Chapitre 2
Durant l’année 1979, notre situation a évolué. En février, mes parents s’apprêtaient à agrandir la famille, mon père espérait un garçon, un descendant à qui il transmettrait son amour pour la nature, la chasse, la pêche, le football, et pourquoi pas la vigne. Il avait même surnommé le futur bébé Balthazar. Si bien que lorsque j’ai vu ma sœur pour la première fois, j’ai demandé à ma mère d’un air dégoûté :
— C’est ça Balthazar ?
Sans m’appesantir davantage au-dessus du couffin, j’étais retournée tranquillement jouer avec ma poupée Nanie.
En hiver, la période de travail était moins dense sur le domaine et mon père avait eu le loisir d’être plus présent à la maternité et de déclarer Catherine, que tout le monde appellerait « Kattie ». Il en a profité pour l’affubler, au grand dam de ma mère de Marguerite et d’Octavie ce fameux prénom auquel j’avais échappé.
La même année, papi Paul et mamie Paulette étaient prêts à se retirer. Ils avaient étudié leur succession depuis le retour de papa au domaine. Mon père hérita du matériel, des bâtiments et des installations diverses, de onze hectares de vignes et de vingt-cinq hectares de terre en AOC Médoc. Papi et mamie conservèrent tous les stocks de bouteilles afin de garder des revenus jusqu’en 1984, leurs 60 ans, date de leur retraite officielle. Un bien grand mot pour des paysans, une rente misérable pour papi en contrepartie des jours et des nuits, des semaines, des mois et des années sans jamais de répits ni de congés qu’il a sacrifiés. Rien pour mamie, femme d’agriculteur qui avait travaillé tout autant sans jamais être reconnue.
De son côté papa avait suivi une formation de 200 heures pour devenir exploitant et bénéficier des subventions d’état qu’il avait choisi d’investir dans un nouveau tracteur et dans le vignoble qu’il souhaitait développer.
L’entreprise comprenait également une laiterie et des vaches, mais papa avait toujours été clair, il n’en voulait pas et ne comptait pas changer d’avis.
— Je ne suis pas revenu pour m’emmerder avec ça, avait grogné autoritairement papa. Le
vin se vend bien, je n’ai pas besoin de plus.
Sous sa conviction, papi et mamie s’étaient résignés à se séparer d’une grosse partie du troupeau. Ils avaient fermé la laiterie et gardé seulement quelques vaches laitières pour les bons clients et la famille ainsi que les vaches à viande, moins contraignantes à entretenir.
Papa n’ayant aucun stock de vin, il avait lui aussi acquis quelques bovins pour arrondir les fins de mois en attendant de vendanger et surtout vendre ses propres bouteilles.
Les rares fois où il était à la maison, Papa m’appelait Mounaque, car il trouvait que je ressemblais à une poupée. Kattie, c’était Margaux, en référence à Marguerite.
— Ne vous mariez jamais, nous conseillait-il. N’ayez jamais d’enfant, c’est trop de contraintes.
Très tôt, je lui demandais pourquoi lui l’avait fait.
— Fais ce que je te dis de faire, mais ne fais pas ce que je fais. De toute façon, je ne suis pas votre père. Tu es la fille du facteur et Kattie celle du plombier.
J’ai grandi dans ces boutades indélicates ou papa reniait ses responsabilités. Maman disait qu’il plaisantait et nous rassurait. Bien entendu, je ne le croyais pas.
En plus de sa rudesse paysanne, de ses absences, il refusait toute marque d’affection. Je ne me souviens pas qu’il m’ait pris dans ses bras ou même qu’il m’ait embrassé. Cela ne m’a jamais manqué puisque je ne connaissais pas ces gestes. Peut-on être en manque de quelque chose que l’on n’a pas connu ? Il ne savait pas exprimer ses sentiments d’une quelconque manière. Il n’a jamais mis les pieds dans mon école, n’a jamais rencontré un de mes instituteurs ou professeurs, n’a jamais assisté à une kermesse ou un concours de piano que j’ai pratiqué durant des années. Papa ne s’intéressait que très peu à nous. J’avais l’impression qu’il accordait plus de temps à ses chiens qui le suivaient à la vigne, à la chasse, un peu partout qu’à Kattie et moi.
Je croisais mon père dans la maison, le soir au repas, ce fameux dîner silencieux devant les informations, où il arborait son air renfrogné, impassible, lorsqu’il rentrait de la passée aux grives, ou qu’il partait à la pêche au touc* ou à son entraînement de football. Il ne fallait pas prononcer un mot pour qu’il puisse jouir des dernières nouvelles du jour. Kattie qui ne savait pas tenir sa langue en faisait souvent les frais.
— Je ne veux plus t’entendre pendant cinq minutes sinon tu es punie ! déclamait-il en menaçant du poing.
Ses gros sourcils se plissaient, soulignant ses yeux bleus presque translucides. Il n’en fallait pas plus pour nous convaincre. Papa avait une autorité naturelle que personne n’osait défier. Ce grand bonhomme aux épaules larges avoisinait les 1m80. Sportif et athlétique, il était connu pour être le bout en train dans les fêtes, mais aussi celui auquel il ne fallait pas se frotter lorsqu’il tapait du poing sur la table.
En dehors de la maison, je croisais papa chez papi Paul et mamie Paulette, au moment où il embauchait ou débauchait.
Les Couhourques, Le Planton, Le Moulin, Saint-Bonnet, Maleytre,… toutes nos parcelles de vignes, j’ai compris très tôt que ce serait le seul lien que j’aurais avec mon père.
Maleytre. Papa a tout misé sur cette parcelle de onze hectares d’un seul tenant, tout en terrain AOC. Désormais exploitant du château Saint-Christoly, il comptait planter drastiquement des vignes pour produire du volume et se constituer les stocks dont il manquait. Trois années sont nécessaires à la vigne pour produire du raisin et bénéficier de l’appellation d’Origine contrôlée. Vigneron était un métier ingrat, il faudrait à papa plusieurs vendanges pour ériger des réserves de vin qui lui permettrait d’en vivre puis de passer les moments difficiles, où il rencontrerait le gel, la grêle, les maladies ou simplement les mauvais rendements.
J’avais quatre ans, il faisait beau, c’était l’été. Mon cousin Frédéric m’avait rejoint chez papi et mamie comme à toutes les vacances scolaires. Papi, coiffé d’un vieux bob Total, nous avait chargé dans la grosse remorque rouge.
— Tenez-vous comme il faut ! avait-il conseillé en démarrant.
Les cheveux au vent, remués par les mouvements de la route, inconscients, nous nous amusions à lâcher les mains lorsque papi ne regardait pas. Il avait pris le chemin du cimetière, celui qui mène à Maleytre.
Papa et Éric, que tout le monde surnommait Chichi, le salarié embauché dans la perspective d’agrandissement du vignoble, nous attendaient déjà sur la parcelle.
— Les petits vont conduire ! a indiqué papi pour se justifier de nous avoir emmenés.
Après avoir mis le tracteur au milieu du champ, il me confia le volant. J’étais fière. Frédéric, assis à côté de moi me guidait, nous alternions tandis que derrière nous les hommes nettoyaient le terrain qui avait été griffé. La terre avait été remuée, retournée, préparée pour recevoir les plants qui porteraient les futures récoltes. Le ventre ouvert, elle livrait ses tripes, ses secrets. Maleytre, ce n’était pas un gage de qualité sur lequel papa misait, c’était le sable en surface, l’argile et le calcaire en profondeur. Cela promettait des cuves pleines de raisin, des hectolitres de vin, des rendements au taquet, une rentabilité de l’exploitation. Il fallait au moins ça pour équilibrer, papa n’avait plus de céréales, plus de bétail, pour compenser, cela passait par les l’extension de la superficie : 19 hectares en 20 ans, un hectare par an, ce n’était pas rien.
Les jeunes vignes exigent beaucoup d’entretien, comme au printemps où l’herbe a tendance à reprendre ses droits et doit sans cesse être dégagée, ou en été quand les journées de sécheresse interminables nécessitent un arrosage.
Il n’y avait jamais eu de vignes plantées à Maleytre. La terre était vierge de toute culture, pendant des décennies, ces prés avaient servi de pâturages aux troupeaux de mes aïeux.
Sous la chaleur de l’été brûlant, les hommes suivaient le tracteur lent et ramassaient les pierres sur leur passage. Par moments, elles étaient trop grosses, et ils devaient s’y mettre à deux, parfois même à trois. Papa et papi étaient des forces de la nature, inépuisables, costauds, puissants, résistants aux travaux les plus difficiles. La remorque se remplissait laborieusement et je m’impatientais. Frédéric me remplaçait et pouvait rester plus d’une heure sans se plaindre. Moi, j’aurais préféré rester jouer avec mes poupées.
— Tout ça sera à toi un jour ma poulette, me disait papi en reprenant le volant du tracteur, ce qui signifiait que la journée était finie.
Je m’ennuyais au milieu de la nature, sur le tracteur, en plein pic du soleil. Je n’avais pas la fibre paysanne et cela je m’en suis rendu compte dès mon plus jeune âge. Je ne suis pas née avec l’amour de la terre, elle représentait la menace ultime : « Si tu ne travailles pas bien à l’école, tu iras à la vigne ». J’ai toujours vu mon père et mon grand-père trimer sur le vignoble. Planter, mais aussi tailler, plier, acaner*, relever*, traiter puis récolter. Un cercle vicieux qui n’en finissait jamais, asservis aux aléas climatiques et aux éléments qui parfois se déchaînaient.
Très tôt, je me suis opposé à cette fatalité et j’ai « juré craché » que jamais je ne serai esclave de la nature et du domaine.
L’exploitation viticole était en réalité une ferme. Il y avait la maison de mes grands-parents qui donnait sur la place de l’église et le cuvier qui était dans le prolongement de leur habitation. Passé ce bâtiment, on arrivait à la cour, que ma mère surnommait avec ironie « la Cour des Miracles ». À gauche, dominés par le clocher, le chai à bouteilles en pierres apparentes et la remise se côtoyaient ; à droite, c’était le hangar à matériel, l’écurie à la porte arrachée et la bergerie. L’été, la vigne vierge tapissait les murs, cachait la misère. Toutes les portes étaient noires et enduites d’huile de vidange, peinture artisanale, certifiée d’utilité publique par papi, contre la vermine en tout genre. Et puis, il y avait les tas de ferraille, les carcasses de voitures, les séchoirs à maïs désarticulés recouverts de taules rouillées, le chenil à chiens grillagé sur plus de trois mètres de haut dont on sentait l’odeur pestilentielle à plusieurs mètres de-là, le lierre, les ronces, les orties qui gagnaient un peu partout où les brebis n’allaient pas. J’ai grandi au milieu de cette douce pagaille, dans les parfums de vin et de fumier. C’était la ferme et j’y vivais mes meilleures aventures d’enfant.
Mamie m’emmenait nourrir les lapins avec de la luzerne, caresser le cheval désormais confiné à l’écurie depuis l’achat du Soméca*, lever les œufs dans les nids éparpillés sous les hangars, donner le biberon aux agneaux, engraisser le cochon avant de le tuer. Les jours de pluie, nous faisions sauter les crêpes. C’était le concours de celle qui la jetterait le plus haut. Parfois, on arrivait à toucher le plafond. Depuis qu’elle avait pris sa retraite, mamie ne quittait plus son tablier, ses livres de recette et ses fourneaux.
Nous étions gâtées, servies comme des princesses. Papi et mamie nous adoraient et c’était réciproque. Nous ne refusions jamais une occasion de rester chez eux.
Papi était très taquin et aimait s’amuser avec Kattie et moi. Avec ses mains calleuses et ses gros doigts tachés par les travaux extérieurs, il savait mimer d’affreuses araignées, d’effrayantes menthes-religieuses, des monstres en tout genre dont mamie me protégeait.
Quand Kattie et moi fûmes suffisamment autonomes, la ferme devint notre terrain de jeux et papi Paul nous emmenait partout. On le suivait à la traite des quelques vaches qu’il avait conservée à la laiterie. Il avait rebaptisé ses favorites avec nos prénoms : la noire et blanche s’appelait Sandrine et la blonde d’Aquitaine, Kattie. Il nous apprenait à bien tirer sur le pis, pour récolter le lait, mais nous n’avions aucune patience et nous préférions de loin sauter sur les bottes de foin.
— C’est malheureux ! criait-il. Ça n’écoute rien !
Il aimait nous donner des leçons auxquelles, nous ne comprenions rien.
— Deux plus deux ?
— Quatre ! répondions-nous en cœur.
— Quand tu sais ça, tu sais tout ! concluait-il satisfait.
Ou encore :
— La vie, c’est une échelle à quarante barreaux. Quarante à monter et quarante à descendre. Une fois en bas, c’est du rab !
Mon grand-père maternel, Papichou, était menuisier. Sur la demande de papi Paul, il avait confectionné une galerie en bois pour le capot de sa voiture. Elle devait servir à transporter le maïs, mais finalement, c’est nous qu’il promenait sur le toit. L’intérieur du véhicule était très sale, les fauteuils percés, entre les bottes de foin à l’arrière et les chiens à l’avant, il n’y avait pas de place pour nous. Cela m’arrangeait drôlement, j’évitais les griffons au maximum de peur d’attraper des puces.
Sur le toit, nous étions les rois du monde. Nous passions les jambes sous les barres transversales, nous nous cramponnions bien. Papi roulait au pas. Les cheveux dans le vent, nous étions fières. Nous faisions l’attraction du village. Papi passait pour un original, mais cela ne le dérangeait pas, au contraire, il aimait en jouer. Il nous emmenait ravitailler les vaches en eau, puis ramasser un peu de maïs pour ses poules et moutons.
Pieds nus dans la terre, un vieux short bleu, toujours le même, il marchait lentement, courbé en avant, les mains dans le dos. Un bob usé bien vissé sur son crâne chauve, son regard bleu et attentif ne manquait rien de ce qui se déroulait autour de nous.
— Écoute le coucou chanter ! murmurait-il.
Un peu plus loin, il se penchait pour ramasser quelques herbes.
— De la luzerne pour les lapins, précisait-il alors que l’on s’en moquait.
Quand nous commencions à trouver le temps long, il levait les yeux au ciel et mimait un air étonné.
— Mais ce n’est pas possible, regardez cet avion !
Nous regardions dans la direction du doigt qu’il pointait pour observer la longue ligne blanche tracée dans le ciel bleu.
— Mais, c’est pas vrai ! disait-il d’une mine faussement surprise. Il nous envoie quelque chose !
Pendant que nous cherchions dans le ciel, il semait des dragées dans la terre.
— Là, ici ! montrait-il, fier de lui.
— C’est toi, papi !
— Du tout ! niait-il.
— Mais c’est sale, maintenant !
— Souffle un peu, ma poulette. La terre n’est pas sale, c’est elle qui nous nourrit.
J’étais une petite fille timide, douce, délicate et tranquille tandis que ma sœur était turbulente, volontaire, effrontée, un vrai bulldozer, j’étais aussi brune qu’elle était blonde. J’avais les yeux marrons cachés derrière des lunettes, les siens étaient bleus et vifs. J’aimais les poupées, elle jouait avec les tracteurs. Tout nous différenciait déjà.
— Celle-là, c’est une Héraud, disait papi en désignant la tignasse fine au reflets dorés de Kattie.
Je ne saisissais pas et lui répondais avec retenue :
— Moi aussi, je m’appelle Sandrine Héraud !
— Mais oui, ma poulette, il dit des bêtises ! me consolait mamie Paulette tandis que papi étouffait un rire satisfait en regardant ma sœur.
C’est bien plus tard que j’ai compris ce qu’il voulait dire. Je n’ai pas honte de le dire, je suis descendante d’une famille de bouseux vignerons. Mon grand-père, puis mon père était surnommé « rigadin », ce qui signifie vagabond, va-nu-pieds. Je n’ai jamais vu papi Paul porter de chaussettes, il préférait mettre de la paille au fond de ses bottes ou de ses sabots. Mon père marchait pieds nus, les pieds au contact de la terre, bien ancrés dans le sol. Les deux n’aimaient pas s’habiller, le seul costume qu’a porté mon père était probablement le jour de son mariage et de mon baptême. Ils associaient leur apparence à leur liberté, revendiquaient leur statut de paysan. Cela ne fait en rien d’eux des hommes dénués d’intelligence. Bien au contraire, j’admire leur éloquence, leur culture, leur perspicacité. Papa a étudié à l’école militaire d’Issoire. Papi Paul aimait l’opéra et mamie Paulette était pianiste, ils sont tous les deux diplômés du Creps. Les Héraud étaient des bouseux érudits.
touc* : Pêche qui consiste à attraper des anguilles grâce à des vers de terre au bout d’un bambou
acaner* : Attacher la vigne durant l'hiver
relever* : Attacher la vigne au printemps et en début d'été quand elle pousse
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