Chapitre 5. Bien au chaud
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À toi qui veux accéder à la toute-puissance.
À toi qui veux avoir la maîtrise du Feu, de l'Eau, de la Terre et de l'Air.
Pour ce faire, tu dois créer ta propre dimension.
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Tu dois élever ton propre portail inter-dimensionnel.
Tu dois imprégner sa terre de ta magie.
Tu dois imprégner son air de ta magie.
Tu dois imprégner la nature que tu auras façonnée de ton essence.
Création des Covens et Dimensions Sorcières.
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Emi rejoignit rapidement l’orée de la forêt. Le trajet qu’elle avait dû parcourir pour retrouver le chemin de son clan lui avait paru terriblement long. Elle savait bien que dans les faits, cela devait lui avoir pris dix minutes, au plus. Après tout, après avoir traversé l’avenue marchande, elle n’avait eu qu’à attendre son tour afin de traverser le portail inter-dimensionnel. Rien de fâcheux ne lui était arrivé dans l’intervalle, c’est-à-dire qu’elle n’avait croisé personne qu’elle ne connaisse et avec qui elle aurait dû engager la conversation. Personne qui aurait pu s’étonner d’encore sentir le changeforme sur elle, non plus.
Elle emprunta le passage creusé au sein de l’épaisse écorce de l’arbre de vie. Cet arbre était immense et ses ramures imposantes laissaient apparentes les racines. Comme son nom l’indiquait, il était l'essence même de leur monde.
Une des premières choses que le sorcier d’Essence associé à la création d’une micro-dimension faisait était d’y planter un arbre enchanté. Cela permettait à cette dernière de s’imbriquer, de s’ancrer dans la dimension sorcière. Les graines de cet arbre venaient de la Silvia Matrem[i], la forêt mère. Les traditions sorcières racontaient que la silvia matrem avait été ensorcelée par Séléné elle-même. L’arbre de vie d’une micro-dimension renseignait directement sur son âge. Le clan créé par les ancêtres de Maxime, puis renommé par ses soins : Sinistra, accumulait plusieurs siècles de vie. On pouvait le deviner au fait qu’il surpassait littéralement le reste de la forêt primaire, de par sa hauteur vertigineuse et la couleur translucide de son feuillage qui réverbérait les rayons de leurs soleils. Ses racines couraient dans le sous-sol de l’ensemble du territoire.
Une fois entrée dans le tronc épais du spécimen, Emi descendit des escaliers. Ils la conduisaient à trente mètres sous le sol dans un tunnel qui rampait au sein des racines grouillantes et profondes de l’arbre.
Emi dévala les marches deux par deux. Son pouvoir imprégna ses jambes et lui permit de littéralement glisser sur le sol de terre humide. Elle se sentait presque surfer sur des vagues qu’aurait produit son pouvoir. Elle adorait cette sensation. Celle infiniment précieuse de liberté. Elle avait déjà vu sa mère se laisser porter par les vents et vu ses cheveux gifler son visage à cause de la force de ceux-ci. La sensation devait être similaire. Plus jeune, elle avait souvent jalousé les oiseaux. Existait-il une plus grande liberté que de ne pas être prisonnier de la pesanteur ? Cloués comme ils l’étaient au sol ?
Emi n’enviait pas les humains. Ignorants qu’ils étaient du bonheur que pouvait conférer les éléments entre les mains. Ils ne faisaient que les subir, impuissants. Avoir tant de pouvoir en soi avait de lourdes conséquences, mais c’était aussi terriblement jouissif. On se sentait tellement fort.
La main d’Emi accrocha le mur de terre friable et tiède et elle s’arrêta, les deux pieds fermement ancrés au sol. Elle se tourna et pénétra dans un boyau secondaire de la galerie. Une chaleur humide y régnait et elle se sentait déjà transpirer.
La respiration légèrement haletante, elle chercha des yeux son frère. Il ne devait plus être loin.
La jeune sorcière fit quelques pas supplémentaires et pénétra dans une vaste pièce circulaire. Quelques gouttes salées dévalèrent son front et accrochèrent ses sourcils. Elle se lécha les lèvres et parcourut la salle des yeux. Par la Déesse, qu’est-ce qu’il faisait chaud !
Là, dans un renfoncement du mur, elle le vit. Les mains posées sur ses genoux, il observait le Feu hypnotique qui brûlait au centre de la pièce. Dans ses yeux se reflétaient les flammes rougeoyantes. Il ne sembla pas se rendre compte de sa présence, alors elle se manifesta d’un léger raclement de gorge.
Ibuki tourna les yeux vers elle, et Emi dut se retenir de faire un pas en arrière tant il ressemblait à l’image que les sorciers se faisaient du Diable. Le Feu transparaissait non seulement dans ses yeux, mais également dans ses cheveux d’ébène et sur sa peau pâle.
Il se leva brusquement et fit quelques pas vers elle.
— Que fais-tu ici, Emi ? Tu sais que ce n’est pas bon pour toi d’être là.
Le cœur de la dimension, le noyau, ou comme l’appelaient les sorciers : l’animaétait l’âme de leurs terres. Ce qui lui fournissait l’énergie pour survivre et qui transmettait, avec l’arbre de vie, aux sorciers qui l’habitaient leurs pouvoirs. Sans cet arbre et cette source de vie, pas de magie, pas de sorciers, et pas de dimension. Mais en tant que sorcière d’Eau, Emi n’avait rien à faire dans le sous-sol, si proche de la chaleur vibrante de l’Anima. Parce qu’elle était bien incapable d’en supporter l’intensité. L’anima, le Feu avec un grand F, pourtant source de vie, était néfaste pour tous les sorciers qui n’en possédaient pas le don.
Ce feu magique desséchait littéralement Emi. Il épuisait son noyau magique. Il éteignait sa vie peu à peu. Ses lèvres se craquelaient déjà et elle peinait à prendre son souffle, à avaler sa salive, sans compter sa peau qui ruisselait.
— Je sais bien, ce n’est que l’histoire d’un instant. J’ai besoin de toi.
Ibuki fit quelques pas de plus pour l’atteindre et se plaça entre elle et le cœur enflammé de la dimension. Sa silhouette longiligne était à présent entourée du brasier flamboyant.
— Pour quoi ?
— Je veux que tu épuises mon pouvoir. Il faut que je purifie mon aura.
Ibuki écarquilla les yeux à ces mots et leva une main vers sa sœur, mettant en contact sa peau brûlante avec sa joue mouillée de transpiration. Il sembla voir au-delà d’elle et perçut comme elle l’avait fait l’orange qui se mêlait au bleu de son aura magique. Les deux nuances, loin de se confondre pour former un marron disgracieux semblaient s’enrouler l’une autour de l’autre.
Un non-initié aurait pu confondre l’orange de l’aura de Raphaël avec celui d’un faible sorcier de Feu, mais quiconque faisait plus attention percevait l’ocre et le doré qui enrichissaient celle-ci, caractéristique de la royauté changeforme.
— Est-ce qu’il a de nouveau … ?
Emi secoua la tête.
— Mais alors comment ?
— Qu’en sais-je ? Peut-être est-il simplement si puissant qu’il lui suffit de s’approcher pour que son aura imprègne les autres.
— Ce serait particulièrement étrange pour un changeforme et dans ce cas, pourquoi Aki n’aurait pas…
— Je n’en sais rien, mais ce n’est pas ma première préoccupation, Ibuki, l’interrompit Emi.
Elle craignait que si elle ne se débarrassait pas rapidement des résidus de la présence du changeforme, ceux-ci la marquent de façon plus profonde.
— Tu m’aides ou pas ?
La main d’Ibuki remonta, essuya le front humide de sa sœur et se glissa dans ses cheveux. Il massa brièvement son cuir chevelu avec les yeux dans le vide, puis lui sourit et accepta d’un hochement de tête.
Le rouge de l’aura d’Ibuki se mêla à la magie de la sorcière, mais dès lors qu’il la lâcha, l’écarlate Feu disparut. Les frère et sœur étaient déjà tellement proches que l’Eau accueillait chaleureusement le Feu, mais laissait également ce dernier s’échapper, libre de ses mouvements. Mais l’Eau retenait toujours le sauvage pouvoir du changeforme. Curiosité ? Possessivité ?
— Laisse-moi juste…
Ibuki n’acheva pas sa phrase, mais elle devina où il voulait en venir quand il recula doucement.
Ibuki ne regardait pas où il allait, parce qu’il n’avait rien à craindre. Ses pas le rapprochèrent lentement de l’Anima. Un de plus et il y plongerait. Ibuki se fondit dans les flammes. Son corps convulsa brièvement, puis ses bras s’écartèrent de ses flancs comme repoussés par le Feu. Il plia légèrement les genoux, puis se propulsa. Le jeune sorcier s’envola littéralement. Les pieds à quelques dizaines de centimètres du sol. Il tourna sur lui-même en riant.
Ibuki se pencha légèrement en avant et son visage souriant émergea du fuseau de flammes. Il fit un clin d’œil à Emi et lui tendit la main.
Sans aucune crainte, Emi la saisit et fut électrisée par la chaleur qui en émana. Pour autant, elle ne fit pas mine de se dégager. Cela ne la brûlait pas. Il la tira à lui et Emi se retrouva colée tout contre lui et entourée de rouge.
Une seconde plus tard, ils se retrouvèrent sur la terre ferme, et ne subsistait autour d’eux aucune trace de ce Feu aveuglant. Ibuki les avait transportés jusqu’à la surface à travers le faisceau de flammes. L’anima était l’essence de la dimension et contrôlait l’espace et le temps. Il pouvait littéralement transporter ceux qui le maîtrisaient partout sur leurs terres. Le Feu était l’élément d’Ibuki, il en avait à présent une maîtrise de fer, bien qu’elle se souvienne de l’avoir déjà vu disparaître à travers la forêt dense, quelques années plus tôt, par erreur de calcul.
Emi leva les yeux vers son frère et ne lui trouva plus aucune ressemblance avec un quelconque démon. Sa peau avait retrouvé sa pâleur laiteuse et ses yeux iridescents bien que toujours écarlates accrochaient à présent l’améthyste du feuillage des arbres et le vert de l’herbe sous leurs pieds.
Il lui tendit les mains et elle s’en saisit sans aucune hésitation. Emi n’attendit cependant pas que son Feu intérieur ne la blesse et laissa son pouvoir affleurer à sa peau. Elle opposa la fraîcheur de l’Eau à la chaleur de son Feu. Quand il força davantage son pouvoir en dehors de son corps, elle fit de même et commença entre eux un duel de volonté. Le Feu s’éteindrait-il d’abord ou serait-ce l’Eau qui s’assècherait ?
Sous la puissance qu’ils mobilisaient, leurs paumes s’éloignèrent et entre leurs mains apparut la rencontre explosive de leurs pouvoirs. Le rouge et le bleu mêlés dans une étrange danse, comme le Ying et le Yang cherchant encore et encore à se fondre l’un dans l’autre, sans jamais y parvenir. Autant l’Air était-il nécessaire au Feu pour qu’il flambe, autant l’Eau était-elle nécessaire à la Terre pour qu’elle prospère, autant le Feu et l’Eau étaient-ils totalement dissociables. Le Feu venant autant à bout de l’Eau que la réciproque. Comme l’eau et l’huile, ils se repoussaient. Ils étaient les deux essences primaires parmi les quatre Élémentaires.
Cela ne suffisait pas. Ils ne mobilisaient pas assez d’énergie. Jamais ils n’arriveraient à épuiser son pouvoir, ainsi. Le Feu enrichi par l’Anima et l’Eau, renforcée par les relents de la sauvage essence de Raphaël.
Emi tira les mains de son frère contre elle et l’étreignit. Une main dans ses cheveux, l’autre contre son dos. Son pouvoir, maintenant, s’opposait à celui d’Ibuki à travers tous les pores de sa peau, malgré la barrière physique de leurs vêtements, et non plus seulement à travers leurs paumes. Elle sentit son frère lui rendre son étreinte et ses mains se posèrent entre ses omoplates et au creux de ses reins.
Ses cheveux furent soulevés par le souffle que produisit la rencontre de leurs deux forces et elle se sentit étrangement à la fois plus forte et beaucoup plus faible. Son énergie qui pulsait à travers sa peau lui faisait prendre conscience de la quantité de pouvoir qu’elle possédait en elle. Mais toute cette énergie débordait, la vidant irrémédiablement. Bientôt, sa magie serait assez purgée pour que l’on ne perçoive que le bleu de l’Eau.
Emi réduisit le flux de magie qui s’échappait d’elle et sentit Ibuki faire de même. Doucement, leur étreinte perdit de sa force et se transforma en simple accolade fraternelle. Emi posa sa tête contre l’épaule de son frère et laissa sa respiration s’apaiser. Elle sentit les mains d’Ibuki glisser doucement dans son dos en mouvements circulaires relaxants.
La jeune sorcière d’Eau releva la tête vers lui et murmura :
— Merci.
Elle se sentait épuisée, totalement à sec.
— Allez, disparaît gamine, j’ai encore du boulot, fit-il en la repoussant.
— Vraiment ? Je vais faire comme si je ne t’avais pas vu paresser couché bien au chaud, répliqua Emi en levant les yeux au ciel.
Emi quitta son frère, le laissant seul au milieu d’un cercle d’herbe brûlée, mais entouré d’une nature en contraste merveilleusement vivante. Le Feu était la destruction mais également la vie. Les terrains abrasés n’étaient jamais plus fertiles qu’après que tout y soit mort.
[i]Forêt mère
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