Le sonde d'une nuit d'été (3/3)
Combattre était pourtant ce à quoi il se destinait. Depuis tout jeune, Piotr rêvait de vivre les exploits des aviateurs de la Grande Guerre. Les récit des parcours des Guynemer ou McCudden l'avaient incité à donner le meilleur de lui. Ces deux grands as étaient tous les deux partis du bas de l'échelle, dans la mécanique. À force de volonté, ils avaient gagné leurs ailes et, parfois après des débuts difficiles, s'étaient révélés. Aucun d'eux n'avait vu la fin du conflit, ce qui rendait, par ce destin tragique, leur aventure plus inspirante. Le jeune Rutharne était convaincu que l'avenir lui réservait le même sort, une mort héroïque au firmament de la gloire. La paix, sa sécurité et sa routine, avaient-elles un intérêt après l'intensité une vie de combats ? L'adversité, la lutte commune soudaient les individus. L'escadrille, cette famille, devenait un tout inséparable et s'amalgamait à une communauté qui se reconnaissait malgré les hostilités. On pleurait les camarades disparus et on rendait hommage à l'ennemi vaincu. À ses yeux, cette fraternité chevaleresque ne pouvait exister ailleurs que dans la guerre moderne. C'était leur façon de la refuser, de rappeler qu'ils étaient des hommes, des individualités, avec un sens de l'honneur et du devoir. C'était ce que Piotr était venu chercher en s'engageant dans l'aviation et en se décarcassant pour intégrer sa plus prestigieuse formation, la chasse. Et s'il avait effectivement trouvé une camaraderie bien différente de celle existant dans le civil, la Petite Guerre ne lui avait pas permis d'expérimenter cet esprit de corps qui resserrait les rangs. La faute à ce combat raté, cette blessure qui l'avait écarté du groupe.
Un matin d’avril, soit deux semaines après sa dernière bataille, Piotr était tombé sur la une du journal d'État. Elle titrait qu'un capitaine aviateur avait remporté trois victoires aériennes en un seul combat. Un tel officier ne pouvait être que son chef d'escadrille, celui de la seconde étant tombé au début du conflit. Rapidement, un doute insidieux s'était insinué dans l'esprit du pilote. Le cœur battant d'une sourde angoisse, il avait attrapé comme il pouvait le canard puis avait dévoré le texte dithyrambique et ampoulé de l’article. Au fur et à mesure qu'il avalait les lignes, ses craintes s'était réalisées et ses poils hérissés. Cependant, une partie de lui refusait alors que le héros de ces lignes fût le capitaine Iliǒvenko. Ce ne pouvait être qu'une erreur du rédacteur. Ou de l'imprimeur. Pouvait-on encore faire confiance à ces planqués ? À cause de ces mains brûlées, un voisin de lit avait dû lui ouvrir le journal à la page suivante. La litanie continuait de s'y étaler. Au sombre grondement de la rage succédèrent les tonitruantes détonations de la colère. La brise légère se mua en tourbillons délétères emportant les pensées. Spirales imbriquées, farandoles endiablées. Dislocation, bris et amas éparpillés. Chocs, contre-chocs, réunion, fusion. Son esprit s'était embrasé. Une bordée de jurons claqua. La feuille de chou s'était retrouvée froissée tant bien que mal et manqua d'expérimenter à ses dépends le vol plané. Un bras et une épaule immobilisées empêchèrent le geste, décuplant le sentiment d'impuissance de Piotr. Une lame de fond, vague scélérate, le submergea. Rejeté en arrière, manquant de s'assommer contre le mur blanchi à la chaux, il ne put rien y faire. Elle s'était déversée au rythme des soubresauts et des hoquets incontrôlables.
Terrible drame. Le pays avait perdu son honneur ? Il s'était rattrapé en volant celui de ses combattants. Trahison ! Le capitaine Iliǒvenko était le père de la cinquième escadrille de chasse, le pilier sur lequel elle s’appuyait. Quel fils peut endurer cela de son père ? Comme tout chef de famille, le commandant est un exemple, un modèle de droiture et de toutes les vertus. Tout gradé, a fortiori un officier, doit montrer la voie, guider et accompagner le soldat sur les chemins du devoir et de la guerre. Jamais il ne faillit ; pas devant ses hommes en tout cas. Sa voix se fait tantôt colère et réprobation, tantôt conseil et félicitation. Sa main sévit et punit mais réconforte aussi. Si ses jugements sont sans appel, il sait toutefois reconnaître ses torts. Le capitaine forme sa troupe à son image, comme le père, sa famille. Qu'il soit indolent, permissif ou injuste, la discipline et la cohésion s'en ressentiront ; ses enfants feront les quatre cents coup et sa femme lui fera pousser des cornes. Au contraire, s'il sait s'imposer sans sévérité excessive, s'il galvanise et fédère, ses hommes le suivront jusqu'au plus profond des Enfers, comme la progéniture perpétue, enrichit traditions et réputation familiales. Or par cet article de propagande, Boriz Iliǒvenko venait, d'un trait de plume, de déshériter l'un de ses fils. Piotr était persuadé d'avoir abattu le Weiss Manfréd puis le premier Fiat qui l'avait attaqué. Son capitaine avait juré de transmettre sa demande d'homologation. S'était-il dédit ?
Une image se révéla devant ses yeux encore embués et piqués de sommeil. Sa première confrontation. Ses sens se joignirent pour évoquer à nouveau ce vif souvenir. Il réentendait les quatre mitrailleuses de son P.11 tonner à l'unisson, l'odeur de cordite lui emplissait les narines. Les étoiles mimaient les balles traçantes qui fusaient les unes vers les autres avant de s’éparpiller en direction du sol. Le nez du chasseur ennemi apparaissait ensuite, insolent, narquois même. Son cœur se serra. Le Fiat moqueur était passé, son pilote avait viré. Emporté par son élan, Piotr l'avait dépassé. Il avait cependant essayé de coller à son adversaire. Le Hongrois avait tourné très serré, puis piqué hors de portée. Le couard abandonnait la lutte pour sauver sa peau. Méritait-il de rester dans la confrérie ? Justice devait être rendue, la faute effacée. Balancement du manche, palonnier braqué à fond. Au diable les ordres imbéciles de ne pas poursuivre ! Le prédateur frustré avait foncé sur sa proie. Et pour quel résultat ? Se faire incendier par ses officiers à son retour. Oh, il pouvait brailler, le lieutenant Filipa, crier à la désobéissance devant l'ennemi, menacer du conseil de guerre ! Lui avait eu sa victoire. Et quelle victoire ! Pendant que Piotr protégeait ses arrières, il avait abattu un bombardier déjà endommagé. Et pas tout seul s'il vous plaît, puisqu'il s'était fait aider par son second ailier.
Quel exploit... On s'en souviendrait longtemps dans les anales de l'escadrille, on en ferait le récit aux cadets, il inspirait des poèmes et des pamphlets. Des générations d'aiglons en seraient bercées... En attendant, ce cuisant souvenir le hantait toujours. Il lui avait fait raté une nouvelle cible facile et c'était encore d'autres qui allaient en retirer tous les lauriers.
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