18 - Le Bourreau
Le Bourreau a débarqué dans notre crypte dès le crépuscule, alors qu’on émergeait à peine :
–Vous vivez vraiment comment ça ? demanda-t-il en baladant le flash de son portable sur les murs nus et humides de notre planque.
Danseuse, qui est la plus polie d’entre nous, répondit au type bizarre en bas de l’escalier :
–Vous êtes égarés, monsieur ? Vous ne devriez pas être ici ! Ne vous en faites pas pour nous, nous… somme des… des artistes !
Je sais pas où elle voulait en venir avec cette histoire d’artiste. Elle a clairement manqué d’inspiration sur le coup. Mais notre nouvel invité lui a pas laissé le temps de développer :
— Non il n’y’a pas erreur, c’est bien vous que je cherchais mes amis nécrophages. La police m’attend chez moi et je n’ai nulle part d’autre où aller… Désolé de m’imposer comme ça, mais je vois au moins que vous ne manquez pas de place ici ! C’est moi ! Vous savez ?
Il fit un « Couic ! » enthousiaste avec un geste tranchant vers sa gorge pour mimer une décapitation. Ce con avait une valise avec lui dans la main. Il pensait vraiment pouvoir venir squatter chez nous.
L’hallu !
Oui, je sais, c’est pas exactement ce qui était prévu lorsque je l’ai balancé à Madame Roux.
Bordel, j’ai dû m’interrompre dans l’écriture, car ce couillon de Bourreau était penché par-dessus mon épaule en train de regarder.
–Qu’est-ce que tu écris ? Qu’il m’a demandé. C’est ton journal intime ? Il s’est mis à rire, l’air faussement effrayé comme quoi un humain aurait sans doute de quoi se pisser dessus en le lisant. Je lui ai grogné à la face et me suis déplacé pour écrire ailleurs. J’en reviens pas qu’il soit encore là. Bon, je reprends, je vais vous raconter comment on en est venu à adopter ce… Bordel, on avait déjà un Taré avec nous, on avait pas besoin d’un serial killer !
J’aimerais vous le décrire, mais c’est assez difficile. Vous savez ce que les voisins choqués disent des serial killers d’ordinaire « Il avait l’air normal et discret. Un type sans histoires. » Ben voilà, j’ai pas mieux à en dire. Un mâle blanc, entre deux âges, sapé comme un vieux prof de math, légèrement dégarni… l’équivalent humain d’un jambon beurre un peu sec dans un bistrot anonyme.
Après qu’il se soit présenté, Danseuse m’a regardé d’un air perplexe et paniqué. Le Bourreau a fait quelques pas, cherchant où poser ses affaires, quand un courant d’air puissant à annoncé l’arriver en trombe de Marjo. Elle fait ça de temps à autre : elle est pas là, puis pouf, un coup de vent et elle apparait comme un speedster de comics. Très impressionnant.
–C’est qui lui ? demanda-t-elle l’air peu concerné. Vous avez enfin décidé de vous faire livrer ?
–Je suis le Bourreau, mademoiselle, dit-il avec un grand sourire. Il posa sa valise et s’approcha de Marjo pour lui serrer la main. Le con.
Marjo l’attrapa à la gorge et le souleva quelques centimètres au-dessus du sol. Le Bourreau émit un cri de surprise puis essaya de desserrer la poigne de Marjo. D’une main d’abord, puis il fronça ses sourcils et y alla franchement des deux, sans plus de succès. Il vira de plus en plus violacé.
–Ah ben bravo Éric ! Le ton de Marjo était ironique. En voilà une situation bien gérée ! C’est vous les cannibales, mais il faut que je bute les nuisibles à votre place… et quoi ? Vous donnez la béquée bientôt !
Le Bourreau essayait de parler sans succès. Il se mit à tapoter la main de Marjo pour attirer son attention, puis leva la main haut en nous regardant, comme un petit fayot qui essaye à tout prix d’attirer l’attention du prof.
— Peut-être qu’on devrait écouter ce qu’il a à dire, suggéra prudemment Danseuse.
–Pff… c’est vous qui voyez, répondit Marjo. Elle haussa les épaules, blasées, et jeta le Bourreau derrière elle, comme un vêtement démodé. Il s’écrasa bruyamment contre le mur. Marjo eu le temps de s’assoir dans un coin de la pièce et vérifier tous ses ongles un à un avant que le Bourreau ne se relève, le regard luisant de démence :
–J’ai pris des précautions mes amis ! dit-il en cherchant son souffle. S’il m’arrive quelque chose, votre signalement et l’emplacement de votre repère seront communiqués aux autorités ! Et ce n’est que la moindre des mauvaises surprises que je vous ai réservées si vous ne coopérer pas ! Vous devriez être flatté de…
Il n’eut pas le temps de finir sa phrase, car Marjo se matérialisa à ses côtés pour le gifler. Je ne réussis même pas à compter le nombre de tours qu’il fit sur lui-même, mais ses talons décollèrent du sol et il s’affala de nouveau dans une bouffée de poussière.
–Je pense qu’il bluffe dit Marjo sur un ton neutre, le pied sur le dos du tueur. Et puis de toute manière, on s’en fout nan ? Vous le mangez et on se casse de cette crypte dégueu. Vous savez, ce ne sont pas les planques sinistres qui manquent dans cette ville…
Je guettais la réaction de Danseuse, qui était la plus réticente d’entre nous à déménager. Elle eut l’air d’avoir une idée :
— Prenons le à l’essai ! dit-elle. Un humain pourrait nous servir, non ? Il est à l’aise avec notre secret, et nous connaissons le sien ! Peut-être qu’en lui donnant le bon exemple, il arrêtera de décapiter les pauvres gens ?
Marjo soupira, l’air défait :
–Vous savez que ça m’est égal si vous vous faites gauler ? N’est-ce pas ? La police n’est pas un problème pour moi. Ni les tueurs. J’ai mon appartement dont il ne sait rien. S’il vous balance, je vous laisse et m’en lave les mains. II ne faudra pas compter sur moi…
Le Taré émit un gémissement peiné dans son coin.
Je suis pas vraiment fier de moi, mais je me rangeais du côté de Danseuse juste parce que j’en avais soupé du numéro de louve solitaire de Marjo :
–Ouais c’est bon, on a compris lui dis-je ! Tu sais quoi, on va essayer comme dit Danseuse. Avec un vrai humain avec nous t’auras plus besoin de venir fait semblant d’être notre ami.
Marjo eut l’air blessé quand je dis « vrai humain », alors que sincèrement, j’ai dis ça un peu comme ça. C’était pas mon intention.
–Éric ! me gronda Danseuse
— Ok. Dit simplement Marjo, reprenant son expression butée. Elle tourna les talons et disparut.
J’avoue j’ai pas compris. Elle qui flambe tous les soirs avec sa supériorité surnaturelle sur le commun des morts-vivants, je pensais que l’humanité était loin derrière elle. Et même avant le doux baiser de sa vampire, je soupçonne qu’elle était déjà pas un cadeau… mais bon, je sais que j’ai gaffé parce qu’elle est partie sans même m’en coller une.
–Ce n’est pas gentil du tout ce que tu as dit, Éric, insista Danseuse sur un ton de pédagogie. Il faudra que tu t’excuses quand elle reviendra ! Marjorie est très sensible, tu le sais…
–Ouais, ouais… bon. On va chercher à manger pendant que l’autre fait son roupillon ?
Le Taré émit un grognement enthousiaste — j’enviais les enjeux simples de son existence.
–D’accord, dit Danseuse. Mais laissons-lui un petit mot pour quand il se réveillera. Je ne veux pas qu’il pense que nous l’avons abandonné. Je ne veux pas d’autres disputes ce soir !
Quand on est revenu à la maison quelques heures plus tard, le Bourreau s’était aménagé un coin de crypte, commodément à l’opposé de l’endroit où on accrochait le Taré. Il y’avait un bureau, un petit meuble avec une télé, un générateur, une glacière, une lampe et un sac de couchage à même le sol, à côté d’une bouilloire et d’un microonde.
- Ah vous revoilà ! dit-il en nous faisant signe de la main. La partie gauche de son visage et de son cou enflait en une large ecchymose, mais cela ne l’empêchait pas de sourire avec fierté. Regardez, je me suis aménagé un petit nid douillet, fit-il avec un geste ouvert des deux bras vers son coin. Mes excuses pour l’odeur de désinfectant, dit-il, mais je dois me tenir à une hygiène plus stricte que la votre mes amis morts-vivants. En tous les cas cela va faciliter la délimitation de nos espaces ! Regardez : là où la crasse commence, pointa-t-il au sol, c’est chez vous !
Danseuse se tourna vers moi avec inquiétude — en effet il m’énervait déjà. Mais d’un autre côté, c’est vrai que nous, les goules, on a pas besoin de grand-chose d’autre qu’un repas et un coin d’obscurité. Je notais tout de même que l’espace qu’il s’était octroyé correspondait à plus d’un quart de l’espace de notre pièce commune — il frôlait le tiers en fait ! Je crois que même le Taré le regardait avec plus d’irritation que d’appétit.
Notre nouveau colloc a du sentir que l’ambiance tournait à l’aigre et eu le réflexe très humain de saisir la télécommande de la télé pour faire diversion :
–Tenez, vous pourrez utiliser la télé quand vous voulez ! Un peu de distraction entre les repas, hein ? Combien de temps depuis la dernière fois que vous avez regardé les infos ou la météo, ou les pubs pour les fast-food ?
Comme par hasard, l’écran s’alluma sur une chaine d’info locale qui couvrait d’une vue aérienne l’important dispositif d’intervention policière autour de la demeure d’un serial killer présumé. Je dénombrais au moins une douzaine de poulets et moitié autant de voitures.
Le Bourreau se mit à rire et cria « Oh ! Oh ! C’est pour moi ! On laisse s’il vous plait ! Attendez… » — Il fouilla dans un tiroir de son meuble et en sortit un paquet de popcorns qu’il mit à chauffer en jetant des coups d’œil excités à l’écran.
–J’ai laissé des leurres pour leur faire croire que je suis encore chez moi, se vanta-t-il comme un gosse farceur ! Ils vont y passer toute la nuit, ahaha !
J’allais quitter la crypte pour prendre l’air quand l’écran montra le visage impatient et crispé de Laetitia Roux à côté d’un journaliste. On voyait le cordon de police, l’immeuble encerclé et les gyrophares une dizaine de mètres derrière eux.
–Madame Roux, vous avez été récemment promue à la tête de l’enquête pour mettre ce tueur sanguinaire sous les verrous, et avez déjà découvert sa véritable identité ! Ce serait donc un message narquois que vous a envoyé le Bourreau qui vous a permis de retrouver sa piste ?
La détective fronça les sourcils et fit un effort visible pour contrôler le ton de sa voix :
–Non. Le tueur qui se fait connaitre sous le nom du Bourreau n’a pas nargué la police avec des messages de provocation. Nos forces ont intercepté une de ses communications avec un tiers et c’est ainsi que nos équipes ont pu avoir ses empreintes.
–Avec qui est-ce que le Bourreau était en communication, et quelle était la teneur du message ?
–Excellente question monsieur le journaliste, commenta le Bourreau d’une voix changée.
Laetitia braqua un regard dur vers la caméra, je me sentis personnellement fixé :
–Les proches et personnes en lien avec Jérôme Pichon seront interrogées dans les jours à venir afin d’éclaircir son profil et de faire toute la lumière sur ses agissements. J’ai bel espoir qu’il sera appréhendé dans l’heure qui vient. Le quartier entier est bouclé et il n’a nul par où s’échapper.
- Bouhou ! cria le Bourreau en jetant des popcorns au visage de Laetitia sur la télé. Vous m’aurez jamais ! Ahahah ! Il me tendit le paquet de popcorn brulant que je repoussais.
La détective tourna le dos au journaliste qui la mitraillait de questions et prit le chemin de la zone d’intervention.
- Elle est pas vraiment rousse en plus ! fit remarquer le Bourreau avec consternation. Je n’ai même pas encore de tête de rousse ! J’aurais pu faire d’une pierre deux coups… !
–Vous ne devez pas décapiter les policières, le gronda Danseuse ! Ce n’est pas bien ! Et je n’aime pas les objets bruyants. S’il vous plait, éteignez cette télé quand vous aurez fini ! Toute cette agitation énerve Enmerkar !
Enmerkar me semblait pas autrement ému, mais je voyais que Danseuse elle, était en colère — moins contre le Bourreau que contre la télé. À sa décharge, notre serial killer de nouveau colloc éteignit immédiatement, non sans un long soupir. Le silence s’installa une bonne minute qui vit se décontracter Danseuse, non sans une moue un peu confuse. Le Bourreau prit la parole et ça me fait mal de vous retranscrire ce qu’il a dit — parce que ce con a eu l’air sincère :
— Mes excuses. C’est la première fois que je vis avec d’autres personnes depuis bien longtemps — et je vous aime bien les gars. J’ai beaucoup de mal à côtoyer des gens vivants, j’ai toujours envie de les tuer. Mais vous… vous êtes déjà mort et vous pouvez répondre ! C’est la première fois de ma vie que… je pense pouvoir être moi-même en la compagnie d’autres ! J’y pensais depuis un moment déjà, quand je vous ai vu ensemble dans les rues à manger des cadavres. J’ai vraiment envie que ça marche et… bon j’ai peut-être été un peu trop enthousiaste. J’ai des réflexes encore un peu rustres… je voulais pas vous menacer tout à l’heure. Je vous vendrais pas à qui que ce soit. Vous êtes ma seule chance de plus être seul… En vrai, merci de m’accepter. Je sais qu’il va y’avoir des règles et je les accepterais. Je veux juste faire partie de la bande… s’il vous plait !
Danseuse émit un son ému et se rapprocha lentement du Bourreau pour le serrer dans ses bras, lequel s’abandonna totalement à l’étreinte. J’essayais de me défiler, mais Danseuse me fit un geste insistant des mains pour m’inviter à rejoindre le câlin de groupe. J’en revenais pas, mais je n’avais pas exactement le choix… je les serrais tous les deux dans mes bras. Heureusement pour lui, j’avais plus faim.
–Merci les amis, dit le Bourreau.
Mais je trouvais que tout cela allait un peu vite à mon gout. Je sentais venir l’entourloupe et je n’aimais pas qu’on profite de la gentillesse de Danseuse.
Danseuse alla ensuite serrer Enmerkar dans ses bras, pour qu’il ne se sente pas en reste. Et le Bourreau s’éclaircit la gorge.
–En fait de règles, je n’en aurais qu’une, dit-il. On ne touche pas à la glacière !
–Ah ouais ? Y’a quoi dans la glacière ? demandais-je, pas vraiment intéressé.
Le Bourreau se mit à rire.
–T’inquiètes Brad Pitt, personne que tu connais… je crois !
Il y’avait sans doute là quelque référence de pop culture que j’avais pas, mais de toute façon, je m’en contrefichais bien de ses affaires. Je me sentis obligé de seconder les propos de Danseuse sur la décapitation de quidam :
— Nous on essaye d’être discret, par contre, lui dis-je. Donc ce serait bien que tu te calmes un moment sur la guillotine tant que tu es là. De toute les flics vont être à l’affut maintenant… tu penses pouvoir gérer tes… pulsions ?
–Oui bien sûr, répondit-il un peu trop rapidement ! Je vais peut-être me ranger pour de bon, après tout, j’ai déjà une belle collection ! J’ai juste besoin de réunir les fonds pour m’enfuir en Amérique du Sud et couler mes vieux jours en contemplant mon œuvre... Je suis déjà sûr qu’on se souviendra de moi !
–Ouais… répondis-je, à peu près certain qu’il se foutait de ma gueule.
–Sur ce, dit le Bourreau, je vais me coucher ! Héhé, c’est moi, votre ami humain qui dort la nuit ! Mais ne vous dérangez pas pour moi, hein, faites votre vie comme si j’étais pas là… ! Je ne ronfle même pas !
Le Bourreau fit tout un cirque de mettre un pyjama ridicule, se brosser longuement les dents, se curer les ongles et s’allonger pour lire l’Attrape-Cœurs à la lueur d’une veilleuse. Je l’oubliais un moment pour écrire ces lignes et c’est à ce moment qu’il m’a surpris. Evidemment, s’il me lisait, il saurait que c’est moi qui l’ai balancé et je pense pas que ça lui fera plaisir. Je m’en cogne un peu à titre personnel… mais Danseuse à a dit « Plus de disputes ! » alors… Je vais devoir faire preuve de discrétion dorénavant.
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