La Monotonie
Ces deux-là enfilent leur routine chaque matin comme on passe un pyjama avant de se mettre au lit. Les habitudes les rassurent ; ils les amassent pour s’en fabriquer des berceuses. Le train-train, pommade préventive contre les bleus de l’existence, leur est indispensable.
Mariés depuis trente-deux ans, monsieur et madame Lemort ont eu un seul enfant. Ses vingt ans sonnés, sans même un mot d’au revoir, il a quitté la maison un soir d’été. Sans doute pour fuir l’odeur de la naphtaline combinée à celle de l’ennui.
Monsieur et madame Lemort ne connaissent que le droit chemin. Ils marchent droit, pensent droit, vivent droit. Chez eux, rien ne dépasse ni ne déborde, tout s’aligne parfaitement : les piles de linge dans les armoires, leurs brosses dans le verre à dents, la coupe à fruits bien au centre de la table, les paires de chaussures au pied du portemanteau, les cadres aux murs.
En déduire que tout cela répond à un désir d’harmonie ou d’esthétisme serait erroné. Non, cette recherche de linéarité découle d’une logique inconsciente, d’une instinctive nécessité de rectitude, d’un respect de la symétrie.
Ils forment un couple triste et ennuyeux : triste à faire pleurer un pot de cornichons ; ennuyeux à ralentir les battements du balancier de l’horloge de leur salle à manger où jamais personne ne mange. Deux vieux avant l’âge dénués de la moindre excentricité.
Les menus du lundi ne varient pas d’un ingrédient le lundi suivant. Ceux du mardi obéissent au même principe, et ainsi de suite, toutes les semaines, douze mois par an.
Les dimanches ne dérogent pas à la règle, ils bénéficient toutefois d’une fine touche de fantaisie puisque ces jours bénis sont dédiés à une longue marche régulière et monotone.
À quatorze heures sonnantes, les Lemort ferment à double tour les trois verrous de la porte de leur appartement, puis descendent les vingt-quatre marches qui les mènent au porche de l’immeuble.
Leurs promenades débutent toujours par la droite et suivent immanquablement le même itinéraire en direction du parc Montsouris. Ils empruntent les mêmes allées, s’accordent une halte sur le même banc, ambulent bras dessus, bras dessous à vitesse constante, puis ils reviennent par le trottoir de gauche, pile deux heures plus tard.
À moins d’une météo trop défavorable, ces sorties dominicales ne souffrent d’aucune entorse.
Demain, cela fera quatorze ans que je les observe, que j’écoute leurs pas lents et silencieux s’effilocher d’une pièce à l’autre. D’après ce que je les ai entendus dire, leur locataire précédent n’est resté que quelques mois, et ceux d’avant avaient élu domicile une ou deux années chacun. J’ignore pourquoi ils sont tous partis, eux aussi sans plus donner signe de vie.
Moi, très vite je me suis adapté aux ronrons de leur quotidien ; ils correspondent plutôt bien à la douceur et la placidité de mon tempérament casanier. Je le sais, parce qu’il leur plaît de me le rappeler, monsieur et madame Lemort apprécient mon caractère affable et réservé.
Tous deux peuvent poursuivre leur petite routine tranquille, et moi la mienne, pourvu que je ne les perturbe pas et que je m’applique à ne jamais modifier d’un centimètre l’espace déterminé entre le canapé en velours élimé et ma litière.
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