Quand on rôde la nuit dans des quartiers louches, on s'attire des emmerdes. C'est une donnée de la vie urbaine.

De mon vivant j'étais une proie facile. Ni très grand, ni très balaise, toujours défoncé... Maintenant que je suis un dangereux monstre, ça me démange parfois de rendre la monnaie de leur pièce aux petites frappes qui me dépouillaient et me tabassaient dans mes errances. Danseuse, qui est pleine de sagesse comme la grande sœur cannibale que je n'ai jamais eue, m'a expliqué que ce serait pas une bonne idée. On doit faire profil bas. Il ne faut pas attirer l'attention.

–Les goules n'ont pas de droits dans la société humaine. Nous ne sommes même pas censées exister ! Tu imagines le genre de solutions expéditives auxquelles tu aurais recouru, humain, pour te débarrasser de nous ? Tu as sans doute vu des films de zombies... Restons en coulisse, et tout le monde sera plus heureux !

Danseuse a l'air sincère chaque fois qu'elle parle de bonheur, et ça me fait halluciner. Je dois reconnaître que sans elle, mes aventures de goules auraient peut-être déjà fini sous la hache et le fusil à pompe. Elle connaît tout un paquet de subterfuges pour passer incognito auprès de la bidoche : on récupère les vêtements de clochards morts, on s'asperge de villageoise, on titube un peu... Puis si un ahuri s'approche trop, on lui demande du pognon. Dis à un type que tu veux lui bouffer la gueule, il va être mal à l'aise. Demande-lui du blé, il va tout de suite détaler : très efficace !

Des fois j'y réfléchis et je me dis que vivant, j'ai peut-être croisé, ou même fréquenté des goules sans m'en rendre compte, et ça me fait une drôle d'impression. Vous en avez peut-être vu sans les voir vous aussi, ahaha ! Attention à vos miches !

Y'a que les gosses qui nous grillent facilement. Ahaha ! C'est rare qu'on en croise, vu les horaires qu'on pratique, mais on le voit bien à leurs yeux ronds, leurs sourcils froncés et leurs petites mines inquisitrices. « Maman ! qu'ils disent en pointant du doigt, regarde il est bizarre le monsieur ! » Ahaha... !

Tu m'étonnes petit ! Tu m'étonnes...

Je vous raconte tout ça parce que, ce soir, on est tombés sur une bande de nazes au détour d'une ruelle. Ils ont essayé de nous chahuter. Ils nous insultaient. Ils ont poussé Danseuse et j'ai failli m'énerver. L'un d'entre eux agitait une barre de fer, il m'en a filé un coup derrière les genoux pensant me faire tomber. Je l'ai à peine senti... Ça m'a fait bizarre.

J'allais lui piquer sa barre pour la lui mettre quelque part, mais j'ai réussi à me contrôler.

Marjo a immédiatement fui à bonne allure, et j'ai compris sa réaction. Elle a son petit caractère, elle a pas voulu prendre le risque de s'énerver. Puis c'était une question de fierté aussi je suppose. Mademoiselle n'allait pas s'abaisser à interagir avec ces troufions. À nous de composer avec la lie de la société.

- Boh, hé, la mignonne s'est enfuie ! a dit l'un des connards. Qu'est ce qu'elle foutait avec vous d'ailleurs, bande de déchets ?

–Elle était peut-être clodophile! dit l'un des autres, très fier d'avoir inventé un mot.

–Vous avez pas son numéro ? Allez donnez le nous et on sera pas trop méchants !

- Ahaha... Clodophile ! insista le rigolo du groupe.

- Bon, qu'est ce que vous avez sur vous ? dit un autre sur un ton dur. Pas de cachoteries, vous sentez mauvais et ça va me véner si je dois vous fouiller !

Malgré moi, j'évaluais lequel d'entre eux aurait le meilleur goût. Mais il était déjà tard, et si on devait en arriver là, bouffer quatre personnes entières ça prend du temps. Toute cette situation présentait trop de risques.

Je craignais que le Taré s'excite, mais il s'est passé un truc intéressant. Il a émis un râle. Un long soupir de fond de gorge. J'ai entendu le « clang » de la barre de fer tombée au sol : les petites frappes ont pâli, et elles se sont cassées d'un pas vif. On aurait dit qu'elles avaient vu la mort.

–Bien ! Très bien ! dit Danseuse au Taré en lui gratouillant le crâne ! Bonne goule !

Le Taré gloussa comme un idiot. J'étais presque jaloux. Danseuse m'a expliqué que certaines goules avaient des sortes de pouvoirs... On a eu une longue conversation sur la « goulitude » et je vous résume tout ça demain. On a perdu du temps ce soir, et on a les crocs.