Chapitre 11. Premier pas
Note sur le conseil du roi des changeformes du 15 aout, année 52 du règne :
Ouverture de la séance : 7 h 02
2 absents sur 15
1 retard
Ordre du jour : intégration au conseil d’un 16ème membre ; punition des 14-15 ans mis en cause ; rénovation du parc ouest ; horaires des tours de garde ; organisation des corvées cuisine, sanitaires, espaces de vie ; ouverture d’un nouveau rayon pour la bibliothèque (érotisme)
1)Proposition rejetée à 9/4
2) Décision laissée à la liberté des instituteurs et formateurs
3) Crédit de 2 000 unités[1] libéré
4) Relève de garde décalée d’une demi-heure (période d’essai)
5) Décision des tableaux laissée à la liberté des trois responsables de zones
6) Proposition acceptée : création d’un poste de responsable de rayons pour en contrôler l’accès
Fermeture de la séance : 10 h 27
[1]Référence monétaire interdimentionnelle.
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Pourquoi donc Maxime – ou même son père – ne l’avaient-ils pas prévenue que la sœur de Raphaël avait un compagnon sans-pouvoir ? C’était quand même une information importante !
Emi se remémora la conversation qu’elle avait eu avec son chef de clan à la fin d’un de leurs entraînements à l’art du combat rapproché. Il lui avait dit de mettre en avant ses origines, n’était-ce pas en soit un indice ? Parce que si les changeformes, thérianthropes et vampires avaient pour coutumes de prendre assez souvent des compagnons chez les sans-pouvoirs, c’était beaucoup plus rare aux échelons supérieurs des races. Ils le prônaient pour les autres, mais pas pour eux-mêmes. On avait rarement vu les familles royales forger de telles alliances – ou mésalliances. Donc, Emi comprenait mieux le conseil de son ami. Ses origines ne donneraient pas confiance qu’au peuple changeforme, mais aussi à sa cour et famille royale.
— Le Japon ? Quoi qu’il en soit, c’était bien négocié !
Cette expression était assez étrange. « Bien négocié », comme s’il s’était agi d’aborder un virage de plus de cent degrés à 200 km/h… Peut-être que l’expression était bien choisie, en fait ?
Emi tourna la tête vers la belle et grande changeforme aux yeux comme deux agates perspicaces.
— Moi, c’est Gabrielle.
Ça, Emi le savait déjà. Si elle n’avait jamais appris pour son union, c’était certainement parce qu’il s’agissait d’un secret de polichinelle.
Gabrielle saisit sa main et la porta au creux de son coude pour la guider vers le buffet et les membres plus âgés de la cour.
— Emi.
Interloquée, la jeune femme se tourna vers la sorcière, tout en continuant à la guider vers le buffet.
— Vous m’avez appelé Emiko. J’aime mieux qu’on m’appelle Emi.
« Ko », en japonais, signifiait « petit » et il n’y avait plus guère que sa famille à la nommer ainsi. Et encore, uniquement quand elle les avait contrariés.
— Emi, accepta explicitement Gabrielle, avec un sourire. Et tu peux arrêter ce vouvoiement. J’ai l’impression de prendre au moins mille ans.
Quel âge pouvait-elle bien avoir, d’ailleurs ? Raphaël n’avait guère plus de cent ans, ce qui était étonnant pour un roi, mais elle ? Gabrielle était l’aînée de leur fratrie, c’était tout ce qu’Emi savait d’elle.
— Tu as bien géré la situation. Tout sera plus simple, maintenant. Tu vois ces deux femmes ?
Emi tourna la tête dans la direction discrètement désignée par Gabrielle. L’une était grande et l’autre plutôt petite. Elles échangeaient à voix basse, tournée l’une vers l’autre, si bien qu’Emi ne distingua pas leurs traits, tout juste la blondeur de leurs cheveux.
— Elles sont sœurs. On les appelle les « Matrones », elles sont les seules femmes à avoir un jour intégré le Conseil du roi. Elles ne sont plus conseillères depuis l’avènement de Raphaël, mais elles l’étaient sous le règne de notre père. Elles sont toujours très respectées et écoutées. Et, figure-toi, que leurs enfants ont été les cibles les plus touchées des pouvoirs de Nathanaël. Il nous a fallu deux semaines pour apaiser leur migraine. Elles en ont gros et ce sont elles dont tu dois te préoccuper en premier. Elles te donneront la confiance que tu n’as pas pour l’instant. Les autres parents les écoutent. Les conquérir, c’est conquérir les mères et les familles. Les conquérir, c’est avoir une voix à la cour.
Emi ne savait pas pourquoi Gabrielle lui disait tout cela, mais elle ne s’en plaignait pas. Elle ne pensait pas que Gabrielle lui veuille du mal ou la tromperait volontairement. Étant la sœur de Raphaël, elle devait être tout autant attachée que lui au maintien de la paix. Et elle devait penser qu’Emi y participerait activement. Cette confiance lui donna le courage qui lui manquait. Si on croyait en elle, Emi pouvait bien se le rendre. C’était la moindre des choses.
— Je me permet de te donner ce conseil, parce que je me doute bien qu’il ne faut pas compter sur mon frère pour en faire autant. S’il t’a dit quelques mots – ce serait déjà étonnant – il t’aura dirigé dans la mauvaise direction. C’est un homme, il ne comprend pas la force que peuvent avoir quelques regards noirs et insultes de la part de femmes influentes. Il te dira de te ficher de ce que les autres peuvent bien penser de toi, mais il pense comme le chef qu’il est. Toi, tu dois penser comme une émissaire. Crois-moi sur parole.
Et Emi la crut.
— Leurs noms ?
Gabrielle hocha la tête, satisfaite de la muette approbation d’Emi.
— La branche de bambou ? C’est Katrina. L’autre, Ménia. Leurs enfants sont…
Elle n’eut pas le temps de finir sa phrase que deux petits accoururent vers les deux femmes, se pendant à leurs genoux. Katrina et Ménia cessèrent immédiatement de discuter et les grondèrent pour avoir surgis ainsi et pris possession du territoire des adultes.
— Ileana et Jardis…
Emi observa en silence les enfants. L’aînée, Ileana, possédait les mêmes cheveux châtains que sa mère et était grande et très maigre. Jardis, le plus bavard des deux cousins, avec ses cheveux bruns en bataille, sa petite taille et ses grands yeux lui donnaient l’impression d’être le plus innocent des enfants. Il parlait tellement qu’il laissait à peine assez d’espace à sa mère pour lui adresser quelques remontrances.
Gabrielle fit encore quelques pas avec Emi, puis la présenta aux deux sœurs et les laissa seules. Nouvelle preuve de confiance. Elle n’avait pas besoin d’une nourrice qui lui tienne la main et encore moins que les autres pensent que cela puisse être nécessaire.
Les deux femmes chassèrent rapidement les enfants, les renvoyant à leurs jeux.
— Alors, comme cela, même les sorciers estiment que les changeformes sont supérieurs aux thérians ? l’interrogea immédiatement Ménia en haussant un de ses sourcils blonds comme les blés.
Emi secoua la tête.
— Les sorciers sont … les sorciers. Ils ne considèrent qu’eux-mêmes. Ce sont les humains et plus particulièrement les Japonais qui estiment davantage les changeformes pour leur appréciation différente de la … bestialité.
Àla mine interloquée des deux femmes, Emi estima avoir gagné un point de popularité. Que ce soit parce qu’elle ne s’était pas intégrée au groupe des « sorciers », parce qu’elle avait dénigré sa propre espèce ou parce qu’elle avait complimenté les changeformes. Peut-être un mélange des trois ? Du reste, ce n’était même pas une manœuvre en vue de les manipuler. Elle le pensait. Elle n’éprouvait que très peu de respect envers tous les Vénérables sorciers ou les grandes familles. Trop s’en étaient sortis sans conséquences après avoir tués lors du génocide, trop n’avaient pas été condamnés pour avoir observé sans agir. Parfois Emi détestait être une sorcière. Et cette haine était apparemment assez transparente pour convaincre les changeformes qu’elle n’approuvait pas les actes perpétrés par sa propre espèce, son propre peuple.
— Dites-nous en plus sur vos pouvoirs. Que savez-vous faire ?
Ils ne se contenteraient donc pas de ce qu’elle avait montré aux enfants. Il lui fallait réitérer. Si c’était le prix à payer pour les rassurer, elle sortirait son porte-monnaie sans rechigner.
— L’Eau. Elle me sert à prendre soin de ma dimension. Je travaille en coopération avec les sorciers de Terre. Ils font naître la vie, surveillent sa croissance et je m’occupe de la « nourrir », de l’aider à prospérer. J’aide également à la formation de sorciers d’Eau et de Feu, parce que je suis également capable d’éteindre les flammes du Feu.
— Et en termes… offensifs ? l’interrogea Katrina.
Emi haussa épaules.
— Je n’ai pas suivie de formation en ce sens, mais je suppose que… que je pourrais soulever des vagues ? Avec l’aide d’un puissant sorcier d’Air, je pourrais même créer un petit tsunami.
Il ne lui servirait à rien de mentir, ils finiraient par le découvrir. Elle ne gagnerait rien en les rendant plus méfiants, s’ils découvraient qu’elle leur avait menti.
— Mais… ceci vaut pour la dimension sorcière. Les sorciers ont besoin du soutien d’Hécate pour réunir leurs pouvoirs, pour les maîtriser assez pour en faire quelque chose. De plus, notre Eau n’est pas la même que la vôtre. Ce n’est pas non plus celle qui compose à plus de 50% votre organisme.
Ce qui faisait qu’elle ne pouvait en aucun cas agir sur leur corps physique, elle ne pouvait s’en prendre d’aucune façon à leur intégrité.
Emi claqua des doigts et une petite bulle de son pouvoir apparut au-dessus de ses doigts. Après un sursaut, les deux sœurs furent aussi curieuses et ahuries que les enfants avaient pu l’être.
Emi referma son poing et Katrina et Ménia reconcentrèrent leur attention sur la conversation.
— Ma foi, je suppose que c’est plutôt une bonne chose. Cela ne serait pas de bon ton de soulever les eaux de nos fleuves, s’amusa Katrina avec une fausse nonchalance.
Emi leur sourit.
— Je ne pense pas non plus. Et je suppose que je serais bien trop occupée pour même essayer, plaisanta-t-elle avec ce même flegme étudié.
Elle devait à la fois les caresser dans le sens du poil – ou des plumes, peut-être ? – et ne pas paraître faible. Elle devait inspirer le respect sans pour autant être crainte. Cela lui paraissait vraiment difficile… presque infaisable, si elle devait se montrer honnête. Pour le moment, elle les rassurait sur ses pouvoirs tout en leur montrant qu’elle était loin d’en être dénuée. Mais pour le respect ? Il était encore bien trop tôt pour même y penser.
— Et pour la … télépathie ?
En ce terme se résumait toute l’étendue de la méconnaissance des changeformes des pouvoirs et des coutumes sorcières. Ils avaient tellement appris à les craindre et les haïr qu’ils avaient oubliés d’apprendre à les connaître. Ne disait-on pas pourtant qu’il fallait être plus proche encore de son ennemi que de son ami ? Connaître ses faiblesses était clairement un avantage tactique. Avantage que négligeaient apparemment ces changeformes, bien qu’Emi eut un doute sur l’inculture supposée de Raphaël. Si sa cour pouvait difficilement se permettre cette ignorance, lui moins encore. Mais, s’il avait considéré que les pouvoirs diminués d’Emi étaient un avantage stratégique pour lui, il devait en savoir plus qu’on ne pourrait le suspecter.
— Je n’en suis pas capable. Je suis une sorcière élémentaire et non une sorcière d’Esprit. Vos cervelles sont à l’abris avec moi.
Faire de l’humour à ce propos n’était pas forcément très malin, mais faire semblant d’ignorer ce qui s’était passé, l’était encore moins.
— Nous voilà rassurées, s’exclama Ménia avec renfort de soupirs.
Emi en doutait fortement. Qu’étaient quelques mots face à ce qui était arrivé à leurs enfants ? Elle ne gagnerait pas aussi facilement leur confiance. Mais Emi espérait avoir au moins fait le premier pas en se confiant avec honnêteté. Parce que ces femmes ne pouvaient oublier qu’être honnête avec elles lui coûtait d’avouer que face à leur force physique, ses pouvoirs n’étaient rien. La notion de faiblesse était importante dans leur culture. Un animal mourant ou un petit devaient être protégés pour cette raison, parce que les prédateurs en faisaient leurs mets de prédilection. Oh oui, elles devaient savoir qu’Emi se mettaient en danger en avouant les lacunes de ses pouvoirs. Et ça, c’était également un premier pas vers le respect. Parce qu’avouer sa faiblesse, c’était ici montrer qu’elle acceptait de payer le prix de sa sécurité pour leur venir en aide. Définitivement un bon point pour elle.
— Puis-je vous l’emprunter ?
Emi se tourna vers Raphaël qui venait de faire son apparition juste à côté d’elle.
Elle n’avait pas particulièrement envie de le suivre. Elle voulait continuer à parler avec Katrina et Ménia. Elle voulait en apprendre plus sur elles, sur la cour et le rôle qu’elles y jouaient, s’en faire des alliées.
Pourtant, les deux sœurs acquiescèrent rapidement et Raphaël se saisit de son bras avec autorité, comme l’avait fait sa sœur plus tôt.
Encore un élément caractéristique de la culture changeforme. Le besoin continu de toucher les autres. Les sorciers se saluaient de loin, échangeaient parfois – mais rarement – des poignées de mains symboliques, mais en restaient là. Ils ne devraient vraiment pas autant la toucher, cela ne se faisait pas. Mais elle ne pouvait le leur dire. Et puis même dans le cas contraire, rien ne lui assurait qu’ils changeraient d’attitude.
— Pour un galop d’essai, c’est vraiment pas mal. Je suppose que c’est ma sœur qui t’a dirigée vers elles ? C’est un choix intéressant…
Emi se contenta d’hocher la tête en réponse à ses assertions.
— Viens-donc faire la connaissance de mes lieutenants, maintenant.
Comme si elle avait le choix…
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