Soir de victoire
Le Soleil s'était couché à l'horizon, signalant la fin d'une journée bien remplie. Pilotes et mitrailleurs étaient exténués. Pourtant, tous sentaient qu'ils vivaient un événement crucial, comme nul autre pareil. Le temps semblait s'être figé en une heure historique. Un air de fête flottait sur le plateau arrière du camion Praga qui ramenait les aviateurs à leur cantonnement. Les chœurs en liesse chantaient des airs tantôt martiaux ou à boire, des bouteilles de bière passaient de mains en mains. Le léger vent relatif peinait à refroidir les ardeurs. Les plus enivrés se levaient, bras écartés pour laisser éclater leur joie face à des villageois dubitatifs et pantois – la nouvelle de l'attaque contre l'Union soviétique ne leur était-elle donc pas parvenue ? Parfois, une ornière ou tout autre chaos du chemin secouait ces hérauts éphémères. Ils roulaient alors dans la caisse sous les huées de camarades hilares. Certains, coriaces, résistaient et s'agrippaient aux ridelles. Il se trouvait toujours une main compatissante pour les tirer par le ceinturon et les faire taire en leur présentant un goulot.
Assis tout à l'arrière, une jambe pendant avec nonchalance contre le vantail brinquebalant, Piotr rechignait à participer aux libations. S'il ne refusait pas les canettes, ils préféraient fumer seul. Un sourire mélancolique au camarade voulant trinquer, histoire de sauver la face. Puis l'ermite retournait dans sa coquille. Hagard, le pilote semblait sonné. Ses rêves de gloire venaient de vaciller, ses espoirs de succès s'envolaient. Illusoires fétus de paille... La poussière soulevée par le camion tourbillonnait sur la route et les emportait dans ces volutes, les essoraient, mélangeaient puis dispersaient. Le ressentiment, ce mal insidieux s'était lovait dans l'esprit de Piotr et s'y tapissait, immobile, à l'affût. Sans raison apparente, il se mettait soudain à bouger. Il rampait avec détermination jusqu'à occuper toutes ses pensées et accaparer toute son attention. Peu importait l'activité dans laquelle le pilotes était plongé, rien ne lui permettait de retrouver la concentration évanouie, étouffée par des anneaux constricteurs ou envenimée après une morsure fulgurante. Alors, plus rien ne comptait que cette boucle infernale dans laquelle son esprit était entraîné. Il s'interrompait dans ses lectures, perdait aux cartes, s'évadait de discussions pourtant passionnées... ou ratait son tir ! Et petit à petit, il s'isolait, se recroquevillait sur son malheur et sa petite personne blessée.
Deux ans pour rien, deux ans d’entraînement gâchés... La première fois, il était un débutant, un jeune sergent autant pédant qu'insouciant. L'excitation de la première confrontation l'avait submergé et noyé. Refoulé dans les bas-fonds de légèreté, il s'était laissé abuser par l'apparente facilité. Et il avait échoué. Et maintenant que l'occasion s'était représentée, alors qu'il tenait pourtant sa cible à sa portée, le ressac l'avait éclaboussé. Cet instant pourtant fugace avait suffit pour qu'il ratât son tir. Ce n'était pas de la maladresse. Ni de l'inexpérience. Encore moins de l'incompétence. Non ! Il était hanté. Les souvenirs, spectres insatisfaits, l'assaillaient. Espéraient-ils un sauveur ? Ou voulaient-ils l'emporter dans leur perdition ? Ah ! Sans cette victoire volée, que n'aurait-il mieux profité de sa nouvelle carrière. De son amourette avec Marďijcka, peut-être. Et surtout, il l'aurait cueilli comme un fruit mûr, ce petit Polikarpov provocateur ; et la gloire qui allait avec sa destruction ! Las, c'est Volpovskí qui en récolterait tous les lauriers... Ce vautour n'avait eu qu'à ce servir, la proie lui était servir sur un plateau d'argent massif. Avait-il seulement dit merci ? Non, comme Iliǒvenko et les autres, il n'avait pas eu la reconnaissance du ventre. Tas d'ingrats, de profiteurs !
Partant, il se rappela le ruban vert et jaune du Mérite militaire, fièrement porté par son camarade Učak lorsqu'il l'avait visité à l'hôpital. Malgré sa discrétion sur fond de drap de laine kaki, la barrette Dixmude avait sauté aux yeux de l'aigle blessé. Elle emplissait son champ de vision. Ses bandes de couleur s'emmêlaient, tournoyaient, l'étourdissaient. Elles s'affichaient avec insolence sur la poitrine bombée du benjamin et l'apostrophaient, lui lançait des sourires enjôleurs et narquois. Piotr aurait-il pu imaginer plus bel affront ? Non content de lui refuser ses victoires, on veillait à ce qu'elles le tourmentassent ! Tout un équilibre s'effondrait. Les jeunots dépassaient les anciens, ils avaient été propulsés devant eux. Devant lui. Un écran avait été dressé pour le masquer, le noyer sous la masse. Oublié parmi ses camarades mutilés, il avait vu son heure de gloire vécue par d'autres, spoliée par les parvenus. Qu'y avait-il à se vanter, ce petit ailier, d'avoir tiré sur un appareil déjà endommagé ? D'avoir abattu un bombardier battant retraite après son forfait ? Et lui, lui qui avait occupé le chien de berger pendant que les deux autres loups achevaient le gibier... il aurait dû applaudir et congratuler ? Mais lui aussi avait participer à la chasse. Lui non plus n'avait pas volé dans la meute. Pourquoi ne l'avait-on pas reconnu ? L'histoire se répétait avec son mitrailleur : sans lui, pas de Tchaïka au tapis. Encore un coup du sort ? Difficile de ne pas y voir un enchaînement conscient, l'action de quelque puissance obscure.
Un violent coup de frein bouleversa l'assemblée. Homme, bouteilles et effets personnel, tout valdingua culs par-dessus têtes. Les jurons de surprise fusaient encore que la voix de stentor du premier adjudant Fronovskí tonitruait sur la place du village. « La Vieille », comme les autres aviateurs l'appelaient, affectait à chacun sa chambrée. Pour la troupe et les sous-officiers, une grange suffisait. Le pays n'en manquait pas. On évitait ainsi la surpopulation et l'effort de guerre se voyait équitablement partagé entre leurs propriétaires. Pas de jaloux ! On laissait le soin aux quelques notables locaux de se disputer l'accueil des officiers et tant pis pour ceux qui ne pourrait pavoiser et s'enorgueillir de cet insigne honneur. Il se trouverait toujours d'heureux adjudants pour les consoler et se rengorger d'un peu de prestige auprès des autres sous-officiers. La continuation d'un jeu de dupes du temps de paix par d'autres moyen...
Alors qu'il rejoignait ses pénates d'un pas las et traînant, prêt à reprendre sa pernicieuse introspection, Piotr fut arrêté par Volpovskí :
— Eh, Džunko, ça va ? Tu me parais bizarre ! On dirait que...
— Oui, s'empressa de le couper le pilote. Nous avons eu une dure journée. Et je crois que l’alcool m'a achevé.
— Ah... acquiesça son mitrailleur sans conviction. Je comprends. Moi aussi, j'ai plus trop les idées en place. Je croyais que tu m'en voulais pour le Ruski. C'est idiot, hein ?
— Oui.... Je... J'ai été maladroit. T... Tu nous a bien rattrapé... C'était du beau boulot. Faudra faire pareil demain.
— Oh ça, compte sur moi !
Le visage cramoisi barré par un grand sourire et des yeux rieur, le jeune aviateur salua en claquant des talons. Déséquilibré, il chancela un instant avant de s'en retourner vers ses compagnons de dortoir. En bon sergent-major de l'escadrille, le doyen des pailleux veillait à ce que personne ne traînât plus que de raison. En ces heures solennelles, et surtout tardives, le devoir commandait de dormir, pas de déambuler. D'un pas raide, il promenait sa droite silhouette et son œil inquisiteur partout où le resquilleur eût pu se planquer. Il échangea un regard en chien de faïence avec Piotr avant de poursuivre sa ronde. Ce dernier le regarda s’éloigner dans l'obscurité qui s'abattait. Le ciel revêtait enfin sa robe du soir, bientôt on ne pourrait plus rien y voir. L'aviateur avait bien envie de ressasser et d'agonir son subordonné mais, il devait se dépêcher de rejoindre son abri. Les meilleures place devaient déjà s'y disputer. À la douleur morale s'ajoutait celle, plus physique, du coup au cœur, de la lame que l'on tourne dans la blessure avant de l'ôter. Il avait l'impression de voir, dans le sourire bienveillant de son compagnon, la satisfaction sadique de l'assassin. Combien, Piotr maudissait sa maladresse ! Volpovskí avait toujours été un optimiste, parfois inconscient et heureux peut-être. Il partait, nonchalant, sans rien savoir de la détresse du compagnon qu'il quittait.
À peine parvenu dans la grange qui l’abritait, Piotr s’écroula comme une masse sur un coin de paille. La touffeur l'empêcha cependant de s’endormir sitôt allongé. Son large pantalon de forte toile et sa chemise déboutonnée semblaient retenir de la chaleur de la journée, lui fournir une tanière, un refuge, dont elle refusait l'accès à la fraîcheur nocturne. Sa taille, ses pieds et ses mollets gonflaient, confits comme dans une étuve. Il ôta son ceinturon et ses bottes à lacet. Une libération. Une vague de frais de ces épaisses chaussettes imbibées de sueur lui permit d'espérer. Sans prendre la peine de se relever, il les poussa pêle-mêle sur le côté. Lorsque enfin Morphée daigna lui montrer de l'intérêt, ce fut pour un sommeil très agité.
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