J'en sais rien

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J’ai poussé la porte pour ne plus me faire tremper par la pluie. Les petites lampes LED au dessus du comptoir m’ont aveuglée, ça m’a énervée. Je déteste ne plus rien voir, ou être obligée de fermer les yeux, ne serait-ce qu’une seconde. Je déteste devoir cligner des yeux, j’ai peur de rater quelque chose.

On dit toujours qu’il faut profiter de la vie, c’est ce que je veux faire. Si je pouvais faire un vœu, ce serait de ne plus jamais cligner des yeux.

On dirait que je suis bourrée ? Je n’ai bu que… en fait je ne sais plus. Mais peu importe. Je me suis rendue compte que je ne savais pas grand-chose. Je n’ai pas une grande culture, je n’en ai même pas du tout. Je n’ai pas réussi à faire le tour de ce que je ne savais pas, alors j’ai décidé d’énumérer tout ce que je savais.

Et je sais, que je suis assise sur un tabouret haut. Je sais que j’ai les coudes sur le bois lisse du comptoir. Et je sais que dans une de mes mains j’ai un verre de whisky. Attendez, je crois que c’est du whisky.

Je confirme, c’est du whisky.

Je sais aussi que je suis un écrivain raté. Que je n’arrive pas à écrire. Je sais que je suis une musicienne ratée. Que je n’arrive pas à jouer, à supposer que je n’aie jamais su. Je sais que je suis une dessinatrice ratée. Que je n’ai jamais réussi à dessiner de toute façon.

Je sais que je ne suis pas où j’en suis.

Je ne sais pas grand-chose, en fin de compte.

Peut-être que c’est mieux comme ça, que je sois inculte. Peut-être qu’en étant inculte on ne sait pas faire de mal aux gens. Peut-être que quand on est inculte, on vit heureux.

Sauf que non, ça ce sont des conneries, parce que je ne suis pas heureuse en ce moment.

J’ai commencé à chantonner, inconsciemment. Je me suis souvenue que je suis dans un bar, et que je ne devrais peut être pas faire ça. J’ai relevé la tête, pour voir qui il y avait d’autre dans ce foutu bar.

Il y avait plusieurs personnes, mais très peu que je voyais nettement.

Je crois qu’au fond de la salle, il y avait une jeune femme, qui devait avoir mon âge. Elle portait une ravissante robe rouge qui mourait à ses genoux. Une ceinture noire lui serrait la taille, soulignant ses formes. Elle lui allait bien. Elle avait les cheveux noirs, relevés en chignon strict mais sophistiqué. Elle était belle. Elle avait ce regard déterminé qu’on a dans sa jeunesse, comme si elle savait ce qu’elle voulait. Elle devait être étudiante.

Là je me suis rendue compte que mes phrases étaient toutes construites en fonction d’observations, et la seule qui ne l’était pas, était une supposition. Je n’avais que des suppositions. Je ne connaissais rien. Je détestais ne rien savoir. Je ne sais pas pourquoi je m’exprime à présent aux temps du passé.

Je ne comprenais plus grand-chose. Et je déteste ne rien comprendre.

Cette jeune femme, je ne savais rien d’elle, dans ce cas, je pouvais m’imaginer tout ce que je voulais. J’aimais ça.

Elle avait l’air d’être étudiante alors. Elle avait le sourire aux lèvres, parce qu’elle regardait son téléphone portable. Elle recevait peut-être des messages de son copain, ou de sa copine. Il ou elle lui disait sans doute qu’il ou elle l’aimait. C’est beau. Elle semblait heureuse. Elle était étudiante en littérature anglaise. Elle aimait les films à l’eau de rose, et les comédies. Elle détestait la pluie et les chaussures à hauts talons. Elle se sentait belle, elle était humble et généreuse, malgré son impatience. Elle s’appelait Claire. Claire avait une enfance heureuse, dans la banlieue parisienne. Elle avait une petite sœur qu’elle aimait plus que tout. Claire lui racontait des histoires quand elles étaient petites, c’est ce qui lui a donné envie d’étudier la littérature. Mais elle cachait ses failles. Elle était heureuse avec son « il » ou son « elle », mais elle restait triste de sa relation passée, et elle avait du mal à s’en remettre. Derrière son sourire, elle cachait sa peur et sa tristesse. Elle les cachait plutôt bien, elle était douée, il fallait le reconnaître. Son rêve était de voir l’Argentine, pour la culture, et découvrir une nouvelle langue.

Et vous tous, qui lisez ou écoutez cela, je n’en sais rien, ne pensez pas qu’il s’agit d’une rétrospection, vous vous trompez. Alors arrêtez, ça encombre ma tête. Je n’aime pas ça.

Je crois que je suis saoule.

Je crois que je crois beaucoup de choses.

J’ai laissé Claire tranquille. Je me suis tournée vers un homme un peu plus loin. Antoine, je crois. Il avait la quarantaine, il était grand, et il avait le regard perdu dans le vide. Il était encore plus saoule que moi. Si j’arrivais à articuler une phrase complète et construite, je lui aurais proposé un verre de plus. Dommage Antoine, on remettra ça. Il avait l’air triste, lui contrairement à Claire, il ne le cachait pas. Antoine était naturel. Il s’exprimait au gré de ses pensées, il n’y allait jamais par quatre chemins et préférait dire les choses telles qu’elles étaient plutôt que de tourner autour. C’était une qualité que j’aimais bien. Il était également très calme, toujours ouvert à la critique, et prenait avec du recul tout ce qu’on lui disait. S’il était triste ce soir là, c’était parce qu’il venait de se disputer avec sa femme. Cette fois-ci, ça avait été plus violent que d’habitude. Il était parti pour éviter de la contrarier davantage, et il avait fini par échouer ici, telle une âme en peine. Ses yeux clairs trahissaient son désespoir qui y coulait, avec la même force qu’un torrent. Il y avait une pièce de théâtre dans ses yeux, une tragédie. Ça aurait plu à Claire ça. Il y avait du dramatique, de la mélancolie et même la mort. La mort de leur fils de trois ans, Charles. La mort, dans une tragédie classique, on appelle ça la fatalité. Les personnages peuvent faire ce qu’ils veulent, ce sera toujours en vain. La fatalité les rattrape toujours à la fin. Et l’issue finale est toujours une horreur. C’est toujours la mort, c’est toujours triste, c’est toujours dramatique. Il a noyé son regard dans la dernière goutte du fond. Celle que personne ne boit jamais. Il s’est perdu dedans. C’est triste de mourir dans le fond d’un verre.

Mais j’ai laissé sa petite étincelle s’éteindre en paix, et j’ai porté mon attention sur un vieil homme.

Il est avec un homme un peu plus jeune que lui, sûrement son fils. Ils ont le sourire aux lèvres. Christophe est en train d’annoncer à son père qu’il a reçu une augmentation, et que Julie, sa femme attend un enfant. Hervé ne peut réprimer sa joie. Antoine en serait jaloux.

Et puis d’un coup la seule chose que j’ai de nouveau eu les LED dans les yeux. Peu importe dans quel sens je tournais la tête, elles ne sortaient jamais de mon champ de vision. Soudain, les visages de Claire, Antoine, Hervé et Christopher sont apparus devant moi. J’ai entendu des mots, je n’ai pas réussi à les discerner. Ça m’a agacée. Je vous ai dit, je déteste ne pas comprendre. J’ai cru percevoir « hôpital ».

Et les LED se sont éteintes.

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