1 - Je suis une Goule
Salut. Moi c'est Éric. Et je suis une goule.
Je vois venir d'ici vos réactions : Les « Bheeeu ! », les « Aaaah ! » ou les « Ugh ... ! » Et c'est pas moi qui vais vous contredire. C'est dégueu d'être une goule. Ah ça ! Pas de soucis ! Sur le côté dégueu on est couvert. Rôder la nuit à la recherche de morceaux de barbaque humaine morte ou pas loin de l'être, c'est sûr, c'est crade.
Mais vous savez ce qu'il y'a d'autre de crade ? Vous ! Quand vous êtes crevés ! Ouais, ouais ! Pincez vos narines tant que vous voulez devant Éric la goule! Dans quelques décennies, et encore, si vous avez du bol... ben vous serez pas joli, joli non plus. Je le sais d'expérience. Quand vous serez crevés, y'aura plus que moi et ceux de mon espèce qui voudront bien de vous. Allez-y, faites la grimace tant que vous pouvez...
Puis si j'ai décidé de tenir un journal, c'est pas pour vous de toute façon. C'est juste que l'un de mes semblables — et ouais, grosse surprise ! Éric la goule a des amis ! — en tiens lui aussi. On est quatre en tout. Il y'a Danseuse, la pute du vampire, et Enmerkar, que j'appelle « le Taré », parce qu'il a plus toute sa tête. Il passe tout son temps à baver et à grogner, sauf quand il a mangé de la jeune fille, ou que Danseuse lui lit des bouts de son journal. C'est comme si ça le « rallumait » : il devient alors un type très guindé qui débite des trucs complexes dans un phrasé d'érudit.
Enfin, c'est pas vraiment un journal, plutôt des notes de quand il était humain. J'ai pas le droit de les voir. Dans un moment de lucidité il en a confié la garde a Danseuse, mais il a pas étendue la politesse à la pute et moi. « Si ma splendide intelligence me déserte à nouveau... » qu'il a dit. Et, je sais pas, peut-être que je vais finir taré moi aussi à force. À ce moment-là, Danseuse aura quelque chose à lire pour me gérer. Puis tant que j'y suis, autant raconter ma nouvelle vie de goule ! Quoi d'autre de toute façon ?
Parce que ouais, deuxième gros scoop : j'étais humain avant ! Danseuse ? Pareil. La pute du vampire aussi — elle l'est peut-être encore un peu sur les bords.
Vous vous demandez sans doute : comment on devient une goule alors ? Eh ben, y'a pas qu'une réponse on dirait.
Dans mon cas, autant l'admettre, c'est la drogue. Je crois... Je vivais déjà dans la rue. Je gobais tout ce que je pouvais et me piquais avec le reste, donc vous comprendrez, j'ai des souvenirs assez flous ! Puis un beau jour, je redescendais d'un fixe de je-sais-pas-quoi, et me voilà accroupis dans un cul-de-sac en train de bouffer la gueule du junkie qui me servait de « voisin » dans ce petit coin d'enfer urbain.
Et la vache... c'était bon !
Pour ma défense, il était déjà bien mort. Il s'était salement dosé, peut-être, allez... deux jours plus tôt ? (Alors qu'il m'avait dit qu'il avait plus rien ! Enfoiré... !)
Depuis je marche plus qu'à ça : la chair humaine. C'est con à dire: j'ai plus besoin de drogues maintenant ! ça me fait plus envie du tout — ni plus rien d'ailleurs. La chair humaine par contre... ! Pensez un mélange entre le meilleur kebab du quartier en pleine foncedal à quatre heures du mat, et l'héro la plus pure que vous ayez jamais touchée. Rien que d'y penser...
La fringale est dure, quand on est une goule. On a la tremblote, un tiraillement croissant dans les veines et le système digestif. On se met à saliver comme un connard, et on voit littéralement rouge. Penser devient difficile et les limites sautent une à une.
Danseuse, elle, elle contrôle... et la pute du vampire elle a pas le même genre de fringale. (Des fois je me demande ce qu'elle fout avec nous. Je me fais pas d'illusion : notre compagnie n'a rien de désirable. Il faut vraiment, vraiment se sentir seul !) Le Taré lui, c'est autre chose... Danseuse le tient quasi en laisse tout le temps. Surtout quand il a faim !
Autre truc : chacun a ses morceaux. Le Taré, lui, c'est le cœur, le foie et les yeux. Et il préfère de loin les jeunes femmes encore fraiches. Un vrai gourmet. Danseuse, elle, c'est le cerveau, la langue et les doigts. La pute a une fascination pour le sang... (et il faudrait sans doute que je lui trouve un meilleur surnom que « la pute », parce qu'elle est franchement balaise, et si elle lit ça un jour elle va me défoncer ! Sans déconner...)
Moi je suis pas difficile, je bouffe le reste. TOUT le reste. Il faut que je finisse. Si j'en laisse une lichée, c'est comme si j'avais rien bouffé : c'est un truc de dingue ! Heureusement que j'ai trouvé les autres pour couvrir mes arrières, parce que quand j'étais seul, ahaha... Y'a des soirs j'ai trainé une même carcasse de long en large à travers toute la ville pour pas me faire gauler pendant mon repas. Et j'ai dû retracer ma route pour ramasser quelques miettes oubliées en chemin avant d'être satisfait. Dans ses moments de lucidité, le Taré dit que la faim n'avait rien de physiologique, mais que c'était « compulsif », et je crois que je comprends ce qu'il a voulu dire.
C'est juste un truc que tu peux pas t'empêcher de faire, même si ça t'apporte rien.
Qu'est ce que je disais, avant de parler de bouffe ? Ah, oui, les différentes manières d'être une goule. Alors, Marjorie -c'est son prénom- elle, c'est une goule à vampire. De ce que j'ai compris, elle a une maitresse immortelle, qui est belle, et brillante et sublime et superbe et qui laisse des trainées couleur arc-en-ciel à paillette dans le sillage de sa chevelure... Un beau jour, où Marjo a été bien sage, sa maitresse vampire est apparue sur un nuage de poussière d'étoiles et l'a enlevée à sa pauvre vie d'étudiante en histoire. Elle lui a fait lécher son sang - et sans doute pas que... et Marjo est devenue une goule. Et, ouais, de temps à autre, sa maitresse vampire lui en redonne un peu, et ça la garde jeune et en forme. En putain de forme : genre j'te pète la colonne d'un coup de poignet et j'brise le crâne de ton pote de l'autre main.
Marjorie a à peine besoin de dormir ou de manger. Elle est rapide comme l'éclair. Elle a le regard brillant, l'haleine fraiche et les dents encore bien plantées: tout ce qu'on a plus, nous. Marjo a tout de même une vie de merde: sa maitresse la sort plus le soir! Elle a trouvé une « nouvelle pute » — ses mots, pas les miens ! Notre pauvre amie doit juste veiller sur le repaire de sa maitresse le jour, et a tout son temps pour glander avec nous en soupirant, en essayant de pas penser à ce que font ses deux copines, sans elle. Je sais pas en quoi voir trois loques inhumaines bouffer des cadavres tous les soirs lui remonte le moral, mais ça a l'air de faire l'affaire. Des fois, je me demande bien ce qu'elle fout avec nous. D'autre fois, je reconnais la fringale dans son regard. Quand on a côtoyé des junkies aussi longtemps que moi, on sait ceux qui sont bien accros... Elle a beau passer ses soirées avec nous, Marjo nous jetterait tous au feu sans ciller pour une lichette de sang ou d'attention de sa maitresse, j'en doute pas une seule seconde.
Le Taré lui, bof ... je sais pas ! La Danseuse dit qu'il y'a des trucs occultes dans ses notes. De la magie noire quoi. Elle suppose qu'il s'est fait ça tout seul. Le con. Qui se ferait ça... se changer en goule ? Je veux dire, qui serait suffisamment con... à part moi ? Quand on a le temps entre deux gueuletons, Danseuse essaye de trouver des indices sur la vie passée du Taré. Y'a des noms de gens et des adresses dans ses notes... souvent des beaux quartiers et des bels gens qu'on doit éviter pour pas avoir d'emmerdes, alors on apprend pas grand-chose.
Danseuse, elle, quand je lui demande, elle devient toute cheloue ! Elle me parle d'un homme, sombre, mais charmeur, qui jouait de la musique et la faisait danser... puis elle se met à chantonner et à danser et la conversation devient difficile. Elle est comme ça... Par contre elle danse bien ! Sûr, c'est bizarre de voir une goule faire des pointes au clair de lune, mais ça rompt la monotonie.
Tout ça me fait penser qu'en tant qu'humain, j'étais vraiment pas terrible: un junkie, un déchet, prêt à vendre père et mère, et ma vertu, tous les soirs juste pour une dose de n'importe quoi. En tant que goule, maintenant, si je me compare à la Danseuse, au Taré, et à Marjo... ben je me sens plutôt « normal », en fait.
J'étais peut-être fait pour ça depuis le début.
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