas permis d'être présent.
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