22 - Necrospeed

5 minutes de lecture

On a passé une ou deux nuits à rôder dans des ruines à la lisière de la ville. C’est peu dire que l’ambiance est devenue craignos : on croise des patrouilles de flics, des zombies, et des pauvres ères totalement flippés… Un couvre-feu a été instauré dans toute la ville. La nuit dernière on a entendu des cris et des détonations — du coup on est juste allé à l’opposé.

Mais même comme ça, c’est pas facile d’éviter ces couillons d’humains normaux. On est tombé deux fois de suite sur des groupes de clodos très sympas qui ont insisté pour qu’on les rejoigne :

— Les autorités s’en foutent bien de nous, argüait le plus barbu d’entre eux. Si on se serre pas les coudes on va finir en diner pour ces saloperies de zombies ! Venez avec nous, on sait se défendre. Vous irez pas loin sinon ! Avec une jeune fille et votre pote handicapé comme ça, c’est un miracle que vous ayez tenu jusque-là… Si ça empire, ils vont finir par faire venir l’armée, vous savez. Et pour eux, les clodos ou les zombies… ils tireront d’abord, et feront le tri ensuite…

Je regardais Marjo en coin à ce moment et elle baissa la tête. Les servants de sa maitresse vampire allaient-ils faire le ménage avant l’armée… ? Elle baissa la tête… j’espère qu’elle avait au moins un peu honte.

Il nous a fallu du temps pour nous débarrasser de ses vagabonds plein de sollicitude… dans un autre contexte, leur attitude m’aurait fait chaud au cœur, mais là…

Une fois qu’on s’est posé dans un coin suffisamment éloigné de tout, j’ai exposé le plan que je méditais depuis le chapitre précédent :

–Écoutez, dis-je, la drogue, tout ça, ça me connait. Ce truc qui zombifie les gens, c’est peut-être bien ce que j’ai pris moi-même, il y’a quelques mois, quand je me suis changé en goule. Le mieux, j’pense, serait que je reprenne contact avec les dealeurs et les fêtards que je fréquentais avant, et que je mène ma petite enquête. Mieux vaut que j’y aille tout seul parce qu’ils vont tous être nerveux en ce moment. J’suis sûr qu’il y’a pas des masses de ce machin qui circule, sinon, ce serait beaucoup plus la merde. Comme ça, en plus, je comprendrais peut-être enfin ce qui a fait de moi… je fis un geste de mes rotules à mes crocs… ce truc. Dès que j’ai besoin de vous ou des infos importantes, je reviendrais vous voir.

Danseuse se mit à protester et je lui expliquais que ni elle, ni le Taré n’avaient les manières et le vocabulaire pour évoluer dans ces cercles. Elle se lança dans une imitation un peu embarrassante de « hoodrat » des années 90 — mais genre 1790 — et le Taré fini par se ranger à mon avis. Ils essayèrent de me coller Marjo, mais je trouvais des excuses : trop clean, trop violente, tout ça… en vrai je voulais juste plus voir sa gueule pour un moment. Je lui faisais juste pas confiance.

C’est ainsi que mes goules m’ont laissé partir seul en mission dans le couchant – il était plutôt deux-trois heures du mat en fait mais je me suis rarement senti aussi cool de toute ma vie. Mon passé de shooté chronique allait peut-être servir le bien commun !

J’ai fait deux trois coins en ville, le plus discrétos possible, en évitant les patrouilles de flics, quelques groupes d’allumés armés en mode « milice-facho-sympa-de-voisinage-contre-les — méchants », et même une bande de zombies ensanglantés trainant leurs guiboles en gémissant comme dans les films. Quel début de siècle mes amis !

Le temps de deux after moroses dans des squattes et d’une rencontre avec un dealeur flippé caché dans les ordures sous le pont du canal, j’avais assez de matière pour édifier mes camarades morts-vivants. Le débriefing eut lieu comme suit :

— Alors, leur dis-je, ce truc a été introduit en ville depuis quelques mois, et ça coïncide avec ma transformation. Ça circule surtout sous le nom de « necrospeed », mais le nom d’origine serait un truc genre « adrénacadavre ». En fait ça vient d’Asie il parait. Dans la langue d’origine, ça veut dire « démon sans repos ».

–Super. Coupa platement Marjo. Épargne-nous le folklore veux-tu ? Il va bientôt faire jour et on a pas le temps pour ça !

Pour contrarier Marjo, je décidais d’en faire des tartines et de raconter toutes les élucubrations que m’avait infligées le dealeur sur les origines de ce « necrospeed »

— Il paraitrait que ça a été développé comme drogue de combat par des commandos de la mort dans un labo secret en pleine jungle ! Mais le truc qu’on a dans nos rues ce serait un lot pourri ou contaminé qui a été chouré par les rebelles…

Marjo soupira très fort. Je réussis pas à la faire partir mais j’étais content de mon effort.

–… l’espion slave dans leurs rangs aurait ensuite amené ça en Europe pour qu’un scientifique ancien criminel de guerre fasse de la rétro-ingénierie…

J’ouvris la main pour leur montrer la demi-douzaine de gélules blanches que j’avais acheté, et qui constituait tout le stock du dealeur. Elles étaient marquées d’un petit crâne bleu stylisé. Les gens gobent vraiment n’importe quoi.

Marjo m’en chipa deux avec la vitesse de l’éclair. Je réprimais un sursaut.

–Hé ! fis-je, comme un con

— Je vais faire parvenir ces échantillons à de véritables professionnels pour analyse, asséna-t-elle avec hauteur.

–Ouais, ouais, bien sûr, répondis-je ! Va pas les bouffer avec tes copines, OK ? Je sais que tu rêves de devenir aussi sexy que nous mais y’a pas de raccourci pour ça…

Elle me tira la plus courte et la plus rouge de toutes les langues que j’ai vues.

- Comment est-ce que tout cela nous rapproche des fournisseurs probables ? demanda gravement le Taré.

Je haussais les épaules.

–Je saurais pas trop l’expliquer mais mon intuition me dit qu’il y’en a qu’un.

Marjo ricana mélodieusement.

–C’est avec ça que tu reviens Éric ? Quelques pilules, des histoires à dormir debout, et ton intuition ?

Je fis un effort de réflexion. Chercher de la drogue n’est pas un process que j’avais l’habitude d’intellectualiser. Cela ressemblait beaucoup à une forme de chasse en fait. On lit le langage corporel des gens, on capte les ambiances, on mesure la nature des relations qui les lie les uns aux autres, on évalue qui marche à quoi, on écoute ce qu’ils disent pas, on baragouine dans un jargon bizarre qu’on invente quasi sur le moment… Et on se réveille le lendemain changé en cannibale des caniveaux…

–Y’a qu’un seul type de pilule, elles sont toutes pareilles. Les gens sont moyens chaud pour en parler. Personne n’a eu de contact direct ou admet en avoir eu : c’est toujours le pote d’un pote. Le prix est fixe et haut. Le dealeur qui m’a refilé était bien flippé et a pas trop négocié : il voulait du blé rapide pour quitter la ville. Je sais ce que je dis. Je chauffe. Les fournisseurs ont l’air dangereux, mais je peux les trouver demain avec du bol.

Personne me contredit. Sur un dernier regard lourd de doute et de tension, on est parti se coucher.

Annotations

Vous aimez lire Yessine Terras ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0