3 - Le manoir
Le trajet se déroule sans encombre. Nathalie est une femme attachante, extrêmement bavarde, puisque les dix-sept minutes de route lui ont été suffisantes pour me donner en détail le compte rendu des bulletins scolaires de Carla et Mathéo, ses jumeaux et jeunes prodiges en mathématiques tous les deux. Puis sur Jade, qui elle, rentre au lycée, visiblement obsédée par sa quête d’orientation sexuelle peut-être pas si définie que ça après tout, et enfin Paul, le petit dernier qui peine à montrer les dents, perdu dans un collège immense où seuls les plus forts ont l’air de survivre.
Rien que d’évoquer cette période de vie des adolescents, un frisson me parcourt de la tête aux pieds. La cruauté entre enfants ne semble pas vraiment s’être améliorée avec le temps. Je me revoie, vilain petit canard, perdue dans un livre où mes pensées débordaient de tous les côtés tandis que le reste du monde lévitait autour de moi, comme des parasites faisant grésiller mes ondes.
Les tilleuls se sont éloignés. Les trottoirs et passages piétons ont laissé place à des routes plus étroites, plus vertes en leurs fossés. La ville reste cependant à portée de rétroviseur quand la voiture ralentit. Si près et pourtant si calme. Le décor est très agréable. J’ouvre mieux les yeux lorsque le soleil joue à cache-cache derrière l’immense bâtisse en ossature bois qui m’attend. Bordée par un un jardin parfaitement entretenu à l’anglaise où les oiseaux et insectes semblent avoir élu domicile, je sens que je vais vite me plaire dans ce petit coin de campagne.
— Kahina ?
— Hm ?
— Bienvenue au « Manoir Marguerite ».
Nathalie me sourit sincèrement. Je lui retourne un léger dessin sur mes lèvres et la suis à l’entrée du manoir, qui de par sa taille explique l’origine de ce nom, non pas par l’ancienneté du bâtiment. De grandes affiches à l’entrée destinées aux visiteurs et aux familles recouvrent presque intégralement les vitrines battantes du hall d’entrée. Aussi, je ne m’attends pas à tant de luminosité en franchissant le seuil. Un puits de lumière incroyable s’abat sur tout le rez-de-chaussée, où demeurent trois bureaux fermés juste derrière l’accueil tenu par deux petites femmes qui pourraient être soeurs de par leurs ressemblances. Je ne sais pas exactement la superficie de la pièce, mais à vu d’oeil je dirais deux ou trois fois mon appartement actuel. Le tout est meublé de-ci de-là par des armoires normandes et buffets d’un autre temps, quelques fauteuils dépareillés d’où j’aperçois les premiers visages de résidents et surtout celui de Marguerite Digourrit, directrice et porteuse du projet « Un EHPAD pas comme les autres ».
Cette association met au service de la population vieillissante une structure entièrement indépendante financièrement basé sur le don et l’investissement des familles. Pour faire simple, c’est une institution pour la caste plutôt aisée, mais je comprends les listes d’attentes pour avoir travaillé dans ces batteries inhumaines où l’on achète un lien social contre un rein. Là, je n’y ai entendu que du bien, où le résident est prioritaire, écouté, épaulé dans les efforts du quotidien avec des activités adéquates aux différentes pathologies.
— Vous êtes Kahina ?
— Et vous madame Diggourrit, réponds-je avec entrain en saisissant sa main tendue.
— Appelez-moi Marguerite. Faites-moi des coockies et je vous laisserai m’appeler Maggie.
Son rire retentit dans tout le hall. Nathalie se tourne vers nous en souriant et la petite dame aux grosses lunettes calée dans son fauteuil suit le rire de Marguerite avec coeur. J'ai vraiment un bon pressentiment.
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