Pětra la Pétoche (1/2)
— Dis donc, Džunkovskí, viens voir, il faut qu'on cause !
Piotr sursauta en entendant la voix du premier adjudant Georg Fronovskí. Le temps de la haine cordiale entre les deux sous-officiers était passé, mais le sergent gardait une profonde méfiance envers son aîné. Il se rappelait encore des paroles toutes délicates de « la Vieille » avant son départ pour sa première mission de nuit. Lorsqu'il avait demandé pourquoi il avait été désigné en dépit de sa faible expérience, le juteux avait répondu avec un sourire mauvais : « Parce que t'es le plus con. Si tu te plantes, ça sera pas une grosse perte ! ». Et justement, il s'était planté ! Non par maladresse mais à cause de son passager, un officier incompétent et imbus de son autorité. Naturellement, l'adjudant avait préféré l'accabler, lui, le cocher. C'était sans doute plus facile... et plus à sa portée. Alors que son supérieur l'entraînait dans un coin reculé du terrain, Piotr se demandait donc ce qu'il allait lui reprocher. Finalement, l'imposant juteux se retourna. Son regard balaya le sous-bois. Les tentes de la mécaniques, derrière eux, semblaient en effet assez loin pour qu'on ne les entendît pas. Un grognement de satisfaction précéda la reprise de la discussion.
— Il nous file un mauvais coton, Pětra la Pétoche ! lâcha-t-il sans préambule.
— Bah, c'est peut-être comme Romǒvskí, il a la jaunisse... grinça Piotr sur ses gardes.
— Arrête tes conneries, le coupa son supérieur, Romǒvskí a vraiment chopé l’appendicite pendant la Petite Guerre. Et tu remarqueras qu'il n'a pas été malade jusqu'à maintenant. Par contre, Petrovskí, lui, il revient toujours à cause d'une panne... qu'étrangement ses mécanos ne confirment jamais. Son mitrailleur et lui étaient d'ailleurs en train de s'engueuler à cause de ça. J'ai dû les séparer, il allait se taper dessus !
— Soit ; mais pourquoi m'en parler, à moi ? C'est pas mon soucis si Petrovskí se débine !
— Il est membre de ta section, crâne d'obus ! Quand est-ce que tu vas comprendre que t'es plus à l'école ?! Ça t'a pas suffit que ton ancien capiston te punisse en « volant » ta victoire ?
Le vieux sous-officier enfonçait une lame dans une blessure mal cicatrisée. Il le savait, mais il continuait. Piotr l'entendait pérorer et sentait la rage l'empourprer. Son cœur accélérait et son sang sous pression bouillait dans ses veines, tendait muscles et crispaient ses poings. Et l'autre continuait, mêlant la moraline à son discours culpabilisant :
— On vole en équipe. Si ton ailier te foire dans les pattes à chaque coup, vos attaques seront moins efficaces, votre défense aussi. C'est ce qui est arrivé quand tu as attaqué ton Weiss Manfréd sans ordre. Si t'avais fait ton boulot, tu aurais vu les chasseurs qui vous sont tombés sur le paletot et...
— J'ai compris, tout était de ma faute, j'ai eu de la chance de m'en tirer à bon compte ! explosa l'enfant terrible. Je croyais qu'il fallait plus parler de cette histoire !
Il resta quelques instant haletant, presque hébété, avant de reprendre sur un ton plus mesuré mais d'où une colère rentrée perçait, voulant interdire toute réplique :
— De toute façon, les Popoffs ont plus rien à nous envoyer avec ce qu'on leur a mis les premiers jours.
— Parce que tu crois qu'ils ont pas gardé des réserves ! le tança Fronovskí avec un sourire ironique.
Le commandant avait en effet dû se parachuter en territoire ennemi après que son appareil eût été abordé par un I-16 téméraire. D'après les bruits de roulante, des Allemands en avaient aussi fait les frais... Fedor Rastenko avait été vu courir se réfugier dans un bois. L’espoir qu’il rejoindrait s’amenuisait cependant de jour en jour. C'était un coup rude. L'officier avait reconstruit l'unité étrillée durant la Petite Guerre. Avec les vieux Letov, certes remotorisés, il avait préparé ses hommes à l'arrivée des modernes Breda. Il avait réussi à faire un amalgame cohérent entre les anciens et les jeunes sortis d'école, sans oublier le transfuge réfractaire qu'était Piotr. Mieux ! Le commandant Rastenko s'était appuyé sur ses compétences de chasseur, son habitude à piloter un avion « rapide » pour former le reste de son escadrille. Un trou béait à la tête de la formation. Cependant, le juteux au crâne en peau de fesses de bébé devenait pénible à avoir réponse à tout. Lors de sa formation de base, Piotr avait appris qu'un chef faisait faire. Son supérieur déployait des trésors d'ingéniosité pour abuser de cette maxime.
— Et pourquoi, ça serait à moi ! Pourquoi vous vous en occupez pas vous-même ?
— Tête de piaf, tu m'as bien regardé ?! Tu crois vraiment qu'un jeunot comme Petrovskí va se confier à une baderne dans mon genre ?
— Bah, vous êtes notre mère à tous, non ? osa Piotr avec sarcasme. On se confie facilement à sa mère !
— Et toi, tu dois être un grand frère pour lui ! Tu n'as pas de position hiérarchique dans l'escadrille, comme lui. Et tu possèdes un minimum d'expérience du combat. Tu as même survécu après avoir été abattu ! Alors sers-t-en pour le motiver et qu'il arrête ses conneries.
Les deux hommes se toisèrent. Le visage rubicond de Piotr marquait sa colère. Celui fermé de l'adjudant n'en était pas moins parlant. Les traits tirés et les cernes accentuaient les airs patibulaires, monstrueux, des deux aviateurs. Les missions s'enchaînaient depuis une bonne semaine, tout le monde était exténué, irritable. Petrovskí devait cesser de se débiner et prendre sa part, l'adjudant devait y veiller, garder la cohérence des rangs. Le jeune pilote baissa finalement les yeux et souffla. Son interlocuteur grogna d'impatience puis reprit avec calme :
— Džunkovskí, tu me vois confesser que j'ai peur ? Je ne peux pas avoir avoir peur. Je suis un pillier de l'escadrille, je n'ai pas le droit aux faiblesses. Toi, t'es encore exempté. C'est pour ça que tu dois t'y coller.
— Je... Je ne suis pas sûr d'être votre homme. Souvenez-vous comment ça c'est produit avec Romǒvskí, quand il chouinait que sans breloque, il pouvait plus lever les belettes ! Je ne pense pas que j'arriverai à parler à un lâche comme Petrovskí.
— Il va pourtant falloir, il fait partie de ta section et vous devez former une équipe soudée. Votre officier compte sur vous. La mécanique a gardé le secret jusque là, c'est pas pour qu'un salopiaud dans son genre aille l'éventer.
— J'ai compris... Lui non plus n'a pas le droit d'avoir peur...
— Enfin, tu deviens raisonnable !
Piotr n'était toutefois pas serein. Il gardait l'impression que la Vieille lui avait refilé la patate chaude. Tout le monde, du moins chez les sous-officiers, voyait bien que Petrovskí portait sur le visage son mal-être. Un teint terne, la bouche pincée, les yeux vides et rivés au sol. Il ne plaisantait plus, n'arrivait plus à rire et s'isolait. Les rumeurs commençaient à courir sur son compte. Et il ne faudrait pas longtemps avant que les officiers ne s'en mêlassent. Pourquoi le jeune pilote retropédalait-il ? N'avait-il pas signé en toute connaissance de cause ? Choisir la carrière des armes implique d'accepter d'aller au combat, d'y mourir ou d'en revenir blessé. Sinon, il restait la possibilité de s'engager dans les PTT[1] ! Le concours d'entrée était certes plus sélectif, mais au moins y était-il assuré de ne pas aller à la riflette. Enfin, c'est ce qui ce racontait... Qui avait vu les équipages des lignes aériennes intervenir au front durant le précédent conflit ? Personne. C'est bien qu'ils n'étaient pas destinés à y aller. La bonne planque !
[1] Poste Téléphone et Télégraphe. En Rutharnie, l'aviation commerciale étant considérée comme un moyen de liaison et, initialement, destinée au transport du courrier, elle dépendait de cette administration.
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