1.1- Ambroise Aurèle
I
Le parchemin de Népos
1-1
Ambroise Aurèle
1-2
En route pour Lugdunon !
1-3
Chez les Helvètes
* * *
I
Ambroise Aurèle
— Ravenne.
Printemps de l’année 474 après J.C
Rien ne va plus dans les Gaules !
L’ultime territoire encore acquis à l’empire romain d’occident se trouve confiné au nord, entre Loire et Germanie, sous la coupe du Général milicien Syagrius. À l’est, les Burgondes maintiennent tant bien que mal le royaume gallo-romain de Burgondie qui leur avait été cédé par fédération : la vallée du Rhône, excluant la Provence encore aux mains des Goths de Eurico. Ce dernier, insatiable conquérant, ivre d’ambition expansionniste, déjà détenteur de l’autre sud (Narbonnaise et Septimanie) ainsi que de l’ouest (Aquitaine), en cours de préparer un double assaut imminent avec l’aide de ses alliés dans le dessein de conquérir l’Auvergne des Arvernes, régentée par Sidoine Apollinaire, et la Britannia minor des Bretons gaulois partagée alors entre diverses ethnies et leurs comtes locaux.
C’est dans ce contexte, d’urgence et de péril, que le vice-empereur suppléant, Julius Népos, se voit contraint de faire renforcer rapidement les défenses Armoricaines et Auvergnates, afin qu'autant faire se peut soit stoppé cet envahisseur sans freins qui ne manquerait pas de mettre un point final à ce qui reste de l’empire.
Et aujourd’hui, c’est d’Armorique dont il s’agit.
*
— Entrez, entrez Magister ! Je vous attendais !
Un chevalier, casque sous le bras, cape passée à cheval sur l’épaule comme il se doit quand on vient en visite, restait à attendre sur le perron intérieur. Il aura été introduit dans l’officine du césar qui vient de se lever de son siège, l’invitant à venir d’un geste du bras vers les plafonds.
Le convié passe entre les colonnes d’albâtre en claudiquant sensiblement.
— Avé Caesar Iulius.
— Asseyez-vous donc, faîtes moi face et discutons de notre affaire sans tarder, je vous prie, Aurelianus. Et pardonnez d’aller si droit au but, les circonstances pressent, comme vous vous en doutez.
Népos lui montre la place et part rejoindre la sienne. De là, il fait venir d’un autre mouvement l’esclave-servante qui se tient immobile avec un plateau chargé de récipients fumants dans son alcôve.
— Vous boirez bien un thé ?
— Je vous remercie, – fait le chevalier, marquant son refus empreint de respect par une main levée.
— Alors pour moi.
Népos se sert une bolée, y introduit un bloc de sucre ambré, puis la cochlearium et touille lentement d’un air pensif. La servante s’éloigne et quitte l’endroit.
— Vous disiez « des circonstances qui pressent »…
— Oui pardon, Magister. Je n’ai plus toute ma tête avec ça. Donc… – il porte son thé aux lèvres, sirote rapidement, repose et reprend : je vous ai fait venir afin de vous entretenir sur la Campagne que vous savez, dont il manque certains éléments que je dois porter à votre connaissance et mmm, voyons, comment dirai-je... essentiels. Voilà. Mais avant tout, je tenais à vous remercier d’avoir accepté et fait le trajet depuis Lugduno, dans votre état...
— Oh, ce n’est rien.
— Tout de même.
— Alors si peu.
— Admettons, admettons… vous avez toujours été d’un grand courage, exemplaire à dire vrai, chacun le sait parmi mes prédécesseurs et cette bataille de soixante-neuf ne vous a rien épargné…
— Laissons, voyons, ne remuons pas ce sinistre passé…
— Vous avez raison ! Les défaites aux défaites, aujourd'hui un autre jour !… Bien. Je voulais seulement vous signifier ma compatissance pour cet effort que vous fournissez malgré cela, – il lui sourit fraternellement, mais bref, reprend son sérieux avec le même naturel et enchaîne : pourvu que vous vous rétablissiez, c’est cela qui importe. Maintenant… – il reprend de sa boisson et : récapitulons un instant ce que vous savez pour l’heure, puis je vous dirai le reste.
Ambroise, qui n’avait pas lâché son casque jusqu’alors, le dépose enfin à ses pieds, chaussés à la romaine. Népos en profite pour terminer sa chère collation.
— Je vous ai fait venir pour aider le jeune dux Artorius à passer le col des montagnes, si dangereuses quand on les connaît mal. Vous n’ignorez pas également que l’un est plus risqué que l’autre et que c’est celui-là, hélas, qu’il faudra lui faire franchir, afin de rejoindre la capitale de Burgondie au plus rapide. Il n’est évidemment pas seul pour ce voyage, en tête d’une cavalerie, pour moitié de Rome, l’autre de Ravenne. Le passage n’en sera de ce fait que davantage périlleux... – il attend un acquiescement de son interlocuteur qui l’écoute avec religiosité.
— ...Et puisque vous êtes de ceux qui en votre temps ont le plus traversé, vous serez le guide qu’il fallait à la circonstance. Ajouté à cela que vous saurez le présenter à qui de droit chez les Burgondes, qui les conduiront par les meilleures voies jusqu’aux Marches occidentales de Syagrius puis celles, orientales, de l’Armorique, par où les Goths ne risqu’ront pas, heum, d’ se trouver, heum, ou pas encor’. Heum. Les mieux informés, heum, donc à même, heum, d’accomplir cela. Heum, qui devront par ailleurs remercier, heum, notre cher Sidonius sur ce point, heum, heum…
Il s’interrompt en toussotant, fait revenir sa servante avec un identique plateau, se racle le fond de gorge qui commençait à s’épaissir, prend le temps de sucrer son breuvage, y ajoute un demi citron pressé, en boit la moitié, s’éclaircit à nouveau la voix et, souriant d’un air gêné :
— Mes excuses, Magister, je n’ai plus l’habitude de parler autant sans pauses. Bon et bien. Jusque-là tout est entendu, je suppose ?
— Parfaitement.
— Puis vous savez le but de leur Campagne…
— J’aurais tellement voulu les y aider ! – le chevalier serre un poing posé sur sa cuisse.
— Je le sais, Aurelianus, et tant ! Hélas, vous n’êtes resté cinq années en convalescence, ni pour le plaisir ni pour vous offrir une cure… ceci également se sait. C’aurait été pur suicide de vous envoyer batailler encore. Apollinaris nous a bien spécifié le compte rendu de votre état de santé, suite à l’examen…
L’ex Magister Militum serre les mâchoires avec son second poing. Rageant de ne pouvoir prendre sa revanche sur les infâmes, en bon justicier qu’il a toujours été. Et pourtant ne répond rien. Une amorce de sanglot étranglé dans le barrage de la colère, qui pourrait en franchir les vannes et jaillir, mal retenu s’il le voulait. Ce qu’il faut absolument s’épargner devant un presque empereur qui nous porte estime et nous respecte.
— Enfin, – reprit Népos – vous rejoindrez, pour ce faire, le dux Artorius à Augusta Salassorum, où il est pour attendre. Vous pourrez vous reposer du périple, là, et partir reposé le lendemain. Cela ne dérange en rien, une couche même attend déjà à l’auberge. Ils sont prévenus.
— Mmmh…
Népos, devinant la cause de son hésitation :
— Ne craignez cela, Ambrosius. Ce n’est en rien un jour supplémentaire qui risquerait de compromettre l’entreprise et je vous préfère en état de crapahuter dans les massifs, les Alpes ne font aucun cadeau… entendu ?
— Entendu, dans ce cas.
Ambroise Aurèle, ayant conservé sa fierté de combattant intacte, c’est pourquoi il n’aimait pas montrer sa faiblesse, notamment à la hiérarchie. Et à la fois, forcé de constater que Népos avait raison. La mission primant sur sa vanité qui pourrait coûter cher à la précieuse cavalerie de son jeune ami et favori dux bellorum.
— Puis, dernier point, j’ai fait mander notre meilleur Magister Equitum parmi les fédérés de Britannia major…
— Marcianus ?
— Celui-là même...
Ambroise se fend d’un sourire en acquiesçant.
— ...Et, afin que les consignes se déroulent pour le mieux en Armorique, j’ai préparé un parchemin. Je vous le donne, vous le remettrez à Artorius. Il trouvera sûrement un instruit qui sait lire sur place ou en chemin, moine ou un autre.
Népos se lève, pivote, se penche et plonge son bras dans un coffre ouvert derrière son siège, y fouille le bric-à-brac et en ressort un rouleau sous scellé qu’il tend à son Magister.
— Surtout, qu’il en prenne grand soin et ne le décachète sous aucun prétexte avant d’atteindre la péninsule, Aurelianus ! Les informations qu’il contient sont capitales. Capitales ! Je compte sur vous, votre intégrité, votre autorité pour bien le faire savoir ! Entendu ? S’il venait à lui prendre la curiosité de l’ouvrir avant, il pourrait le fragiliser grandement ! L’encre tiendra mal les humidités et les autres aléas du voyage dont on ignore le climat par avance. Et ces informations sont absolument à faire connaître sur place, avant les combats, afin d’en augmenter les possibilités de victoire ! – Il se clarifie la voix. — Ce point est le troisième motif qui m’a fait vous choisir à la place d’un autre. Vous avez ma confiance, Magister ! Allez donc reposer maintenant, vous pouvez prendre congés de cet entretien ! Revenez me voir avant de partir pour les montagnes, je vous saluerai et vous donnerai nos meilleurs alcools des tonneaux, par quatre ou six outres faciles à mettre à la croupe de la monture. Ils ont fait leurs preuves pour donner du courage et du réconfort. À demain Magister.
Les hommes se saluent dans un Ave. Ambroise ramasse son casque puis, ému sans rien montrer, quitte la salle, cruellement conscient qu’il accomplira là sa toute dernière Campagne de relai. Enragé de n’être en condition pour mieux.
* * * Prologue du « Parchemin de Népos » * * *
- Gaules :
Nom générique pour désigner l’ensemble très fluctuant des contrées occupées initialement par diverses ethnies d’origine Celte. La Gaule n’est pas restée longtemps une entité unique, mais le plus souvent disparate et partagée, de nombreuses fois disputée et conquise par X entités extérieures.
La majorité des gaulois de la période sont par ailleurs Gallo-romains et le sont restés après le retrait de l’empire d’occident, sinon administrativement, au moins dans les mœurs. Les dialectes du parler gaulois varient sensiblement d’une région à l’autre, mais les racines restent identiques, se teintant principalement de latin-roman et plus tard de Brythonic dans la péninsule, suite à l’exil des Brittons du sud de l’île en Armorique.
- Burgondie :
Nom donnée à la région la plus à l’est des Gaules (globalement la vallée du Rhône et les Alpes occidentales), octroyée aux Burgondes par l’empire romain d’occident.
- Provence :
Pas très différente de la Provence actuelle quant à sa répartition géographique, mais souvent partagée tour à tour par les Wisigoths et les romains qui se la sont disputée.
Capitale d’alors : Arles/Arelate.
- Goths :
Nom générique donné aux ethnies guerrières globalement issues de la Germanie orientale et de l’occident slave. On a distingué ceux de l’ouest et ceux de l’est dont les origines font débat : Les Ostrogoths et les Wisigoths. Les uns affirmant ceux de l’est parce que limités à l’invasion de l’occident oriental jusqu’à l’Italie, les autres les disant venir des contrées les plus à l’est de leur région d’origine qui s’étend sur plusieurs pays.
Néanmoins, ces deux termes n’existant pas encore à l’époque, on les évoquera globalement sous le terme de Goths.
- Eurico :
Chef et Rex des Wisigoths depuis 466 jusqu’à sa mort (484) suite à l’assassinat de son frère. A conquis progressivement une majorité de l’Hispanie et des Gaules du sud (Aquitaine, Septimanie, Narbonnaise, Provence), ainsi que l’Auvergne par traité avec Jules Népos en 475.
- Narbonnaise :
Région méridoniale la plus au sud. Environ le Languedoc-Roussillon actuel. Qui avait pour capitale Narbonne/Narbo Martius : port maritime majeur du sud des Gaules, avec Massalia/Marseille et Arelate/Arles. Plus ou moins sous le régne des Wisigoths depuis l’an 413.
- Septimanie :
Région prise en sandwich entre l’Aquitaine et la Provence (environ les départements où s’étalent les gorges du pré-massif central : Aveyron, Ardèche, Tarn, Gard… et une portion de la côte méditerranéenne. Plus tard elle a avalé la Narbonnaise.
- Arvernes /Arverni :
Nom de l’ethnie gauloise habitant environ les contrées Auvergnates de l’époque. Et plus précisément à cheval sur l'Allier, le Cantal, la Haute-Loire et le Puy-de-Dôme.
- Sidoine Apollinaire / Caius Sollius Apollinaris Sidonius :
Aristocrate et homme de lettres gallo-romain, évêque, administrateur et régent des Arvernes, en sa capitale de Arvernis/Clermont, de 470 à 475 puis de 477 à 486 – plus en retrait sur le plan politique. Il a beaucoup fait pour sa région.
- Britannia minor :
Nom donné par les romains de l’empire pour désigner globalement la péninsule Armoricaine, bien que le territoire concerné s’étendait au-delà de l’actuelle Bretagne, vers la Normandie et la Loire.
Il est utile de comprendre que les limites territoriales fluctuaient beaucoup en ces temps. C’est pourquoi vers la fin du règne Arthurien, par le fait de la présence Franque de Clovis et ses successeurs, ces frontières se sont réduites.
- Comte :
Titre de noblesse, pour désigner un haut responsable chargé de faire appliquer les lois et règles auxquelles il est lié dans une région ou une contrée. Tout comme le ‘’duc’’, il découle d’un titre militaire romain : le comes civitatis.
- César / Caesar :
Titre, politique et de dignité, romain, octroyé par l’empire d’orient, pour désigner un candidat provisoire/suppléant à celui d'Auguste, dans la continuité approximative du César historique.
- Auguste / Augustus :
Titre politique suprême pour un empereur d’occident reconnu par l’empire romain d’orient depuis le tout premier Auguste, qui en portait le nom.
- Chevalier :
Tout cavalier armé. Le chevalier de l’antiquité et du haut moyen-âge n’avait pas encore le profil de celui du médiéval. Il n’était ni adoubé ni nécessairement affilié à un roi. Bien que durant cette période il ai commencé à adopter une certaines guilde.
- Cochlearium :
Nom latin de la cuillère depuis la haute antiquité chez les romains.
- Campagne :
Mot pour signifier ‘’mission’’. Mais également toute expédition et tout campement.
- Lugduno-n :
Nom latin-romain le plus officiel pour la cité fortifiée de Lyon. On lui découvre plus souvent le nom de Lugdunum, à tort car ce terme désigne toute ville fortifiée (‘’dun-um/dunon’’) affiliée au dieu Lug ou encore en lien avec la lumière. Une autre commune avait ce même mot dans son nom. C’est pourquoi j’ai opté pour son appellation la plus originelle : Lugduno ou Lugdunon pour les gallo-romains.
- Dux (duc) :
Le duc a été la continuité politico-militaire d’un ‘’dux’’ militaire romain sur une contrée ou région, chargé de faire appliquer localement une certaine justice sociale ou les lois en vigueur. Il n’a en revanche aucun droit de législation administrative, contrairement au comte.
- Marches :
Pour signifier : lisière/orée/frontière/limite… dans le cas d’un territoire quelqu’il soit (contrée, région…).
- Magister Militum :
Titre militaire romain pour le chef d’une armée en mission. Généralement plusieurs cavaleries et corps de fantassins. Equivalent approximatif d’un Général de guerre ou d’un Colonnel.
- Augusta (Praetoria) Salassorum :
Camp fortifié et quartier général (prétoire) local romain situé à l'intersection des sentiers qui mènent aux deux cols permettant le passage des Alpes : le grand et le petit saint Bernard. La future Aoste.
- Dux Bellorum :
Titre militaire romain pour signifier ‘’chef de guerre’’, généralement à la tête d’une cavalerie et d’un escadron de fantassins ou soldats pédestres. De nos jours serait l’équivalent approximatif de l’adjudant-chef ou du major.
- Marcianus :
Nom latinisé de Meirion/Meirchion Gul (qui sera présenté plus loin).
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