La tartelette au fruit (pas si anodin) de Madame Jean-Pierre
Dans sa chambre, à peine avais-je fermé la porte pour m’y adosser, Samantha a juste relevé les yeux de l’écran de son laptop, puis un sourcil entre légèrement interrogatif puis très moqueur. ‘’Toujours pas ?’’
— Non, ai-je soupiré. ‘’Je sais pas quoi faire, c’est mort’’.
— Jérôme a été méchant, ou cruel ? Je lui pète sa tronche !
— Même pas, juste… sympa-gentil. Quand j’ai quitté le bar, il m’a tapé sa grosse papatte de nounours sur l’épaule en me disant ‘’Bonne nuit, petit’’, avec l’autre sur les épaules d’un mec trop… trop pas moi.
— Pourtant…
Oui, je sais, pourtant. Et j’ai tout fait. Enfin, tout ce qui était à ma mesure, faible, bien sûr. Sur les conseils de Sam, notre colloc’, j’ai viré mes lunettes de nerd pour les remplacer par des lentilles, un quart d’heure pour les poser, un autre pour arrêter de larmoyer comme un con… Et la barbe de trois jours… Sauf que si je suis honnête, juste mes quelques poils de trois jours, ça ne pousse pas partout, au final à peine un misérable goatee ridicule et des petites touffes éparses que j’ai éliminées.
— Je peux dormir ici, steuplé ? ai-je soufflé en glissant le long du battant mélaminé, alors que la porte d’entrée de notre appart’ claquait et que des murmures complices remontaient le couloir.
Sam a soupiré… ‘’Si j’avais pu imaginer… Deux colocs gays, parce que faut pas croire, ça se sentait à dix mètres, je me disais que ce serait marrant, mais le niveau de drama, sérieux, c’est pire que le pire des Kardachiantes ! Et non, tu ne dors pas sur ma moquette, mais avec moi, ici, maintenant ! Vire au moins tes Vans, c’est un lit, quoi ! Elles sont à damier, en plus, t’es trop un cliché gay, Jérémie…’’
Sam a collé sa tête à la mienne…
Les deux corps se sont bousculés contre la porte de la chambre de Jérôme, avant qu’elle grince et se referme.
Derrière la paroi, un dialogue diffus… De l’incompréhension… Quoi ? Toi aussi, tu es… Aaah ? Puis des reproches… Mais ton attitude, j’ai cru que… O-hooo, bon, ça ! Mais ensuite, négociation… Bah, pour une fois… Oh nooooon !
Et là, juste des sons…
— Cloisons à la con, on entend tout, n’écoute pas ! a grondé Sam. ‘’Au fait, je t’ai raconté mes vacances en Bretagne, Jérém’ ? D’abord Concarneau, on s’est fait péter d’huîtres, trooop bon ! Ensuite, on a tracé jusqu’à Camaret, dans un B&B absolument cool, avec balades sur la lande et sorties en mer avec le proprio du gîte, c’était géant, je te promets, puis je ne te raconte pas les barbecs de fruits de mer, une tuerie, mec ! On s’est fait des poissons dont je ne…
Elle voulait bien faire, à essayer de me vider la tête, mais là, ce sont les trois vodka-RedBull au bar, ou son blabla, je ne sais pas, je me suis endormi…
(***)
— J’ai pensé à un truuuc ! Jérémie, réveille-toi !
— Un… truc… quoi ? ai-je grogné au troisième coup d’épaule.
— Fulgence Jean-Pierre…
— Pfff… Surement encore un couple heureux, me torture pas, Sam, ai-je marmonné.
— La dame du premier, c’est son nom de famille, Fulgence est Antillaise, et on fait quoi aux Antilles ?
— J’en sais rien… Du rhum et des accras ?
— Du vaudou, sorcellerie, tout ça.
— C’est à… Haiti, je pense, Sam.
— C’est pas loin, c’est bon, je gère, fais-moi confiance ! Et file à la douche… Non, attends, écoute !
— C’était bien ! On se revoit, Jérôme ?
— Je sais pas trop, Greg, t’étais pas trop réceptif à ce que je…
— Tu sais quoi ? Va te faire mettre, mec, ça te changera.
— Wooops ! On a passé une meilleure nuit à deux, non ?
— Mouais… Ne le prends pas mal, Sam, j’aurai toujours un regret…
Elle sait que son sourire du sphinx m’énerve toujours, elle ne s’en prive pas, la peste…
J’ai quitté sa chambre pour trouver notre coloc’, à la porte de l’appart’.
— Compliqué ? ai-je osé.
— Un peu plus que Sam et toi, on dirait, je n’aurais jamais imaginé, dommage mais c’est bien… Oui, bien ! Mais quand même dommage…
En milieu d’après-midi, en rentrant de la fac, j’ai trouvé devant la porte de ma chambre une boîte Tupperware contenant une tartelette, une flasque emplie d’un liquide brun et un mot. ‘’Jérém’, Fulgence a préparé le truc vaudou, et dans le calendrier orthodoxe, c’est la St Jérôme aujourd’hui (sauf que non mais il n’en sait rien, con comme il l’est). Profite de ce qu’il est au taffe, là, remplace ce post-it par un autre avec ton prénom et un petit blabla, puis bon, wait and see…’’
Perdu au niveau 18 de Neverwinter, j’ai senti deux mains sur mes épaules, qui m’ont fait retirer mon casque.
— La tarte aux abricots était délicieuse, a murmuré Jérôme, dans mon dos, ‘’C’est un fruit très… Ça m’a d'ailleurs fait penser à une scène avec ce fruit dans un roman que tu ne connais surement pas’’, avant d’agiter la petite bouteille sous mes yeux. ‘’Mais je me suis dit qu’on pourrait au moins partager ceci’’.
— Tu sais, Jérôme, la dame du premier fait des tartelettes ensorcelées, là, tu es juste victime de…
— De quoi ? De m’intéresser à toi depuis le temps qu’on est colocs… malgré celui que tu passes avec Samantha… malgré des pâtisseries dont je n’ai pas besoin pour te trouver… Hmmm. Bah ! Laisse tomber, va, on se boit ton rhum, c’est bon, ça ?
— En parlant de roman, j’ai d’abord pensé à la nouvelle de Stephen King pour la tartelette ensorcelée que Sam a obtenue de madame Jean-Pierre…
— La sorcière du premier s’appelle Jean-Pierre ? s’est-il étonné.
— Non, c’est Fulgence Jean-Pierre, et elle n’est pas sorcière, ni ne pratique un quelconque vaudou, juste assez psychologue pour t’avoir cadré, puis moi, et mieux que tu ne l’as fait, hein... Et aussi, elle a pas mal de références, assez que pour avoir choisi le fruit du roman que…
— Que tu connais, donc... Tu me surprendras toujours… Call Me..
— By Your Name, oui. Mais je ne suis pas aussi naïf que le personnage d’Elio.
— Ni moi aussi manipulateur que celui d’Oliver. Alors, on pourrait…
— Se faire le film, déjà, ai-je suggéré.
Farine, beurre, sucre… Rien de très aphrodisiaque là-dedans… Par contre, le rhum arrangé a fait que mon Jérôme… Ben oui, je peux dire ‘mon Jérôme’, vu ce qui vient d’enfin arriver, et le fait que là, je glisse une main légère sur son torse endormi… la boisson ambrée, donc, a rendu mon Jérôme plutôt très amoureux. Ginseng, bois bandé, sauce huître (sauf que peut-être pas, non), gingembre… ? Dieu seul sait… Enfin, Papa Legba seul en connait la composition, à part Fulgence. Elle a fait le même sourire cryptique que Sam lorsque je l’ai remerciée sobrement, en l’appelant ‘Madame Jean-Pierre’, par politesse, puis un peu au cas où elle serait bien une sorcière vaudou.
J’ai viré les douze poils de mon menton, puis les lentilles de contact, avant de me provoquer moi-même une conjonctivite par ma maladresse légendaire. Et lorsque je torture la manette de ma PS4, il descend mes lunettes sur le bout de mon nez pour déposer un bisou léger sur sa racine, je perds le contrôle de la manette et je me fais évidemment dézinguer par le boss dans Neverwinter, mais c’est pas cher payé, ça.
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