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Théo m'ignore depuis notre conversation houleuse il y a deux jours. Il ne m'adresse plus un mot, malgré mes tentatives pour détendre l'atmosphère. Rien ne fonctionne. Il m'en veut, et je me déteste pour cela. J'ai besoin de lui, surtout dans cette épreuve qu'est le mariage. Je ne peux pas la surmonter seul, j'ai besoin qu'il me réconforte et me rassure en me disant que tout ira bien. Sauf que tout ne se passera pas bien, parce qu'il n'est pas à mes côtés.
Le soir, alors que j'ai l'occasion de lui parler de ce sujet, il ne me répond pas. Il passe devant moi comme si je n'existais pas, comme si je n'étais qu'un fantôme. Je suis dévasté, parce que mon meilleur ami me déteste. Et voilà que les choses se compliquent davantage : Daphné doit passer à l'armée cet après-midi pour officialiser notre fausse relation. Mon père a hâte, il ne parle que de cela : « Et tu as intérêt à te tenir correctement », « Ne me fais pas honte », « Tu dois avoir l'air d'un vrai sous-lieutenant, fier et assuré », et d'autres reproches qui me font me sentir minable. D'habitude, Théo me disait l'inverse de ce que mon père me blâmait. Non, je ne suis pas un faible ni un raté. Mais depuis deux jours, il me laisse seul dans mon désespoir. Oui, je suis désespéré parce que je vais rencontrer pour la première fois Daphné, et je vais devoir faire croire à tout le monde que je suis fou amoureux d'elle. Ce n'est crédible pour personne. Certes, j'ai eu quelques missions à Valoria, mais rien d'assez long pour tomber amoureux de la princesse du pays. Déjà, comment aurais-je pu la rencontrer ? Cela n'a aucun sens. Mais pour mon père, c'est le plan parfait, alors soit. Admettons que cela marchera.
Daphné est venue chez nous, accompagnée de mon futur beau-père et de gardes du corps, tous vêtus de noir, ce qui contrastait avec notre uniforme vert kaki. Nous sommes dans le bureau de mon père, avec Théo à mes côtés puisqu'après tout, c'est le Général, le plus haut gradé de notre armée. Et puis, je suppose que mon père savourait la souffrance de Théo. Il veut voir son visage se décomposer à l'idée que toute cette histoire devienne concrète. Il allait être déçu, car Théo ne montre jamais ses émotions. Il a ce pouvoir de rester impassible, peu importe la situation, même au bord de la mort.
Je suis assis à côté de Théo, perpendiculaire au bureau où se trouve mon père. Mes bras sont parallèles à mon corps lorsque je sens quelque chose de doux caresser mon auriculaire. C'est la main de Théo qui tente discrètement de me réconforter. Il a rapproché sa main près de la mienne, et bien que j'aurais pu la saisir, je choisis de ne rien faire. À la place, je tourne mon visage vers le sien, nos yeux se rencontrent, et il esquisse un léger sourire qui semble dire : "Ça va aller." En effet, cela devrait aller maintenant que Théo est avec moi.
Cependant, quelqu'un toque à la porte, interrompant notre rapprochement. Je suis déçu, car j'aurais souhaité que ce moment dure éternellement. Mais la réalité me rattrape. C'est le père de Daphné, Eric Aubertin, qui entre, suivi de près par trois gardes du corps et de Daphné elle-même. Elle est d'une beauté stupéfiante, avec des cheveux noirs et lisses qui descendent jusqu'à sa taille, un teint parfaitement blanc sans aucune tache de rougeur, des sourcils fins qui mettent en valeur son regard, et des yeux noisette qui tirent vers le vert. Elle est bien trop magnifique pour quelqu'un comme moi, ce qui rend notre relation encore moins crédible. Pourquoi une femme aussi éblouissante qu'elle voudrait-elle d'un homme aussi peu séduisant et inintéressant que moi ? Nous sommes opposés à bien des égards : j'ai un nez imposant, des lèvres pulpeuses, des sourcils épais, des yeux noirs profonds sans âme, mon visage est lourd et déséquilibré. Sans oublier la cicatrice près de mon œil droit qui tranche avec mes fossettes.
Le visage de Théo se ferme immédiatement, son expression devenant sérieuse, voire agacée. Je sens sa contrariété dans son regard. Je passe rapidement ma main dans son dos pour tenter de le calmer. Il pensait que tout irait bien. Alors, il n'y a aucune raison pour que ça se passe mal.
Mon père se lève et tend la main en disant :
— Eric.
Eric répond en serrant la main de mon père et dit :
— Joseph.
Ils agissent comme s'ils étaient de vieux amis se retrouvant après dix ans, bien qu'ils se connaissent déjà grâce à leurs affaires d'alliance. Cependant, les qualifier d'amis serait exagéré. Pourtant, c'est la première fois que je vois mon père sourire depuis toujours. Apparemment, c'est ainsi qu'il est quand il est comblé. Et il a de quoi l'être, car il vient de ruiner ma vie.
Mon père ajoute :
— Voici mon fils, Norio Thornfield. Comme vous pouvez le voir, c'est un grand gaillard.
Je détourne le regard pour montrer ma réticence à cette idée. Je ne veux pas me marier, bon sang ! Daphné croise les bras et fronce les sourcils, manifestement mécontente de mon apparence. Comme je l'ai dit, je me trouve laid. Personne ne voudrait jamais de moi. Ma seule chance d'être marié un jour est ce mariage arrangé. Cependant, je m'étais habitué à l'idée d'être seul, pensant que je ne trouverais jamais quelqu'un. Mais voilà que mon destin me surprend encore et me contraint à une relation qui me répugne. Daphné soupire, manifestant autant d'agacement que Théo.
— Non, mais c'est une blague. Regardez-le. Même lui ne veut pas de ce mariage.
Cela semble fort étonnant. J'avoue que je n'avais jamais réfléchi à ce que Daphné peut penser de ce mariage. À première vue, elle semblait tout aussi dégoûtée que moi. Je pense que ce n'est pas tant moi qui l'irrite, mais bien le mariage en lui-même. Ou peut-être un peu moi aussi. Je suppose que si on lui avait dit qu'elle se marierait avec Théo, elle aurait accepté avec joie. Tout le monde veut se marier avec Théo. Il a sa propre fanbase et est réputé pour son charisme. Il est un sex-appeal pour les femmes et un modèle pour les hommes. Tout le contraire de moi. C'est peut-être pour cela que nous nous entendons si bien.
Eric grogne, manifestement agacé par l'attitude de sa fille. Pour ma part, je la comprends. Je ne peux que la comprendre.
— Daphné ! Tu le feras, et puis c'est tout.
— J'espère, père, que vous aurez honte d'avoir gâché ma vie !
Daphné semble bien différente de ce que l'on peut voir dans les médias. Elle, qui paraît si douce, calme et gentille, est enragée, agressive et mauvaise. Mais je ne lui en tiens pas rigueur. Face à ma future femme, la colère monte aussi en moi. Je ne veux pas me marier, je vous le jure, de tout mon être.
Théo fait un pas en avant, croise les bras à son tour, et je le sens prêt à exploser. Je ne peux rien faire pour le calmer devant mon père. Je peux seulement observer la bombe à retardement arriver à son terme.
— Enfin, Thornfield, vous n'allez pas marier votre fils à ça !
— À ça ? Daphné hausse le ton. Non, mais pour qui il se prend, celui-là ?
— Oui, tu n'as l'air d'être qu'une garce pourrie gâtée.
Oh, c'est irréversible. Théo l'a fait, il l'a dit. Il quitte la pièce en claquant la porte derrière lui. Je me sens seul, démuni, car il est parti en me laissant derrière comme un vulgaire mouchoir à jeter. Je suis un peu surpris par ce qu'il vient de dire, comme nous tous ici présents. Un grand silence s'impose. Personne n'ose répliquer, car il n'y a rien à répliquer. Puis, au bout d'une vingtaine de secondes, Daphné brise enfin le silence :
— Non, mais vous avez entendu ça ? C'est qui, lui, monsieur le coincé du...
— Daphné ! La coupe Eric. Tu en as assez fait comme ça.
Je n'ai pas prononcé un mot depuis que je suis entré dans le bureau de mon père, submergé par l'angoisse à l'idée que ce mariage devienne réalité. Cela ne dérange personne que je reste silencieux. En réalité, plus je me fais discret, moins mon père sera enclin à me faire des reproches. C'est ainsi que l'on doit agir avec lui : se taire et se laisser faire, peut-être alors il ne me frappera pas. Mon père reprend la parole :
— Très bien. Laissons cet incident de côté. Théo n'a probablement pas pensé ce qu'il a dit, il est simplement un peu irrité, peut-être à cause du manque de sommeil. Maintenant que vous vous êtes vus, Daphné et Norio, nous allons annoncer officiellement votre relation au peuple.
L'angoisse m'envahit, et je préférerais mourir sur-le-champ. C'est à ce point. Parce que je préférerais mourir plutôt que d'affronter cela. Mais je n'ai pas d'autre choix, à moins de trouver une arme et de me tirer une balle dans la tête maintenant, mais je n'en ai pas à portée de main. Alors, je dois le faire, me montrer au grand jour, avec la femme de ma fausse vie à mes côtés.
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