Chapitre 4

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Je sais que tu es très attentif, que tu prends mes mots, les annote, que tu reviendras sur ce qui te semblera contradictoire, me relancera, jusqu'à ce que tu penses enfin t'être fait une idée précise de la situation. C'est au point que tu es persuadé que tu vas te souvenir de points que tu penseras que j'aurais oublié, et je sais bien que tu vas me les resservir. Tu vas aussi me dire que je me suis attaché aux gens d'ici : oui, c'est vrai, à ma manière. Malin, tu me rappelles moi dans mes anciennes fonctions. C'est pourquoi je t'ai choisi, en lien avec les directeurs de la filiale, eux-mêmes en lien avec la Maison-mère, à Francfort. J'ai d'autant plus d'exigence en effectuant mon rapport qu'il faut que tu puisses reprendre la tâche au point où je l'ai amenée. Mais tu risques d'arriver à un moment où tu interpréteras trop. C'est seulement si tu ne tombes pas dans ce piège que tu cesseras d'être simplement ce bien aimable petitor frater : je te le dis pour te mettre en garde. Ne vas surtout jamais plus loin que les faits. Mais, même en le sachant, si tu dois oublier mon avertissement tu l'oublieras : c'est la règle, et alors tu ne pourras postuler à nouveau pour devenir confirmatus frater que dans dix, vingt ou trente ans. Nous devons rester très honnêtes vis-à-vis de nous-mêmes et nous avertir chacun des écueils qui nous attendent, et qui sont d'abord en nous. C'est ainsi que nous sommes de bons employés, droits et fidèles. Voilà notre honneur.

Donc, je te devance : à un moment, je t'ai dit que le processus qu'avait lancé le Père Lathérèse avec sa fameuse dépression au niveau local avait créé une "pointe d'envie" chez les Cornu - oui, d'accord, une jalousie phénoménale, et dans tout le village. Or, qui dit "envie" dit accélération de l'histoire. A la section précédente, tu as dû avoir l'impression que je restais dans un rapport linéaire, avançant au rythme des grosses horloges normandes qu'il y avait dans chacun des "feux" (comme on appelait les foyers, maisons des familles) avec, en plus, deux ou trois armoires dont tu n'atteignais pas le haut de tes doigts, même dressé sur la pointe des pieds. A l'ère moderne, tout s'est rapetissé, on a ramené les murs vers le centre des pièces, fait descendre les plafonds. Aussi, seuls les meubles IKEA pouvaient tenir dans les maisons de famille, où ne restaient que des familles monoparentales - sachant que les vieux étaient stockés en EPHADS, où les plafonds ne sont pas plus hauts (d'ailleurs, au village, on disait les Vieux, les Vieilles, les grabataires avaient leurs lits dans la cuisine-salle à manger, de manière à voir tout le monde et à veiller sur les tout-petits ; après, on les appelé les seniors, les anciens, tout en n'allant jamais les voir). Abandonnées elles aussi, horloges et armoires se sont mises à valoir moins d'un clou : sauf pour moi. Tu en trouveras une petite vingtaine dans le tunnel-grotte derrière ma maison, mises sur des briques pour que l'humidité ne monte pas par leurs pieds (et placées sous le puits de ventilation, en une figure géométrique parfaite). Je les remonte chaque jour, mais je les mets à des heures différentes : pour moi, chacune est comme un album de famille, qui me rappelle qui vivait ici, à quel moment, ce qu'il ou elle a fait, quand et comment. En les regardant, elles me permettent de m'ancrer dans mes actions successives, et me rappellent comment nous avons développé ici notre Chiffre d'Affaires, notre CA, autrement dit le Produit Intérieur de Brut de Vinneuf.

L'envie. Je vais t'expliquer comment nous l'avons financiarisée, même ici, où cela semblait un impossible pari (si vous rassembliez tout l'argent ici, en 1976... je vais t'expliquer plus loin, cela mérite bien un chapitre). L'envie, c'est la souffrance par comparaison. Tout ceci, en tant qu'égaux de race, nous dépassait au départ, je dois te le dire, mais comme l'envie est basée sur la mystification, nous étions néanmoins dans le cadre séculaire de notre stratégie commerciale habituelle. Si tu éprouves de l'envie, en atteignant le point où tu penseras être arrivé à satisfaire celle-ci (mais sans y penser, c'est la ruse ultime), derrière tu découvriras une envie plus pressante. C'est un peu comme un voyageur dans le désert : il pense savoir que la mer est à 60 km, derrière la dune, mais il ne sait pas que nous avons le pouvoir de rallonger la distance et de muliplier les dunes. Aussi, quand il arrive en haut de cette dune, non seulement il ne voit pas la mer, mais il constate qu'il y a une autre dune. Celle-ci, plus haute que la précédente, lui bouche l'horizon. Il va donc devoir descendre la première dune, sous un soleil terrible, puis remonter, épuisé, assoiffé. En bas de la dune, tu es là, sous un parasol, bonne humeur, entouré de glacières, pic à glace à la main, pour lui proposer des boissons fraîches, Pepsi, Coca Cola, Kronenbourg, Fanta, Sprite, cocktails, saveurs des années 1970, démodées, remodées en 2020, démodées, remodées, etc. (tu changes juste les noms, rajoute ou enlève un ingrédient). Il n'a pas d'argent ? Qu'importe, qu'il aille voir, sous l'autre parasol, la banque qui lui fera crédit. Plein d'espoir, il peut monter sur la dune suivante. Et ainsi de suite. Car c'est là qu'intervient le désinvestissement impossible : quand tu auras monté trente, soixante dunes, tu auras tant investi que tu diras que la mer est, désormais, toute proche. Ce qui est faux, bien sûr. Mais à tes yeux, cela justifie de continuer encore une fois, puis deux, puis trois, etc. A cet instant, sans le réaliser, tu te seras créé une identité, celle de la personne qui monte et descend les dunes : que quelqu'un vienne alors oser te dire que tu t'es trompé ? Non seulement tu le pousseras dans le sable, en espérant qu'il se fasse bien mal, mais la colère te donnera l'énergie pour dix dunes de plus. Quand tu arriveras à cent, tu ne saurais même plus pourquoi tu es parti ! Tu auras oublié mer, baignade et paradis tropical, mais peu importera désormais.

Ici, l'envie avait un adjectif et un nom : "voisins" et "Courtois" (Tu sais, la famille des Parisiens qui venait en week-end le printemps, une partie de l'été, et toute l'automne).

Mais commençons, si tu veux, par les voisins.

Je ne t'ai pas assez dit la force qu'avait eu le père Lathérèse (et sa femme) pour sortir de la condition séculaire sarthoise, cette force qui donne la volonté de besogner tard la nuit alors que tous dorment, pour s’échapper au sol de terre battue, à la porte qui fermait mal, à la volaille qui entrait et sortait de la salle commune à la grosse cheminée. Dans les années 1976, il y avait encore de ces maisons-là au village. L'ascension sociale. La première comparaison.

L’ascension, c’était sur les sols qu’on la lisait d’abord.

Le voisin avait-il son sol en ciment ? Vite, il fallait l’avoir son sol en ciment gris. Alors le voisin voyait que son voisin l’avait, le fameux sol. Donc lui se décidait à faire une dalle, puis une chape, une vraie, et à rajouter par-dessus des carreaux en faïence, quitte à les poser lui-même. Car, tout en haut de l’échelle, le voisin avait vu des carreaux madés in les Trente glorieuses chez le notaire : ce qu’il n’avait pas compris, et ça c’était moche, c’était que lorsqu’il allait chez le notaire, c’était toujours à la cuisine où on le faisait tenir, car il lui était interdit d’aller ailleurs (sauf pour faire des ménages). On ne faisait pas entrer ces gens-là par le porche et son perron, ah ça non pas du tout, car, là, chacun aurait vu que le sol était un plancher de bois, du chêne en plus. Avec, pour certains, une pose en chevrons, de petits motifs d’essences différentes. Sur ce malentendu d’ascension sociale, tout le village finissait par les avoir, ses carreaux. Donc, finalement, les villageois ne s’extirpaient jamais de leur condition : comme ils montaient tous, ils restaient tous descendus. Personne n'était extirpables. Comme Andrée, ils n'obtenaient que des mauvaises notes, tous. Et les mauvaises notes ne faisaient que des mauvaises graines, comme disait le père de la fillette quand il s’apercevait qu'elle existait. C’était comme ça, ce n'étaient que malentendus, qui gagnaient chacun. Avec, toujours en haut, le notaire, le fameux notaire.

Et je ne parle pas de la nouvelle odeur, qui accompagnait le mouvement. Le ciment, souvent, était rainuré pour laisser filer au-dehors l’eau, javelisée s’il-vous-plaît, parfum nouveau en ces temps-là. On mettait de la Javel partout (sauf sur le linge de couleur), y compris dans l’eau des cochons avant qu’on vienne les chercher pour l’abattoir. Sinon la viande avait un goût de père Lathérèse. Les cochons pétaient et chiaient de trouille, ça rendait leur barbaque toute acide.

Alors, toute la société était emportée par l’électrification, l’eau courante et non plus du puits. Mais le mieux, quand même, étaient les nouvelles portes et fenêtres en alu, puis l’électroménager, bien sûr. C’était comme une sorte de course, d’émulation, qui gagnait de voisin en voisin. Ah, je te le dis, moi, ce que le voisin a fait pour le capitalisme, on ne le dira jamais assez : c’était le voisin qui décidait de tout, en ce temps-là. C’était comme s’il prenait dans les magots de leurs voisins pour leur faire acheter des machines à laver, des gazinières, Frigidaires, machines à laver et re-machines à laver, des tas de trucs qui s’accumulaient dans les cuisines, puis dans les débarras, tandis que se réaccumulait à la place de l’électroménager, avant de se désaccumuler puis de se réaccumuler.

Puis le notaire eut un gazon « anglais », en « ré-gras », comme les villageois disaient pour cette semence, le ray-grass, avec ses hyper-rendements, et que je vendais par sacs entiers aux agriculteurs pour qu'ils replantent toutes leurs vieilles prairies de fleurs multicolores, bourdonnantes d'insectes : ici, personne n’aurait eu l’idée d’un gazon, surtout anglais, surtout en ray-grass. Pour quoi faire, un gazon ? Quand l’herbe poussait, ici, c’était comme pour emmerder les gens, les cerner, devenir haute, avec en plus des tiques dedans, dont les chiens et les chats se couvraient. L’herbe, c’était la vermine. Ce qui était aimé, par ici, était les belles cours de ferme, tellement piétinées que pas une brindille n’oserait se pousser vers le soleil et, sinon, elle serait aussitôt picorée par les poules en liberté, priée de se rengainer, de rétropousser. Ah, l’histoire de ce fichu et formidable gazon anglais, c’est qu’il allait aussi pousser à enfermer les poules, et de proche en proche ce serait tous les animaux - puis les humains, forcément. Ce fichu gazon, il aura tellement poussé les animaux hors des fermes qu’on les parquera finalement dans des baraquements en tôles, et que de là, on les parquera au Super-U, dans du plastique en plus. Si bien qu'il arrivera un jour ou le beau-fils de Pat' fera croire à son tout jeune demi-frère que les poulets poussaient sur les arbres dans du plastique, à côté des arbres à laitue sous sachets et des arbres à poires sous vide. Il les a bien eu les gens d'ici, le gazon du notaire.

Le va-et-vient des Trente glorieuses. Trente ans que ça avait duré. Ah, tu ne savais plus ça, hein ? La méga-consommation. Acheter une chose en croyant qu’elle est neuve parce que son voisin venait de l’acheter. Le voisin avait ici beaucoup plus de conséquences que la guerre avec ses morts inscrits sur le monument, et la dernière n’était pas si loin quand sont nés les trois enfants, en 1967, 1968 et 1968 : vingt deux ans, pas plus - les morts de 1914-1918, de 1939-1945, de l'Algérie étaient encore bien vivants en ce temps-là, cotôyant les rescapés, agitant leurs propres souvenirs en eux, les assombrissant de leurs ombres, élevant les enfants autant que les vivants.

L'envie, celui qu’elle a eu en premier, eh bien c’était le père Lathérèse, avec son communisme, sa fauçille et son marteau. Ce qui a tué le communisme ici, ce sont les sols en ciment, le carrelage, le gazon et les voisins. Il n’avait rien vu venir, le père Lathérèse, mais ce n’était pas de sa faute, c’était la "Républic-Heu !" qui l’avait trompé (comme écrivait Andrée, car on prononçait alors les « é » et "e" comme des « eu » - "e" muets, hyper-muets ou pas) : parce que, dans son école, tous les sols étaient en parquets de chêne. Le curé, le notaire, le gendarme, le médecin, le maire, l’instituteur, tous se tenaient sur leurs parquets en chênes. Vous pouviez adorer le communisme sur le parquet en chêne de la maison-école, vous pouviez vous mettre en garde à vous sur votre parquet en chêne de la gendarmerie, bibine dans la poche, vous pouviez dénigrer le communisme sur votre parquet en chêne de la maison notariale, en buvant votre porto assis dans la balancelle sous le porche, vous croire « ennemis de classe », les notables étaient tous sur le même chêne, tandis que le reste de la commune se battait avec la vie sur ses carrelages.

Tu comprends mieux, à présent, une des causes multi-factorielles (comme on dit aujourd'hui) de la dépression du pauvre homme, comme ventousé de toutes parts par des ombres maléfiques. C'était aussi l'époque où les communistes de Paris commençaient à se faire avaler par les socialistes de François Mitterrand, un homme rassurant, de droite, pro-affaires, moderniste, proudhonien, productiviste, ésotéricien, Algérie française, pour l'apartheid à condition de ne pas le dire. Passons à présent aux enfants Courtois, après un intermède et une précision (entre parenthèses).

(Attends, attends : je mets peu à peu les ingrédients qui ont été placés dans la tête des enfants, tandis que s'agitait une louche spatule, comme dans une marmite de sorcière au fond d'une soue. Attends, et tu verras comment ces éléments - que tu penses encore disparates, je t'entends - se sont collés les uns aux autres, peu à peu : tu crois, toi, que l'on devient pervers-narcissique comme cela ? Mais, enfin, c'est toute une formation !! Ce sont des histoires de famille, un mélange de frustrations, des idées de revanche, dans une société poussée à coup de pieds dans le cul, sommée "d'évoluer").

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