La dame en rouge
L’odeur d’alcool frelaté suintait des murs fissurés du bar et enrobait les murmures des clients. Derrière le comptoir, le barman avait le regard perdu comme s’il n’était pas vraiment là. Frêle, le teint presque cadavérique, il nettoyait machinalement les verres dans l’attente de la prochaine commande.
Le jukebox jouait les accords de vieux standards de rock et l’éclairage ambiant peinait à rester homogène. Ca grésillait de partout. Au fond de la salle, près du jeu de fléchettes auquel personne ne jouait, deux hommes discutaient. Le plus âgé, et pourtant celui à la stature la plus droite et au faciès presque sans rides, racontait une histoire au plus jeune. Celui-ci, un embonpoint assez conséquent, avait du mal à parler et reprenait constamment son souffle.
- Je te le dis, Harry, je ne suis plus le même homme depuis. Regarde-moi ! J’étais à deux doigts de crever et on dirait que je suis dans la fleur de l’âge. Je peux à nouveau courir le matin, bouffer tout ce que je veux et je te raconte pas avec les femmes…
- T’as eu de la chance, Stephen. Parfois, la vie donne une seconde chance, elle t’a permis de battre ce foutu cancer. Ne va pas me raconter des histoires à dormir debout.
- Puisque je te dis que j’ai conclu un pacte. Tous les spécialistes que j’ai vus ne me donnaient pas plus de deux mois à vivre, c’était généralisé, ils ne pouvaient plus rien faire.
- Un miracle, rien de plus. Tu vas pas me faire gober cette histoire d’ange qui te sauve la vie comme ça. Pourquoi toi d’ailleurs ?
- Elle aimait mes yeux peut-être, blagua-t-il en lui faisant un clin d’œil.
Harry était heureux de voir son vieil ami reprendre du poil de la bête. Il s’était fait à l’idée de le revoir entre quatre planches, et voici qu’aujourd’hui, le cancer n’était plus là et que le vieux Stephen se bourrer la gueule à nouveau, sans aucun danger. Ironie du sort, il était tombé malade, la même saloperie que son ami, à la seule différence que c’était les poumons qui le tuaient petit à petit.
- Admettons que je crois à ton histoire, tu vas faire quoi ? Tu vas appeler ton ange pour qu’elle vienne m’aider ?
- Je ne sais pas… je sais juste que j’étais pas loin de ce bar quand je l’ai croisé un soir et aujourd’hui, j’ai ressenti le besoin de venir ici et de t’appeler. Avoue que c’est pas banal, tu ne l’as dit à personne ton cancer, comment j’aurais su ?
- On fait quoi alors ?
- On attend, et en attendant on boit et on fume.
- Je te rappelle que c’est ces foutus clopes qui m’ont mis dans cet état !
- T’en fais pas, je suis sûr que tout ça va s’arranger dans pas longtemps.
- Ouais, ouais ! En plus, c’est un bar miteux. Regarde les clients, on dirait des zombies, et je te parle pas du…
Il ne put terminer sa phrase, la porte du bar s’ouvrit à la volée. Les lampes grésillèrent de plus belle, le barman fit tomber l’un des verres. Trois personnes venaient d’entrer. Deux hommes de plus de deux mètres, à la musculature imposante, s’arrêtèrent immédiatement pour rester chacun d’un côté de la porte. La troisième personne était une femme à la chevelure noire comme la nuit, qui lui descendait jusqu’au bas des reins, et à la poitrine généreuse réhaussée par un décolleté vertigineux, le tout dans une robe d’un rouge éclatant. Stephen et Harry n’arrivaient plus à parler, la beauté de la nouvelle venue était telle qu’ils en oublièrent où ils étaient. Plus personne n’osait dire un mot.
- C’est elle, fit Stephen du bout des lèvres.
- Humm ? Hein ? Quoi ? répondit Harry en reprenant quelque peu ses esprits.
- L’ange qui m’a sauvé.
La femme s’approcha de leur table, ses longues jambes se dessinant à chacun de ses pas. Elle fixa intensément Stephen, qui sentit son entrejambe frémir. Harry, lui, n’arrivaient pas à détourner le regard de la magnifique poitrine.
- Bonjour, Stephen. Je suis ravie de voir que tu ne m’as pas oublié, dit-elle d’une voix sensuelle.
- Comment pourrais-je oublier un ange comme vous !
- Un ange. C’est amusant ce que tu dis, tu es si proche et en même temps si loin de la vérité.
- Je…
- J’ai entendu ton appel, tu sais.
- Mon appel ? Je n’ai pas…
- Tu as pensé à moi tout à l’heure, je sens ces choses-là. Mais je ne suis pas venue pour toi, je suis là pour ton cher ami. Enchanté, Harry. Je m’appelle Elydra.
- Moi ? s’exclama ce dernier, qui restait obnubilé par les lèvres de celle qui venait de s’adresser à lui.
- Oui. Stephen a du t’expliquer que je lui avais sauvé la vie, il y a longtemps. C’est ton jour de chance aujourd’hui, je suis venu t’aider.
- Comment… C’est…
- Pourquoi chercher une explication ? Je te propose de te sauver, fais donc comme ton ami, accepte et remercie moi.
Un nouveau verre se brisa. La dame en rouge tourna la tête vers le barman, fit la moue. Les autres clients parlaient à voix basse, des remarques graveleuses firent sourire Elydra. Le sourire qu’elle afficha disparut dans la seconde, puis elle s’adressa aux deux hommes qui n’avaient pas bougé de l’entrée.
- Nax, Lust, faites le ménage.
Tout se passa très vite. A une vitesse qui dépassait l’entendement, les deux géants sautèrent sur les clients et leurs brisèrent la nuque dans un craquement sourd. Ils approchèrent leur bouche des corps, ouvrirent très grand puis aspirèrent quelque chose qui ressemblait à une brume. Stephen avait les yeux écarquillés. Harry sentait son cœur tambouriner. Elydra reporta son attention sur Stephen et Harry, une férocité animale dans le regard.
- Tu as un cancer des poumons et… de ce que je vois… tu en as pour trois ou quatre mois à vivre, si t’as de la chance. Veux-tu que continuer à vivre ?
- Je…
- T’as juste à dire oui, mon vieux, fit Stephen en essayant de ne plus penser aux morts à la table d’à-côté. C’est ce que j’ai dit, et regarde où j’en suis.
- Un ange ne ferait pas ça ! s’emporta Harry. Qui êtes-vous ?
- Une grande question ! Est-ce que si je te réponds, tu accepteras ?
- Si je n’accepte pas… déglutit Harry, je vais finir comme eux ?
- C’est fort possible, ah ah ah.
Le rire cristallin d’Elydra tordit les entrailles de Stephen et Harry. Ses deux sbires s’approchèrent de part et d’autre de la table.
- C’est quoi ce bordel ! rugit Harry en regardant Stephen.
- Je ne sais pas, répondit ce dernier. Accepte et on s’en va. Ton cancer se tire et on se fait pas briser le cou.
- Je ne le sens pas… si ça se trouve les médecins vont…
- C’est trop long, déclara Elydra en claquant des doigts.
Les deux colosses obéirent et étranglèrent Harry. Elydra se leva, oubrit sa bouche et aspira une brume du corps d’Harry. Stephen resta interdit avant de pleurer à chaudes larmes et de se faire dessus.
- Ne t’en fais pas, Stephen, tu ne mourras pas aujourd’hui. Mais vu que tu es dans ce bar, je vais te proposer quelque chose, dit Elydra.
- Un autre… pacte ? se reprit-il en repensant à son ami.
- Oui ! Tu commences à comprendre. Ce que tu as fait aujourd’hui, c’est très bien pour moi, pour nous.
- Comment ça ?
- Tu nous as amené quelque chose à manger, certes sans faire exprès mais quand même. Et on en a besoin, tu sais. Je te propose donc de le faire intentionnellement.
Elydra avait appuyé la fin de sa phrase en enjoignant Stephen à regarder du côté du barman. Celui-ci s’était remis à nettoyer ses verres et lui sourit timidement.
- Ce bar est magique, Stephen, dit Elydra en lui caressant le menton. Howard nous aide quand on a besoin de nous ressourcer si je puis dire. L’envie de boire, d’appeler ton ami, c’est lui qui t’a dit de faire ça.
- Je… Vous êtes un démon, c’est ça ?
- Tu me flattes, mon mignon. Cela étant, je ne pensais pas tomber sur toi, l’interrompit-elle. C’est pourquoi je te propose de faire comme lui. Tu travailles ici et tu m’amènes de quoi nous nourrir.
- Contre quoi ? Mon âme ?
- Oh, elle m’appartient déjà, voyons ! s’amusa-t-elle.
- Mais !
- Disons que c’était écrit en petit dans notre contrat, ah ah ah ! Alors, tu acceptes ?
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