Chercher à comprendre, c’est commencer à désobéir
Trois juin 1775
Pierre se tenait sur la jetée de Tazacorte. Le vent chaud provenant d’un navire en flammes lui caressait le dos et la lame glacée d’une dague était appuyée contre son cou.
Son esprit se mit à flotter comme dans un rêve où apparaissaient les scènes qui avaient précédé ce moment d’impasse dans lequel il se trouvait.
L’entrée au port de l’île de La Palma, une des îles de l’archipel des Canaries, s’était déroulée sans encombre. Le Magnifique s’était faufilé dans l’anse abritée dominée par les remparts de la ville. Des canons pointaient leur nez en direction de la mer, calés entre chaque créneau des hautes murailles de pierre. Le garde de faction dans son échauguette à l’angle de la fortification surveillait les manœuvres de l’armada française. Tout le monde était sur le pont ravi de retrouver la terre ferme. Le paysage alentour méditerranéen offrait un véritable dépaysement après quelques semaines de navigation en pleine mer. Des agaves épanouis pointaient leurs feuilles tentaculaires vert vif comme une menace séductrice. Du cœur de la plante jaillissait une haute tige couverte de fleurs.
Les marins chargés du ravitaillement s’affairaient dans les cales pour libérer de la place. Il s’agissait de remplir les tonneaux d’eau potable et de pourvoir en nourriture pour les semaines à venir. Des moutons attendaient sur le quai d’être embarqués. Une joyeuse animation régnait sur le port de cette contrée de langue espagnole chantante.
Le vieux galion corsaire en imposait au bout de la jetée. L’homme en rouge était descendu et, accompagné d’une escorte, rejoignait le centre de la cité. Seuls autorisés à quitter le port, les lieutenants respiraient déjà le plaisir de se dégourdir les jambes et se préparaient à descendre du navire. Ils décidèrent de suivre le corsaire et d’aller à la découverte d’une taverne accueillante. Des maisons blanches à étages, aux colonnades ouvragées, des fontaines d’eau jaillissante, des ruelles étroites où pendait du linge coloré participaient de ce déracinement en marche. Une fois installés au frais, ils dégustèrent la bière locale qui coulait à flots. Leur présence attira l’attention du groupe de corsaires attifés de longs cheveux attachés en queue de cheval, tous coiffés d’un foulard enserrant la tête. L’homme en rouge portait une barbe bien entretenue et son tricorne de cuir marron était adorné d’une fleur d’hibiscus qu’une jeune serveuse lui avait amoureusement glissé entre les lèvres lors d’un baiser de bienvenue qui fit rire ses hommes.
Gunnar Bonny, qui était le meneur de la bande, s’approcha de la table des nouveaux venus. Ses yeux d’un bleu clair sous des sourcils fournis scintillaient d’audace. Il se présenta en saluant les officiers comme un gentilhomme éduqué aux bonnes manières. Pierre et sa bande restèrent sur leur garde et saluèrent du bout des lèvres le corsaire. En un éclair, l’atmosphère devint orageuse. Le chef fit un signe à ses acolytes qui devinrent menaçants. Les lieutenants se laissèrent embarquer dans une bousculade qui en fait s’avéra être une diversion. En effet, pendant ce temps-là, la bande de Gunnar Bonny s’emparait de l’Espérance, un navire de l’armada. Pierre et ses compagnons, un peu sonnés, réalisèrent au bout de quelques instants que leurs assaillants avaient pris la tangente et notamment leur chef. Se doutant d’une manœuvre, tous les officiers se lancèrent à la poursuite du corsaire. La taverne se situait à proximité du port. Pleins de fougue et de rage d’avoir été bernés, ils atteignirent les quais en quelques secondes. Là, ils se séparèrent en deux groupes, l’un chargé d’entraver la cambriole et l’autre de piéger le chef corsaire sur la jetée, c’est à ce moment que retentit une explosion sur le galion corsaire.
Pierre sortit de sa torpeur. L’incendie qui suivit l’explosion illuminait la lame glacée de la dague appuyée contre son cou. Il grimaça un sourire et se concentra pour garder sa dague pointée sur l’œil gauche de son adversaire. A si courte distance, ils ne manqueraient pas de s’asperger mutuellement de sang s’ils usaient de leur arme en même temps.
— Sois raisonnable, dit le corsaire qui lui faisait face. Il transpirait, des gouttes de sueur coulaient sur son visage traçant des sillons dans la suie qui couvrait sa peau. Sa bouche grimaçante laissait voir une dentition carnassière. Un anneau en or brillait à son oreille, détournant quelques secondes l’attention de l’adversaire. Son regard clair se posa sur Pierre avec une assurance à la limite du cynisme :
— Reconnais que tu n’es pas en position très avantageuse. Il se tenait fermement sur ses jambes bottées de cuir marron.
Pierre grogna plein de rage :
— A moins que tu n’aies de la merde dans les yeux. Désolé de te contredire mais le désavantage est mutuel. Tu n’es pas d’accord, Enzo ?
Les deux compagnons étaient côte à côte sur la jetée, face à leurs assaillants. Presque nez à nez, Enzo et son adversaire tenaient leurs dagues de la même manière. Quatre lames de métal froid étaient braquées à quelques centimètres de la tête de quatre hommes assez nerveux. Non loin, des pirates tenaient à bonne distance les compagnons des deux officiers français.
— Je reconnais que vous avez des couilles les gamins, déclara le corsaire mais il va falloir vous raisonner. Mon équipage et moi-même allons prendre ce navire avec sa cargaison. C’est une compensation convenable pour rembourser mon navire en flamme.
Derrière eux, le vieux galion gémit et grinça sur les flots alors que l’incendie rugissant le dévorait de l’intérieur. La nuit avait battu en retraite à plusieurs centaines de mètres autour du brasier. La coque se zébrait de lignes orangées tandis que les bordages cédaient et tombaient à la mer.
— Baisse ton arme, pour l’amour de Dieu, dit l’adversaire de Pierre. Pense à ton ami et oublie ce navire... à suivre
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