Chapitre 6 : Alex.
Six mois plus tard.
Depuis la petite cabine téléphonique, je me sens à l'étroit. Je dois faire vite, il y a déjà une dame qui n'a pas l'air patient et qui attend derrière moi, bien trop près de la porte vitrée. Je compose le numéro de Simon, mon coeur bat dans mes tempes. A la quatrième sonnerie, ça décroche :
- Allô oui ?
- Bonjour, Simon. C'est Alex Supertramp, vous me reconnaissez ? J'appelle depuis une cabine téléphonique du Wyoming.
- Alex ?
La voix à l'autre bout du fil est à la fois distante et émotive. J'explique à Simon pourquoi je suis parti trop vite. Je lui explique que quand j'aime les gens, je fais tout trop vite. Et mal. Je fais ça en quinze minutes, et la dame derrière donne des coups de pied dans la porte que je retiens de toutes mes forces.
J'arrive devant la maison à deux heures du matin. La lumière du salon est allumée. Le volet n'est pas fermé. Je souffle fort et je m'en vais toquer quelques coups faibles. J'entends une sorte d'agitation derrière la porte. Celle-ci s'ouvre sur Manon. Ses yeux sont ébahis, sa bouche s'ouvre, elle se tourne vers son père qui au passage, me décroche le regard le plus noir possible.
- Mais le, je, et l'Alaska ?
- J'ai conclu que l'Alaska peut attendre. Les autres, pas trop. Je peux entrer, monsieur ?
- J'ai failli t'accueillir avec le fusil. C'est à toi de décider, si tu veux entrer ou non. Si tu franchis le seuil de cette maison, ce n'est pas pour nous dire au revoir dans une semaine.
Manon regarde son père, interloquée. Je la trouve encore plus jolie que toutes ces fois où j'ai imaginé qu'on allait se retrouver, d'une façon ou d'une autre. Même si en ce moment, elle baigne dans l'incompréhension la plus totale. Simon lui pose une main douce sur l'épaule :
- Je vais t'expliquer ce qu'il s'est passé. Alex m'a appelé, plus tôt dans la journée. Il n'est pas allé en Alaska, il voulait te revoir. C'est pour ça qu'il est ici, à cette heure-ci.
- Pourquoi, me revoir ?
- Parce qu'il a des choses à te dire. Ce qu'il m'a dit à moi, il y a six mois. Quand je l'ai déposé pour son départ, la dernière fois que je l'ai vu, il m'a demandé de te faire passer un message. Etant donné les circonstances de son départ, l'Alaska, la solitude, j'ai cru qu'il était mieux de ne pas t'en parler. Je ne voulais pas de souffrance, tu en avais subi assez. Je ne voulais pas que tu souffres.
- Papa, je ne comprends rien, chuchote Manon, d'une voix prête à se briser à tout instant.
- J'avais dit à Simon de te dire que je t'aimais, je dis calmement.
- Que...?
- Je lui avais dit de te dire ça parce qu'en préparant mes affaires, je suis tombé sur les mots que tu avais écrits sur moi. J'ai lu, excuse-moi. Je n'ai pas pu m'empêcher. Tu écrivais que tu aimerais me dire que tu tombais amoureuse de moi. Je ne sais pas si c'est encore le cas, mais laisse-moi te regarder et te dire que je suis amoureux de toi, moi. C'est comme ça. Il n'y a plus d'Alaska.
Manon me regarde, elle regarde son père, elle semble être en train d'assembler chaque pièce du puzzle au fur et à mesure. Les mains posées sur sa bouche, elle a du mal à encaisser toute la conversation et les révélations qui vont avec.
Je prends sa main pour essayer de l'apaiser, et soudain le contact de sa peau sur la mienne enflamme le sang dans mes veines. Je ne m'attendais pas à ça, je retire brusquement ma main.
- Vous m'avez menti, tous les deux ? s'enquit-elle, le visage crispé par les tensions à cause de la surprise et du reste.
- Viens, je t'emmène marcher sur la colline. Suis-moi, je dis fermement.
- Allez, je vous laisse, ajoute Simon en me regardant avec désespoir.
- Je ne t'en veux pas, papa, murmure Manon avant de me suivre. Je comprends ce que tu as fait.
Simon semble soulagé lorsqu'il referme la porte.
- Soyez prudents, ajoute-il avec un sourire de petit garçon.
Je la tire par le bras et sans ménagement, nous trottinons presque jusque sur les hauteurs de la colline. Lorsque l'on arrive à destination, les étoiles brillent aussi fort que possible, et je crois que je n'ai jamais vu un ciel aussi obscur. Manon ne dit rien, son silence m'inquiète. Ses yeux sont doux, quand elle finit par prendre la parole pour me dire :
- Je t'en veux un peu. Je t'en veux d'avoir fait mal à mon père. Tu ne sais pas dans quel état il était lorsque lui as dit au revoir. C'est comme si tu avais assené un coup de poing directement là. (Elle met la main sur son coeur pour me montrer l'endroit exact.) Ca m'a fait mal, qu'il ait mal. Il a eu l'impression que tu faisais comme ma mère, que tu ne lui disais pas vraiment au revoir. Qu'il ne mérite pas les aux revoirs, uniquement les adieux. Qu'il n'avait pas le droit à cet instant où la personne qui dit au revoir se retourne une dernière fois pour sourire. Que tu fuyais alors qu'il tenait à toi. Il pensait que vous alliez rire, durant le trajet quand il t'a déposé ce jour-là. Je sais que tu ne nous dois rien, mais c'est comme ça que nous fonctionnons, j'en suis désolée si ça te paraît être comme un monde utopiste. Et crois-moi, pendant les premières semaines qui ont suivi ton départ, il attendait presque derrière son téléphone. Je le voyais qui tournait en rond, le soir.
- Je sais. J'ai parlé avec lui, dans la cabine téléphonique. Je me suis excusé. Je l'aime beaucoup, c'est un chouette type. Je lui ai expliqué mon départ précipité à cause de ces mots que tu avais écris. Loin de moi l'intention de lui faire du mal. Je suis revenu pour me faire pardonner.
- Dans le Montana, on a le pardon plutôt facile, répond-elle en regardant les étoiles avec un petit sourire.
Je l'imite.
- Bon, et si on parlait de ces mots que tu as écrits ? Je suis désolé d'avoir plongé le nez directement dans ton intimité.
- Il ne faut pas, c'était, euh, en quelque sorte fait exprès. J'avais laissé le carnet en évidence. Je crois que je...je voulais que tu vois les mots que tu as lu. J'étais sûr, quand tu étais parti, que ça n'avait pas fonctionné. Je ne pensais pas que tu avais lu.
- En six mois, tu as eu le temps d'en écrire plus, j'imagine.
- Tu imagines bien, me répond-elle en rougissant légèrement.
- Qu'est-ce qu'on fait, alors ?
- Je ne sais pas.
- Moi non plus. Je ne m'attendais pas à te revoir. Je pensais à toi, mais je te croyais déjà loin. Pourquoi tu ne vas plus en Alaska ?
- Parce que j'aimerais passer du temps avec toi, dans le Montana. Si ça ne t'embête pas. Après, on pourrait essayer de partir en Alaska.
- Ca ne t'embêterait pas que je vienne avec toi ?
- Pas plus que ça ne t'embêterait d'être avec moi, je réponds en effleurant son bras.
- C'est vrai ça, que tu es amoureux de moi ?
- Pourquoi ça serait faux ?
- Je ne sais pas, je ne. N'ai jamais eu d'amoureux avant, je n'ai pas ressenti ça avec quelqu'un d'autre. C'est la première fois, alors pardon si je n'agis pas bien.
- On n'a qu'à agir quand on sera prêt. On n'est pas pressé. Sauf si tu tiens absolument à sauter des lignes au chapitre, pour l'avancer un peu.
- C'est-à-dire ?
- C'est-à-dire que tu penses que je pourrais t'embrasser ?
- C'est-à-dire que j'ai peur de ce contact, me dit-elle avec un frisson.
- Alors on garde ce contact pour plus tard, on a le temps.
- Merci.
- Mais de rien !
On rit tous les deux. On se regarde et elle pose la tête sur mon épaule. Je la prend dans mes bras, elle vient s'asseoir entre mes jambes, je respire son parfum pour la première fois d'aussi près. Je réalise que je n'aurais pas aimé être en Alaska et louper ce chapitre-là de ma vie. J'ai l'impression de me sentir complet pour la première fois depuis longtemps. Et quelle impression ! Je la serre de toutes mes forces pour être certain que je ne suis pas en train de rêver. J'ai peur de me réveiller dans la solitude, maintenant. Peur qu'elle me court après et me rattrape.
Nous avons vécu trois merveilleuses années dans le Montana. Et puis un matin, j'ai senti que quelque chose me rattrapait. La solitude, pas vraiment. Le besoin de partir, surtout. Mais comme je me suis souvenu que le bonheur n'est réel que lorsqu'il est partagé, Manon est venue avec moi. Nous sommes arrivés ce matin, à onze heures. Et à l'heure où j'écris ces lignes, je l'observe en train de jouer dans la neige, les yeux rieurs et l'Alaska comme décor principal autour d'elle. Je l'aime, je l'aime. Bien plus que l'Alaska. Bien plus que la solitude.
FIN
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