15 — Cigüe Passion

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« Il y’a une échoppe nocturne qui vend secrètement de la chair humaine et ne pose pas de question, dit un soir le Taré, de but en blanc.

Ça faisait bien trois heures qu’on rôdait affamés comme des cons. On approchait de ce moment près de l’aube où les dingues du runings et les pépères à son Youki envahissent les rues. Notre marge de manœuvre était mince. On s’est tous tourné vers le Taré avec espoir.

–Tu es sûr de ce que tu avances, mon ami, demanda prudemment Danseuse ?

Il hocha la tête. Marjorie s’énerva :

— N’importe quoi ! C’est digne d’une légende urbaine ! Qui croirait à ces conneries ? Si ça existait sur le domaine de… s’il y’en avait, je le saurais !

– C’est un secret d’initiés, lui répondit le Taré, avec une sorte de hauteur pleine de morgue. J’en revenais pas. Il y’a deux secondes il baragouinait comme un bébé, et d’un coup le voilà qui snobait Marjo. Je sais pas si je trouvais ça drôle ou effrayant.

Marjo s’approcha à quelques centimètres de son visage pour le fusiller du regard. Elle était beaucoup plus petite que lui, mais on savait qui avait l’avantage.

–Et où est-ce qu’elle est ta petite boutique des horreurs, papi ? Hein ? Entre le labo des souhaits et l’échoppe des souvenirs perdus ? On paye avec son âme, une chèvre blanche ou ils prennent la C.B. ?

–Suivez-moi, dit le Taré, d’un air décidé. Puis il tourna le dos à Marjo. »

On a tous admiré son aplomb alors on l’a suivi. Et puis, j’avais la dalle. J’était prêt à croire à n’importe quelle histoire si j’avais ma dose de barbaque à la fin.

L’idée avait de quoi faire fantasmer : se pointer en file avec son steak de Dupont ; le néon blanc, le bip d’un code-barre, le regard indifférent d’un employé de caisse, et repartir avec de quoi remplir sa panse, comme une personne normale. J’aurais jamais cru que tous ces trucs étaient importants pour moi, mais ça m’est revenu tout d’un coup…

Le Taré nous a fait passer le pont qui mène au vieux quartier : l’endroit le plus cossu de la ville. Il s’orientait avec l’assurance d’un type qui connaissait bien le coin. Il nous fit passer dans un petit dédale de ruelles étriquées pleines d'échoppes de vieilleries et on s’arrêta enfin devant une enseigne : « Café Ciguë ». L’endroit ressemblait à un de ces petits cafés mignons pour retraités : mi-boutique de déco, mi-club de lecture.

Le Taré frappa un code sur le plan du mur à côté de la vitrine. Quelques coups répondirent. Le Taré répondit par un autre code. Marjo souffla un « Nan… ! » de surprise et de consternation mêlées.

Une ouverture rectangulaire à hauteur d’yeux se dessina dans le pan de mur :

« Qui va là ? demanda une voix grave

— Enmerkar, le Véritable, dit le Taré avec emphase.

Il y’eut un silence lourd. Puis la voix se mit à ricaner derrière le mur.

–Le détenteur de ce nom et de ce titre sont passés. L’heure est bien tardive pour un jeu de mascarade.

–Approche et vois ! Répondit le Taré, toujours sur un ton dramatique.

Le lourd silence revint de nouveau. Danseuse joignit les mains et ouvrit grand les yeux, comme émue devant une pièce de théâtre. Puis le pan de mur bascula sans un bruit. Un type râblé et chauve en sortit, braquant le flash d’un téléphone : il y’avait quelque chose de brutal dans sa dégaine et ses gestes. Il s’approcha d’Enmerkar pour le regarder de haut en bas, puis il eut un geste de recul, visiblement choqué.

- Par tous les vers ! s’exclama-t-il

— Paix, répondit le Taré. Je ne viens pas régler mes comptes.

Le type tourna son regard vers nous : ses yeux brulaient d’une vive intelligence, même dans l’obscurité. Il allait nous pointer de la lumière de son portable, mais le Taré posa la main sur la sienne et l’abaissa.

–Tu ne souhaites pas savoir qui sont mes compagnons, expliqua-t-il au portier sur le ton de qui veut rendre service.

- Pourquoi es-tu là alors ? demanda-t-il

— Je viens en frère répondit le Taré. Je viens pour La Passion.

J’entendis Marjo murmurer « Mais je rêve… ! C’est qui ces ahuris… ? », Danseuse lui fit « Ssshhh… ! » comme si elle interrompait son émission préférée.

–Tu n’es plus un frère ! Tu n’es même plus… la voix du type s’étrangla un instant, puis il reprit sur un ton plus assuré. Et La Passion nécessite des préparatifs.

Le Taré sortit une pièce bizarre de sa poche et la tint devant les yeux du portier. Un violent éclair de convoitise parcourut les yeux du type. Il s’humecta les lèvres.

–Je peux payer le prix entier, et plus, dit le Taré.

Le type approcha les doigts de la pièce que tendait le Taré, puis hésita, comme si ça allait le bruler. Ses bras retombèrent le long de son corps et il jura.

–Très bien, très bien ! Je t’amène ça, bouge pas. »

Le type revint deux minutes après avec sur l’épaule un cadavre frais roulé dans un tapis. On ne voyait pas le corps, mais on pouvait le sentir. Il le laissa tomber par terre et le Taré nous fit signe de le ramasser. En me baissant pour prendre le paquet je vis la pièce changer de main et je ressentis comme un grand froid. Une dérangeante expression de plaisir se peignit sur le visage du portier et il rentra en toute hâte et ferma la porte derrière lui. Sa voix perça de nouveau :

« Tu n’es plus un frère et tu n’es plus Enmerkar, tu m’entends ? Tu es trois fois mort, et ne doit plus jamais, jamais reparaitre devant un frère ou user de ce nom.

–C’est bien dommage, dit le Taré avec un sourire ironique, car personne d’autre n’en était digne… Je te fais mes adieux mon ami, même s’ils viennent un peu tard ! Transmets le même sentiment à l’Auspex et à Sophia de ma part veux-tu ?

- Les Ténèbres t’avalent ! gronda le portier.

Le Taré éclata d’un rire sinistre.

–Allons… tu vois bien que je ne suis pas à leur gout !

Puis on est tous partis avec notre tapis et notre cadavre. J’osais à peine poser des questions sur l’échange qui avait eu lieu. Je remarquais que Marjo était très agitée et qu’elle semblait bruler d’interroger ou de démolir le Taré, ou peut-être les deux.

Une fois arrivé à la planque on a déballé le cadavre d’une jeune personne bien faite et parfaitement conservé. On aurait cru qu’elle dormait, toute peinarde. Le Taré eu l’air de comprendre mes doutes car il me dit :

— Ne t’en fais pas. Il est on ne peut plus mort.

On s’est régalé. Je sais pas en quoi était fait ce jeune homme, ni comment il était mort ou avait été conservé, mais il avait clairement meilleur gout que n’importe qui d’autre que j’avais mangé depuis mes premières nuits. J’aurais voulu pouvoir lui demander s’il avait de la famille ou…

- Tu nous dois des explications, Papi ! s’exclama Marjo une fois le repas fini.

Le Taré pointa un regard trouble dans sa direction. Le jour allait bientôt se lever et j’eus l’impression qu’il était à bout : il allait bientôt se remettre à baver.

–Je ne vous dois rien, mademoiselle, dit-il à Marjo sur un ton bizarre. Je suis mort : je ne dois plus rien à personne !

Marjo changea d’attitude. Elle vint s’assoir à côté de lui sur les pierres de la crypte, et leva un visage ouvert vers lui. Elle eut l’air de se concentrer et de bien réfléchir à ce qu’elle allait demander

— Cette pièce, Enmerkar, c’était quoi ? demanda-t-elle d’une voix claire et un rien enjouée. Elle battit des cils.

Je sais pas si le Taré était réellement sensible au numéro de charme de Marjo, ou s’il s’accrochait juste à sa conscience avant qu’elle se dérobe, mais il fit une longue réponse décousue :

–Ces jetons ont été forgés dans des temps anciens par des forces inhumaines. Ce n’est pas… une véritable monnaie, pas au sens premier du terme….

Le Taré sortit une bourse de sa poche et l’ouvrit : s’y trouvaient plein de pièces cheloues et brillantes. Rien qu’à leur vue, le peu de cheveux qu’il restait sur mon crâne se hérissa dans un bel ensemble.

–Elles représentent des risques que j’ai pris, continua le Taré, des sacrifices que j’ai faits ; elles sont la chair au-delà de la chair, la pensée au-delà de la pensée… Un sorcier est prêt à troquer une partie de son essence si le bénéfice est assez grand. Ces pièces symbolisent cette essence, mais elles sont aussi… plus que cela. Elles ont changé de mains, entre sorciers, depuis bien des éons… tout cela est très difficile à expliquer aux profanes…

J’acquiesçais avec gravité, car, effectivement, j’y entravais queudal.

Marjo continuait de le couver d’un regard humide, puis elle fit un geste lent vers la bourse. Le Taré la relaça et lui dit :

— Ces pièces ne peuvent être « prises » Marjorie. Elles doivent être offertes. Voler une d’entre elle ne vous ferait aucun bien. Elle causera votre ruine et retrouvera son chemin vers son propriétaire légitime… même par-delà la mort, semble-t-il…

–Et le joli mort, demanda doucement Marjo ? Ils l’ont trouvé où ? Ils le conservent comment ?

Le Taré se détourna d’elle et fila à quatre pattes dans son coin en grognant, se lover face au mur pour dormir.

Marjo émit un soupir rageur et puis me regarda avec mépris.

–Redescend Éric ! Papa va pas utiliser son magot magique pour t’offrir tes deux « boules passion » tous les soir, hein ! Il voulait faire surtout faire passer un message à son ancienne famille, pas te nourrir !»

Je refusais de rester me disputer avec Marjo et partis dormir, ma faim assouvie, mais la tête pleine de questions mal digérées.

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