20 - Le Dévoreur Sinistre
Le Taré est venu me voir en milieu de soirée. Je flânais dehors dans notre cimetière en essayant de tromper la faim avant l’heure de nos sorties nocturne. Il m’a rejoint avec un paquet en main et gros bouquin sous l’autre bras :
— Ah ! Éric ! Je te cherchais, j’ai un petit quelque chose pour toi.
Il me tendit le paquet, mais avant qu’il ait amorcé son geste, mon instinct me dit que c’était de la barbaque. J’ai du le regarder bizarrement en prenant le paquet parce qu’il me dit :
— Allons, Éric ! Toi et les autres me promenez tous les soirs, la cervelle vide, veillez sur moi et me nourrissez. Je peux bien faire un petit geste quand la conscience me revient. Mange vite avant que cela n’alerte les autres, je n’ai pas encore trouvé de « petit cadeau » pour eux.
–Merci mec, lui répondis-je, à moitié méfiant. Puis je déballais un énorme morceau de romsteck dont l’odeur me fit presque vaciller.
–Comme tu es le seul d’entre nous à apprécier la viande d’animaux… s’expliqua-t-il.
J’engloutis immédiatement le tout en trois bouchées. C’était loin d’être aussi bon que de la chair humaine, mais ça m’a fait du bien… ça allait me permettre de patienter, me suis-je dit.
Eh oui, vous l’aurez deviné, le Taré me l’a fait à l’envers. Ce n’était pas un acte de générosité gratuite. Il est resté quelques minutes avec moi à tailler le bout de gras comme si on était vraiment pote, et à me demander comme ça allait et tout. On a parlé du Bourreau, on s’est foutu de sa gueule. On a causé de Marjo, on s’est foutu de sa gueule aussi… J’ai eu l’impression d’un vrai échange. Et mes illusions se sont brisées quand après dix minutes, il me dit d’un ton changé :
— Éric, dans le morceau de viande que je t’ai fait manger, il y’avait trois objets métalliques de taille et de forme différente.
–Quoi ?
–Lorsque j’ai étudié ton rejet, j’ai remarqué que les morceaux de métal n’étaient pas digérés, et même en plutôt bon état. Comme nous autres, goules, n’avons pas d’autre moyen d’excrétion à proprement parlé, cela m’a intrigué…
–Putain ! Espèce de… de Taré ! Moi qui croyais que pour une fois tu faisais un truc sympa ! Mais tu te sers de moi pour tes expériences !
J’étais en pétard, mais il s’est pas démonté le bougre.
–Voyons, Éric ne fait pas l’enfant… nous devons sonder les limites de nos nouveaux corps et prendre connaissance de leurs pouvoirs et leurs faiblesses. Je suis bel et bien en train de te rendre service : je ne fais pas ça uniquement par curiosité scientifique.
–Ah ouais… t’as vu ta gueule ? C’est toi la curiosité scientifique !
Pas ma meilleure répartie, mais il m’écoutait même pas. Il ouvrit son vieux bouquin à une page marquée :
— Regarde. Ce volume inestimable est le « Compendium des Rôdeurs » de Mystrifal Coergus, l’un des rares ouvrages qui répertorient… hum… comment le dire… une des créatures qui ressemble plus ou moins à ton cas…
La double page montrait une bête humanoïde repoussante à la tronche fendue d’une herse de crocs comme des poignards, entourés d’illustrations d’organes bizarres légendés de symboles chelous…
–Ne t’embête pas à essayer de lire, pérora-t-il. C’est un alphabet numérologique crypté autour de sigils hermétiques, il m’a fallu des années pour…
–Ouais, du charabia quoi ! Bon abrège, alors, pourquoi est-ce que j’ai dégueulé toute cette merde l’autre jour…
–Ce n’est pas le plus important Éric, regarde là – il pointa du doigt une illustration d’estomac biscornue avec un œil mystique dessiné dedans. C’est ce passage qui nous intéresse. Il explique que si tu te concentres, tu peux tourner ton regard vers tes propres entrailles et sentir avec exactitude ce que tu as dans l’estomac…
Il avait un sourire un peu dément en disant ça, et je commençais à me demander si son cerveau n’avait pas fondu.
–Heu… ouais super, mais je sais déjà ce que j’ai mangé… un cadeau empoisonné offert par une goule fêlée !
–Mais encore, dit-il, une pointe d’irritation dans la voix… ce n’est pas ce que je veux dire ! Avec exactitude j’ai dit Éric ! Il y’avait des objets métalliques dans la viande ! Si tu te concentres, tu devrais pouvoir me dire quelle est leur forme !
–Mais pourquoi je ferais ça, m’énervais-je ? C’est quoi ce test à la con ? Puis tu le sais toi de toute façon, quelle saloperie tu as mis dans ma viande, pourquoi tu me le dirais pas, toi, hein ?
Enmerkar eut soudain conscience de nos éclats de voix, et me fit signe de la main de baisser le volume en regardant à droite et à gauche.
–Attends, il ne faut pas alerter les autres, ou le Bourreau. Je ne lui fais pas du tout confiance…
–Ah ouais... dis-je tout fort, toi, tu lui fais pas confiance ?
Le Taré me fit signe pour qu’on s’éloigne un peu. Je restais sur place. Il me fit un regard suppliant que je ne lui avais jamais vu avant.
–S’il te plait, Éric, dit-il comme s’il prononçait la plus périlleuse des formules magiques, écoute-moi jusqu’au bout. Je… je te reprendrais de la viande. Sans expérience cachée dedans, promis.
Ma curiosité, et mon gout pour la barbaque eurent le dessus sur ma raison. Je comprenais pas pourquoi, mais le Taré semblait avoir un intérêt particulier pour mon estomac — ce qui, je dois bien l’avouer, nous faisait un premier point commun depuis le début de nos errances nécrophages.
–Bon okay… je te suis. Explique-toi.
Après avoir raisonnablement pris le large de notre crypte, le Taré me redemanda de « tourner mon regard intérieur vers le contenu de mon estomac »
— C’est simple, dit-il. Détends-toi, fait le vide, puis imagine que tu as un œil dans ton estomac, capable de voir, imagine que tu as un nez capable de sentir, une main capable de toucher… Fais abstraction du monde extérieur : ton estomac est la seule chose qui existe.
C’était dur. Je ronchonnais et grognais toutes les deux minutes. Je me rappelais de toutes les communautés d’illuminés new age que j’avais côtoyés dans ma vie d’avant, à faire semblant de m’imprégner de mysticisme fumeux dans l’espoir de grappiller de la drogue… Mais le Taré ne perdit pas patience. Il répéta ses instructions, sous la même forme, sur le même ton, qui prit une cadence presque hypnotique…
Puis la méditation prit. Et je sentis avec acuité les saloperies qu’il m’avait fait gober. J’en revenais pas… C’est difficile à expliquer comme sensation : c’était hyper chelou. Comme de palper des trucs qu’on a dans la poche… mais sans les mains, et dans le bide…
–Heu… Il y’a un petit cube… avançais-je
— Oui… ? dit-il comme un prof satisfait.
–Il y’a… une bille, un peu plus grosse… ?
–Ouiii… ?
–Et, heu… un truc plus avec plein de faces… un… un polygone quoi !
–Polyèdre. Combien de faces ?
–Oh, mais tu me fais chier ! Je suis une goule moi, pas un mathématicien ! J’vais t’en faire bouffer, moi, des polyèdres !
- Allons, allons Éric ! dit-il avec un sourire triomphant ! Du calme ! C’est très bien ! Nous avons réussi ! Ma théorie s’est vérifiée… c’est une très bonne chose !
Je l’avais rarement vu aussi content, et je dois avouer que ça m’a fait flipper.
–Mais à quoi ça sert tout ça ? C’est quoi l’intérêt ?
–L’intérêt, mon cher Éric, dit-il d’une voix sombre de mauvais augure… Et bien laisse-moi t’expliquer ! Déterminer ce que tu as dans l’estomac n’est qu’une première étape, maintenant que nous savons que tu peux le faire : cela signifie que tu corresponds bien à l’archétype du « Dévoreur Sinistre » tel que décrit dans le compendium… ce qui pourrait valider une partie des théories de Coergus — quand on pense qu’il s’est fait pendre pour charlatanerie, démence furieuse et démonisme en son temps…
–Me dit pas qu’on a fait tout ça pour restaurer la réputation d’un vieux fou canné depuis des lustres… ?!
–Mais non voyons écoute moi, bon sang ! Sache que si ce vieux fou à raison, cet œil intérieur va te permettre ensuite de régurgiter sélectivement et à l’envi les objets que tu as ingérés…
J’eus un moment de flou où je me voyais dans un cirque à vomir des sabres et le Taré en train de compter les biftons avec son sourire diabolique. J’eus un ricanement aigre.
–Super. Répondis-je sur un ton plat. Bon ben attend, je me concentre, et je te regerbe ton polyèdre à la gueule… s’il y’a que ça pour te faire plaisir.
Le Taré fit claquer son livre et porta deux doigts à ses sinus.
–Réfléchis deux putains de secondes Éric ! Si tu t’entraines, tu aurais la capacité de cacher des objets métalliques à la vue et au su de n’importe qui ! N’importe quel objet métallique ! Pour ce que j’en sais tu pourrais même gober un pistolet automatique comme quatre heures et le régurgiter pour faire feu après avoir passé des portiques de détection de métaux ! Tu pourrais entrer dans une bijouterie, avaler tout ce que tu peux, et régurgiter le catalogue de l’orfèvre, à la demande, pour des acheteurs potentiels ! Tu pourrais avaler un coffret en plomb, avec n’importe quoi, en n’importe quelle matière dedans ! Les possibilités sont immenses ! Si tu faisais preuve d’un peu d’imagination… ! Qui voudrait aller chercher quoi que ce soit dans ta gueule ? Ton estomac pourrait bien être l’une des cachettes les plus sures qui existent ! Et c’est sans parler de l’effet de surprise… ! Pour une fois que je te demande de penser, bordel ! Et je te demande littéralement de le faire avec ton estomac ! C’est pourtant bien dans tes cordes ça au moins, non ?!
À ce moment, je me suis senti un peu con je dois avouer. Il était fou à lier, mais il avait pas tort. Si la moitié des possibilités délirantes qu’il évoquait était à ma portée, ça valait peut-être le coup d’être exploré…
C’est à ce moment que le Bourreau surgit de nulle part, avec un grand sourire :
–Oh ! Vous êtes là les gars ! Ahaha, je vous entendais gueuler depuis tout à l’heure et je me suis dit : « Hey, on dirait qu’ils s’amusent bien ! Pourquoi est-ce que je profiterais pas un peu de la soirée aussi avec mes deux potes avant de me coucher ? » Héhéhé ! Alors, vous parlez de quoi ?
Le Taré me fit un regard dur puis fit un grand sourire au Bourreau !
–Oh ! Rien, j’essayais de faire l’éducation d’Éric, mais je crains que même pour une goule, il ait de trop mauvaises manières… Laissons-le méditer sur ses échecs et allons nous amuser tous les deux !
Le Taré lui fit signe de suivre vers la crypte. Le Bourreau n’eut qu’un regard mi-figue mi-raisin vers moi, avant de lui emboiter le pas, et me laisser à mes ruminations…
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