Les ouvre-boîtes du Dniestr (2/3)

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Les trois bombardiers survolaient la campagne vallonnée, déjà grillée par le Soleil. Sur leur gauche, de part et d'autre du Dniestr, des colonnes de fumées noires grimpaient dans le ciel. Le long fleuve n'avait plus rien de tranquille. En altitude, les pilotes n’avaient guère le loisir d’observer les détails : les explosions des obus d’artillerie lourde soulevant la terre, pulvérisant bois et villages, les convois d’éclopés fuyant la fureur des combats, les véhicules broyés, incendiés, démantelés... Dans leur bulle anguleuse, les mitrailleurs n’avaient pas davantage ce loisir, trop concentrés qu’ils étaient à surveiller les arrières de la formation. Le moteur, aidé par une insonorisation défaillante, couvrait le bruit de la canonnade. Maintenant la position d'un œil, Piotr dédiait l'autre à surveiller Petrovskí. Le jeune ailier manifestait des difficultés à rester en formation, signe de sa nervosité. En tête du trio, le vice-lieutenant Ponenko vira à droite, au-dessus d'un tallweg. Ses ailiers suivirent. La route nationale, sur leur gauche, était déserte. Celle sur leur droite aussi. Devant, le Prut et sa large vallée alluviale s'annonçaient. Plus loin vers l'horizon, de noires et nébuleuses colonnes rappelaient la réalité de la guerre.

Soudain, ils étaient là ! Des cohortes de chars fonçant à travers les champs, autour du ruban gris ourlé de vert. Il y en avait partout. Sur les versants des collines et dans la dépression. Ce n’est pas tant les petites silhouettes kaki que les pilotes repérèrent mais les épais nuages de poussière qu’elles soulevaient. Certaines contournaient les bois, d'autres se dépêtraient dans les zones humides bordant la rivière. Une colonie de furieuses fourmis défendant le nid foulé au pied. Plus loin, vers le Prut des points sombres jalonnait la route, sans doute des camions et autres véhicules non blindés.

Aussitôt, les Breda se placèrent en échelon refusé à droite de leur chef de section. Piotr songea, un bref instant, que Petrovskí pouvait en profiter pour s'éclipser... Il était en dernière position, qui le verrait ? Volpovskí, son mitrailleur, l'avertirait ; oui ! Ponenko intervint :

— Bélier 7 à Bélier 8, vous attaquer la route au niveau de la rivière ; tâchez de la couper. Bélier 9, avec moi contre les véhicules.

L'officier renversa son appareil et piqua pour attaquer la formation par le travers. Le jeune aillé suivit. Piotr fonça vers les escadrons d’acier, moteur hurlant. Des traçantes fusèrent vers lui. Il en venait de partout, des hauteurs comme de la vallée. Sans ce soucier de cette sinistre toile qui se tissait autour de lui, il poursuivit son piqué. Après les missions sans dangers des tout premiers jours de guerre, l'ennemi se ressaisissait. Il résistait, tentait de rendre les coups. Le combat n'en était que plus excitant, le châtiment plus juste. La route avec son flots de silhouettes verdâtres emplissait son colimateur. Les sécurités des détentes furent ôtées, les cibles choisies. Une pression sur la commande et les deux projetctiles decinquante kilogrammes se détachèrent des ailes. L'avion allégé bondit pendant que son pilote tirait sur la manche pour le redresser. Piotr et son mitrailleur furent alors écrasés contre leur siège. Leur vision se brouilla. Instant délicat. Vulnérabilité extrême.

Quelques balles avait frappé le fuselage en résonnant. Plus de peur que de mal. Le Breda rejoignait sa formation. Piotre remarqua que celui de Petrovskí conservait ses contenurs à sous-munitions...

— Bélier 7 à Bélier 8, placer vous en numéro trois ; on refait un tour. Si Bélier 9 se débine, abattez-le !

Le temps s'arrêta. Palpitant stoppé et souffle haletant, Piotr suait à grosse goutte. Malgré le son nasillard retranscrit par les écouteurs, la froideur de son leader ne lui avait pas échappé. Il enrageait après son cadet. Oh ça, il l'aurait volontiers dégommé, ce dégonflé ! Mais son avion emportait également un innocent, un gamin volontaire et courageux, très lié à Volpovskí... Comment son officier pouvait lui ordonner d'assassiner un brave et prometteur combatant, de mettre en péril l'essentiel complicité avec son mitrailleur ? Avait-il donné le même ordre au sien ? Le pilote allait répliquer quand son équipier intervint :

— Piotr, tu... tu vas pas faire ce qu'il a dit ! Hein ? implora-t-il dans le téléphone de bord.

— Tu crois que j'ai le choix ! ragea le sous-officier en piquant à la suite de sa formation.

L’attaque dura à peine quelques secondes. Elle visa les éléments de tête. Chaque pilote ne put aligner qu’un ou deux véhicules dans son collimateur. Par bonheur pour les aviateurs, Petrovskí largua ses charges sans se faire prier. Cinq bouches à feu braqués vers lui devaient constituer un efficace argument d'autorité. Piotr se libéra. Il éprouvait une joie à voir ses traçantes jaillir vers les masses kaki des blindés. Peu lui importait qu'elles percent ou riccochent, les étincelles des chocs le réjouissait. Une section de fantassins passa à sa portée. Elle fut foudroyée. Les corps déasticulés, coupés net dans leur élan, formaient un pathétique spectacle. S'il ne les vît sécrouler, cela suffit à le rassasier. Profitant de leur vitesse, les Breda virèrent au-dessus de champs irrigués, gratifiant encore quelques objectifs d'opportunités de courtes giclées de projectiles avant de disparaître derrière un massif salvateur.

L'adrénaline coulait à flot. Son effet euphorisant foisonnait. À l'attaque se substituait le vol en rase-motte entre les coteaux cultivés. Les arbres surplombant l'étroit lit de la Dynautsi défilaient sur les côté de la carlingue. De temps à autre, un comparse solitaire dressait sa stupéfaite silhouette. Une légère traction sur le manche pour le sauter, une poussée pour plaquer le bolide, pieds au plancher. Un instant d'inattention et c'était la catastrophe, la sortie de route dans le décor. La promenade de santé tant vantée se muait en parcours du combattant, où la mort entendait au tournant. Mais cette fuite à corps perdu était ce pourquoi ils s'étaient entraînés. Une paire d'années à espérer une revanche, l'occasion de faire ses preuves, d'arrêter de jouer. La pression redescendit avec la remontée pour traverser la nationale.

À main gauche, Ďinivci était en flammes. Quelques rafales fusèrent de ses faubourgs. Dans les écouteurs, les mauvaises nouvelles affluaient. Les survivants à l'assaut avaient continué un instant leur course folle, avant de s’arrêter, comme un canard décapité. Puis ils étaient repartis. Que faire ? On savait les cartouches italiennes manquant de puissance, une piqûre sur la carapace d'un crocodile... Piotr se souvenait de cette chaîne de villageois combattant l'incendie, dans son enfance. Sauts et vaches passaient de mains en mains pour déverser leur dérisoire contenance dans le brasier. Même si la route était coupée, les trois avions et leurs bombinettes luttaient avec la même illusion. Le pilote en rageait. Tout avait si bien commencé, comment en arrivait-on a tout gâcher ?

— Formation ennemie à trois heures, plus haut ; ils arrivent sur nous ! hurla Volpovskí dans l'interphone.

D'instinct, Piotr tourna la tête pour les apercevoir. Vers le Dniestr, un petit essaim... trop loin pour qu'on identifie sa composition. Son cœur s’accéléra encore. Était-il possible qu'il s'agît de chasseurs ennemis ? Les mitrailleurs avaient orienté leur tourelle vers la potentielle menace. À l'appréhension d'être un pigeon d’argile se mêlait l'espoir d'un probable combat tournoyant. Le pilote n’avait qu’une envie : faire face et envoyer une bordée de ses quatre armes de bord. Une belle plante s'offrait à lui, ses deux seins rebondis à découvert. Son pouce le démangeait, les deux boutons poussoirs placés au sommet du manche l’aguichaient. L’appareil du vice-lieutenant continuait sur sa trajectoire.

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