Le duel
Je me faufile entre les soldats présents autour de moi et réussi finalement à me trouver un chemin jusqu'au garde à manger. C'est l'euphorie dans le camp, nous venons tous de terminer notre longue formation. Dès l'aube nous partirons pour le champ de bataille. L'aventure commence enfin et il faut fêter ça. Je me baisse et me saisit d'une bouteille d'hydromel rangée à l'intérieure d'une caisse, je l'ouvre aussitôt. Je prends quelques gorgés et me dirige vers le centre du camp. Je sens mes bottes s'enfoncer dans la boue à chacun de mes pas. Il fait nuit noire, j'ai du mal à voir où je marche. La lune est cachée derrière d'épais nuages, on n'aperçoit même pas les étoiles. Je m'approche du feu de camp dressé au milieu de notre campement.
Personne n'est encore couché, ils ne font pas tous la fête mais nos tentes ne sont pas assez isolées pour nous protéger du froid glacial qui règne, il ne serait pas prudent d'aller dormir. Tout le monde est là, à se réchauffer autour de l'immense flambeau qui brûle ardemment. La chaleur se ressent à des dizaines de mètres autour du feu, la fumée fait suffoquer ceux qui se rapprochent de trop près. De la cendre vole dans tous les sens et retombe autour de nous telle des flocons. Il doit y avoir au moins une centaine de soldats présents ici. Certains picolent, d'autres jouent aux cartes, il y en a même qui se battent et organisent des paris. Au bord du camp, un homme se tient accroupi, il a la main sur le ventre. Il se met soudainement à vomir, puis à tousser bruyamment. Je souris, on dirait que certains ne tiennent pas bien l'alcool.
-"Gerald" s'exclame un soldat dans mon dos.
Je fais volte face à l'entente de mon nom. Un homme grand et fin avance en titubant vers moi. Ses yeux bruns me regardent fixement, un long sourire se forme sur ses lèvres. Ses cheveux noirs et longs flottent dans le vent derrière lui, à l'instant où il s'arrête ils lui retombent sur les épaules. Je reconnais ses traits familiers quand son visage s'illumine à la lumière du feu.
-"Edwin ! Que me veux-tu ?" m'écrié-je.
-"Viens voir par ici. On a réussi à se dégoter une bête de foire, ça va te plaire."
Il repart aussitôt d'où il vient, sans plus d'explications. Il continue de marcher en ricanant et sans s'arrêter. Je finis ma bouteille d'une traite et la jette par terre. Je me précipite alors dans les pas de mon camarade. Trois ans maintenant qu'on est formés dans le même bataillon. Pour moi, il représente ce que pourrait être un frère. Depuis qu'on est assigné ici, il ne se passe pas une journée sans qu'on chaparde une bouteille d'alcool, qu'on dérobe un morceau de viande en cuisine ou qu'on aille discrètement au milieu de la nuit dans les bordels de la ville sans l'accord de notre officier.
On commence à s'éloigner du feu de camp. On croise de moins en moins de soldats. Loin de la chaleur du foyer, le froid me saisit de nouveau, je sens mes membres se geler lentement. Il s'arrête soudainement à la limite du camp, devant un immense bâtiment de pierres. Malgré l'obscurité je reconnais la bâtisse lugubre, c'est dans ce lieu qu'on enferme les prisonniers de guerre. J'entends des rires lointains qui semblent venir de l'intérieur. Edwin se tourne alors vers moi.
-"On dirait qu'ils ont commencé sans nous. Grouille toi !" lance-t-il.
Intrigué de savoir ce que mon ami me prépare, je me hâte derrière lui. Nous pénétrons dans la prison, nous n'avons pas le droit d'être ici. Sur la pointe des pieds nous nous faufilons dans les couloirs sombres et froids. Si on tend l'oreille, on peut percevoir les gémissements des prisonniers à travers les parois. Nous atteignons finalement la cour intérieure. Une foule d'une dizaine de soldats est postée en cercle. Certains portent des torches pour se réchauffer, la lumière qui en sort semble danser sur les murs. Je reconnais parmi eux quelques visages familiers.
Je vois alors un homme au centre. Il est recroquevillé sur lui-même et porte des haillons en lambeaux sur son dos. Ses poignets sont enchaînés devant lui. Il lève doucement la tête se protégeant le visage avec ses bras. Son visage est défiguré, enflé comme un ballon. Sa lèvre inférieure est gonflée, ses joues bossues tournent au rouge. Ses cheveux blonds sont couverts de boue. Il est tellement ensanglanté qu'on pourrait croire qu'il saigne de partout. Pourtant, il respire bien à un rythme régulier. De temps en temps, il crache du sang sur sa tunique puis il s'essuie la bouche du revers de la main.
Soudainement un soldat s'avance vers lui et lui assène un violent coup de pied dans les côtes. L'homme se plie en deux en se tenant le ventre. Terrifié, je cours malgré tout pour lui apporter mon soutien et arrêter cette barbarie. Alors que je m'apprête à lui attraper le bras pour le relever, un soldat me saisit et me pousse en arrière, je m'écroule sur le sol. Il me foudroie du regard et hurle :
-"Qu'est-ce tu fous nabot ? tu vas nous laisser tranquille si tu veux pas le rejoindre !"
-"Arrête !" s'écrie Edwin en le repoussant en arrière. "Il ne sait juste pas se qui se passe. Calme toi !" Il se tourne vers moi et poursuit : "Gerald, t'inquiète pas. Ce n'est qu'un prisonnier, des pourritures comme lui on en exécutera bientôt des dizaines. Alors, pourquoi ne pas commencer dès maintenant."
Tout le monde se met à rire en acquiesçant ses propos. La brute qui m'a poussé me fait un signe d'excuse et se baisse vers moi pour m'aider à me relever. Ils puent tous l'alcool, aucun d'eux n'est en état de sobriété, ils n'ont pas les idées claires. Même si j'ai souvent désobéi à mes supérieures, il est évident que cette folie n'aura pas une fin heureuse. Si le prisonnier possède des informations capitales et qu'on l'achève se sera une catastrophe pour nous, nous serons jugés à la cour martiale.
Alors que je commence à paniquer, je sens soudainement une chaîne s'enfoncer dans mon cou et me tirer en arrière en coupant brutalement ma respiration. Affolé, je frappe le sol avec mes pieds et me débats du mieux que je peux pour me libérer de cette emprise. Edwin fonce sur moi, il charge son poing et alors que je crois qu'il va me frapper, son bras passe juste au-dessus de ma tête. Le force qui me maintenait plaqué au sol disparaît, je me lève rapidement en essayant de reprendre ma respiration.
Je comprend finalement, le prisonnier qui se tenait derrière moi, m'a bondi dessus et a tenté de me tuer. Une poignée de soldats est en train de le rouer de coups de bâtons. Edwin s'interpose et s'exclame à l'intention de l'ennemi :
-"Morveux ! Comment as-tu osé ?"
Il le frappe d'un grand coup de pied dans le visage et dégaine son épée. Il lève sa lame en l'air et s'apprête à lui asséner le coup final. Je lui fonce alors dessus et lui attrape le bras, le stoppant dans son élan. Il me lance un regard noir. Fou de rage d'avoir été victime d'une agression de la part d'un homme que je voulais secourir, j'arrache l'épée d'Edwin de sa main et la tend au prisonnier. Je hurle de toutes mes forces :
-"Alors vermine, tu veux te battre ? Tiens attrape ! Laisse moi te montrer comment se bat un homme loyal qui ne s'en prend pas à son adversaire dans son dos !"
Edwin me regarde fixement, puis il sourit et me fais une tappe dans le dos. Tout à coup tous les soldats se mettent à crier de joie, ils jubilent dans l'attente du combat qui s'annonce. Le blessé se lève sur ses jambes en flageolant, on vient lui enlever ses menottes. Puis un soldat le pousse alors à l'intérieur du cercle qui se forme maintenant autour de nous. Il tente tant bien que mal de tenir son épée devant lui avec son bras droit, chaque partie de son corps tremble secoué de spasmes. J'attrape l'épée de mon fourreau et la brandi devant moi sans aucune difficulté, je me suis préparé longtemps pour ce jour, il est temps de faire ses preuves. Le prisonnier se redresse et me regarde fixement, quelque chose à changé en lui.
Soudain pris d'une montée d'adrénaline, il bondit en avant sans attendre le signal de départ, lui qui paraissait si faible est maintenant semblable à un fauve enragé. Il ne montre plus le moindre signe de douleur. Son épée siffle dans l'air et s'abat sur mon flanc gauche. Pris de surprise, je l'esquive de justesse d'un bond en arrière. Je reprends mes esprits et plonge sur lui, la lame en avant. Nos armes s'entrechoquent dans un tintement métallique tandis qu'il dévie mon coup sur le côté. Nous nous remettons aussitôt en garde et on se met à se tourner autour. Le silence qui s'installe est aussitôt brisé par les applaudissements et les braillements de mes camarades hystériques. L'exaltation du combat ne fait que me rendre plus furieux encore, je m'élance sur sa gauche en frappant de toutes mes forces à sa tête. Son épée vient parer mon coup mais déséquilibré il pose un genou à terre. J'en profite et lui assène un coup d'estoc au ventre. Il roule alors sur sa droite pour tenter d'esquiver ma frappe, mais je le touche à la jambe gauche. Son visage se déforme sous la douleur le temps d'un instant puis il se redresse aussitôt. Il se jette alors sur moi, je suis attentivement les mouvements de sa lame et je ne vois pas le coup de poing qu'il me destine. Une vive douleur me saisit à la mâchoire, je sens le goût du sang dans ma bouche. L'intensité du combat et les encouragements de mes amis m'excitent. Je fais le vide dans ma tête et telle une bête je pousse un rugissement en le chargeant. J'abat mon arme sur lui, il pare, mais mon élan et mon poids ont raison de sa force. Mon épée lui tranche le visage.
Il titube en arrière, son œil droit est arraché et sa mâchoire est sectionnée en deux. Il n'a plus rien d'humain. Son corps est couvert de sang, une longue plainte inhumaine sort de sa gorge. Il s'écroule alors par terre dans un bruit assourdissant puis le silence s'installe à nouveau. À la vue de mon épée en sang je réalise ce que j'ai fait, pour la première fois j'ai enlevé la vie à un homme. Je m'horrifie, l'homme que j'étais à l'instant ne pouvais pas être moi, je ne suis pas aussi cruel, la violence n'est pas censé me satisfaire.
J'entend Edwin éclater de rire dans mon dos, suivi des applaudissements des autres soldats. Je me retourne, je pensais qu'ils allaient ne plus me reconnaître, qu'ils allaient me rejeter. Mais non, ils sourient tous et me félicitent.
-"Gerald allons conter tes exploits au campement, on ira chercher de l'hydromel au passage." s'esclaffe Edwin.
Je pousse un soupir de soulagement. Je me détends à nouveau et emprunte le chemin de la sortie. Tandis qu'on s'apprête à quitter la prison, une voix sévère nous retient. Je tourne la tête, notre officier est planté là à nous regarder fixement. Je reste paralysé de peur devant lui, mais tous les autres soldats plus réactifs que moi partent en courant sans attendre une seule seconde. Je reste seul face à lui.
-"Tu me déçois Gerald. Je plaçais beaucoup d'espoir en toi, tu étais un bon combattant et un excellent tacticien."
Sa voix calme et posée me terrifie, je m'immobilise.
-"Ne t'inquiète pas, tu n'iras pas à la cour martiale. Si tu es coopératif bien sûr. Avant l'aube je veux que tu m'est fourni les noms de tous ceux qui étaient présents avec toi. Vous serez renvoyé ! Si tu te montre réticent, tu seras exécuté."
Il fait demi-tour et s'en va, ses pas résonnent dans le couloir vide et silencieux. À l'instant où il sort de mon champ de vision, je m'écroule par terre en larmes. Toutes ses années de dur labeur, d'entraînement et de persévérance pour sûrement finir à travailler dans les champs. Que va penser ma famille de moi. Dépité et désespéré, je rejoins la tête baissée le feu de camp dressé au centre de notre campement.
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