11 — Le Grand Saut
Être une goule c’est parfois faire des choix difficiles.
–Regardez là-haut, dit Marjo !
On zonait aux abords du quartier des affaires. C’est plutôt tranquille la nuit, personne n’a grand-chose à y foutre. C’est pas le lieu idéal pour trouver à manger, mais on avait déjà fait le tour de la ville.
En haut d’un immeuble de sept ou huit étages, il y’avait une silhouette perchée sur le rebord du toit. Droite, immobile, à part le vent qui battait les pans de son manteau. Le regard de Marjo se troubla de bien curieuse manière.
–Si vous attendez un peu, ajouta la belle goule, vous allez pouvoir ramasser votre diner au bas de cet immeuble…
Danseuse poussa un soupir ému. J’étais pas sûr de tout comprendre, mais même le Taré a pilé et s’est fait silencieux pour regarder.
Puis ça m’a frappé :
–Le con… dis-je. On devrait peut-être faire quelque chose, nan ? Si cet ahuri veut vraiment faire le grand saut, qu’on le voit et qu’on fait rien pour attendre de le manger, c’est un peu comme si on le tuait nous même…
Marjo se tourna vers moi comme si j’avais perdu la boule.
–Qu’est-ce que tu racontes Éric ! Tu crois que ça m’amuse de vous couver tous les soirs jusqu’à ce que vous trouviez un tas de bidoche à votre gout ? Qui t’a autorisé à faire la fine bouche, hein ?
Marjo était très en colère pour des raisons que je ne comprenais pas. La situation craignait de plus en plus. De penser à ce pauvre type écrasé au sol et moi en train de le manger provoquait en moi une cascade d’émotions conflictuelles… et de salive.
- Oui, mais… heu… franchement, ça se fait pas ! argumentai-je de manière fulgurante.
Danseuse prit la parole :
–Cet humain solitaire hésite encore. Il n’est peut-être pas prêt pour La Nuit… l’un d’entre nous pourrait l’atteindre et essayer de lui parler.
Je fus secoué d’un drôle de rire.
– Je suis sûr que Marjo trouvera les mots pour qu’il se jette direct !
Mais j’étais le seul à rire, et les trois faisaient peser sur moi des regards appuyés maintenant. Je me forçais à rire encore un peu, puis je compris ce qu’ils voulaient dire :
— Oh bah non, putain… pas moi ! J’ai les crocs en plus, je vais le bouffer avant qu’il tombe ce guignol !
Marjo croisa les bras, fière d’avance de sa réplique :
–Et comme ça tu arrêteras enfin de nous emmerder avec tes états d’âme à la con !
Je soupirais de mauvaise grâce :
–Puis c’est haut en plus, putain !
Danseuse me trahit. Il y’a quelques jours je faisais démonstration de mes capacités d’escalade en chantant le générique de Spiderman. Elle reprit le thème en se trémoussant d’un air encourageant. Je décidais d’y aller avant que le Taré ne trouve soudainement la voix pour peser dans la conversation lui aussi. Ces ordures étaient toutes contre moi !
L’escalade me parut longue, car je réfléchissais à ce qu’une goule ex-droguée pouvait dire à quelqu’un pour le dissuader de se foutre en l’air. J’arrivais pas à décider si ça me mettait en excellente ou très mauvaise position pour ce type de conseil. Au fond, j’avais passé ma vie à me flinguer lentement. Et maintenant que je suis au-delà, j’ai l’impression d’avoir trouvée ma place. Qu’est ce que je devais lui conseiller de faire, au juste… ?
J’arrivais sur le toit, derrière cette silhouette isolée et immobile, pas plus avancé sur ce que j’allais dire.
–Hey ! Heu… salut ! Il fait un peu froid, pas vrai ? lançais-je avec beaucoup de gêne et sans trop d’espoir.
- Allez-vous-en ! répondit une voix féminine, basse, mais ferme. J’aimerais être seule.
–Allez… ! La vie c’est super ! m’exclamais-je sans inspiration ! Pense aux petits oiseaux, le rire des enfants… tout ça… la chaleur du soleil sur ton visage !
Pas de réponse. Je marmonnais un « merde » pour moi. J’entendaisle vent claquer les pans du manteau de la dame. Je sentais que quelque chose de funeste allait se passer de manière imminente. Je tentais le tout pour le tout.
–Avant que tu y ailles, laisse-moi te dire une chose : tu vas pas aimer ce qu’il y’a de l’autre côté.
La désespérée me présenta son profil.
–Qu’est ce que vous voulez dire… ?
–Tu as juste à me regarder un peu pour comprendre que l’au-delà, ça craint. Et je sais pas si tu les vois de là où t’es, mais y’a trois de mes amis qui attendent en bas de pouvoir ramasser tes restes pour les bouffer sur le pavé. Si tu te relèves pas pour nous rejoindre à bouffer des cadavres tous les soirs… !
Long silence, puis elle se tourna de nouveau.
–Vous êtes fou… murmura-t-elle.
- Ouais ? répondis-je du tac au tac. Ben c’est pas moi qui suis perché sur la corniche ! Tu veux voir la gueule de la Mort, retournes toi donc et fais moi face ! Ensuite, si tu veux te jeter, je te laisserais faire. Mais décide-toi vite : j’ai faim.
La dame se tourna, puis s’assit lentement sur le rebord pour me faire face. J’allais m’approcher pour qu’elle me voie mieux, mais elle m’arrêta.
- Restez où vous êtes ! dit-elle. Le son de sa voix annonçait la crise de larmes.
Puis elle se mit à raconter sa vie. Une histoire bien triste et bien commune : elle avait merdé. Elle avait merdé de toutes les façons possibles : au taff, avec son mec, ses gosses… elle était ruinée et plus personne voulait plus lui parler. Elle était sure de pas manquer à ce monde : et à la manière dont elle le présentait, c’était plutôt crédible. Je l’écoutais pendant une dizaine de minutes, sans trop savoir quoi faire. Puis il y’eut un silence.
–Je ne comprends pas ce que vous faites là, dit-elle en essuyant ses larmes. J’ai fermé la porte du toit derrière moi. Personne n’est censé…
Elle s’interrompit et fronça les yeux pour essayer de me distinguer dans les ténèbres. La peur se lisait sur son visage.
–J’ai pas menti. Dis-je simplement. Je suis bien un monstre nocturne, et mes potes attendent de bouffer ton cadavre écrasé en contrebas.
Elle soupira. Puis se mit à rire comme une dingue.
–D’accord, je suis convaincue. Je me suiciderais un autre jour ! Laissez-moi maintenant ! Dites à vos amis de… de ne pas m’attendre !
Je bondis dans les ténèbres pour me raccrocher au mur et fit le chemin en sens inverse. Je me demandais si ce n’était pas la première bonne action désintéressée que j’avais accomplie de toute mon existence.
Danseuse m’accueillit en applaudissant :
–Bravo ! Tu l’as sauvé ! Tu es un héros Éric.
– Ouais… répondis-je, peu confiant, elle a juste dit pas aujourd’hui. Je crois que ça l’a juste embarrassée de savoir qu’on attendait pour les restes. Je suis pas sûr de l’avoir convaincue de… continuer l’aventure fabuleuse de la vie !
Marjo croisa les bras et me considéra avec dégout :
–Ah parce que tu lui as tout balancé en plus : on est des goules et on attend notre repas ! Bravo Éric ! À combien de tas de bidoches tu révèles le secret de nos existences, hein ? T’as une moyenne, par nuit ? C’est un miracle qu’elle se soit pas flinguée devant ta stupidité !
Je ne répondis pas à Marjo et décida de partir. J’avais faim et on avait plus rien à faire là.
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