Utopia
(Service minimum cette semaine, désolé).
À Lyon, le 15 mai 2037
Cher Maxime,
Je suis désolé, tu ne recevras pas ma nouvelle cette semaine, mais de mes nouvelles. Tu as dû remarquer que j’étais absent du Flux ces derniers temps : on ne me voit plus sur les réseaux, je ne poste plus grand-chose ; plus délicat peut-être, en tout cas plus étrange : mon miroir ne rencontre plus mon visage. Mais je n’en oublie pas qui je suis. J’évite de sortir afin que mes pensées ne soient pas dérobées.
Ne t’inquiète pas, je ne suis ni malade ni dépressif, seulement replié sur moi-même. Ce temps que je prends pour moi, je pourrais très bien l’utiliser pour séjourner dans les chambres de rencontres, mais tu me connais, ce n’est pas mon truc. L’idée de parler avec des gens en chair et en os me file plus que jamais la nausée : la plupart d’entre eux ont tellement de choses insignifiantes à raconter qu’ils ne sont même plus capables de dialoguer. Ils ne vous écoutent pas. Non, ils scandent du « moi, je », « moi, je », « moi, je » à tire-larigot. Ils ont besoin d’un miroir ; je ne suis pas un miroir.
Dans une lettre, cela dérange moins. Les mots trouvent un autre sens, une autre mesure, dans une temporalité tout aussi personnelle que relationnelle. Mais tu dois penser cette démarche étrange, qui plus est sur papier. Nous étions amis avant que les puces ne débarquent dans nos vies à cause de ces putains de terroristes, tu te souviens ? Je ne te parlerais pas de ça, non… tu connais l’histoire, tout comme moi. Inutile de ressasser. C’est le seul sujet qui compte, le passé, alors qu’il faudrait commencer à envisager notre futur. C’est de cela que je voudrais te parler, du futur, de notre avenir à nous en tant que personnes, mais aussi en tant qu’hommes. Je voudrais te parler de moi, de toi, de nous. Et des autres.
Il y a de cela onze jours maintenant, quelqu’un a frappé à ma porte. Ce n’était pas l’heure de livraison de mes denrées alimentaires, alors je me suis inquiété : d’après mon téléphone, il n’y avait aucun événement enregistré. Autrement dit, personne n’avait prévu de me rendre visite. Tu sais bien que cela est impossible ! À moins que la personne en question ne soit pas pucée ! Mais cela soulève un questionnement improbable : comment pourrait-elle circuler librement sans être repérée ? Toute personne qui circule sans autorisation est systématiquement éradiquée par les drones, je ne t’apprends rien. Tu te souviens, j’imagine, comment est morte Sylvie… elle s’était trompée d’horaire pour son rendez-vous chez le coiffeur. Et je te parle même pas des corps d’immigrés entassés, en 2029, lors de la grande purge.
J’en ai conclu que c’était un bug, que l’information n’avait pas été transmise au système, et j’ai ouvert la porte, sans aucune crainte vu que mes actes et mes pensées sont considérés comme purs. Une femme se tenait devant moi. Ce n’était pas une erreur, elle venait me visiter, moi. Elle se présenta comme une lectrice de mes nouvelles, qu’elle pensait politiques dans leur sous-texte, sous-texte que nous sommes les seuls à connaître. Débat dangereux, mais intéressant. Plus que son regard franc et ouvert, je ne cessais de regarder cette cicatrice légèrement différente qu’elle avait dans le cou. J’ai tout de suite imaginé l’impensable : sa puce lui avait été arrachée ! Et, contre toute logique, elle pouvait se déplacer librement ! Un miracle !
C’est pour cette raison que je l’ai invitée à entrer. Tu connais ma curiosité sans limite. Je lui ai posé des questions, pensant que cela pourrait me permettre, par exemple, de trouver l’inspiration pour ma nouvelle de la semaine. Elle m’a confirmé mon intuition. Ce qu’elle m’a appris m’a permis de remettre notre quotidien en question : figure-toi qu’elle a une contre-puce ! D’une technologie similaire à la nôtre, elle fournit de fausses informations aux systèmes de surveillance (informatique, base de données, caméras, drones…). Bref, avec cette contre-puce, tu peux te déplacer où tu le souhaites, comme tu le souhaites, sans être inquiété par la synchronisation. Tu peux même parler et penser ce que tu veux devant les capteurs ! Elle m’a fait une démonstration en repartant, sous l’œil des drones. Malgré mes appréhensions, voire mes craintes, puisque c’était dangereux, je constatai la véracité de ses propos. Cela acheva de me convaincre, plus que des mots !
Voilà la raison de cette lettre manuscrite, le seul moyen que ces informations ne soient lues que par toi ! Tu sais bien que nous sommes observés jusque dans nos pensées et que la société postale scanne les informations, même écrites à l’encre sympathique. Rappelle-toi du sort réservé à Bertrand…
Cette lettre que tu as entre les mains, je l’ai glissée sous ta porte le 16, sachant que je risque désormais ma vie, si jamais tu osais la montrer aux autorités. Je te conseille vivement de la brûler et d’effacer son contenu de ton esprit. Sache que je ne remets pas en cause ta loyauté envers notre amitié. Si jamais tu doutes de moi, pose-toi cette seule question : as-tu reçu l’information que je venais à ton domicile ? Ou bien un tiers ? Non. Cela signifie que j’ai retrouvé ma liberté grâce à cette contre-puce, et que tu pourrais toi aussi l’embrasser à nouveau, cette liberté qui, j’imagine, te manque autant qu’à moi. Je me suis fait une réflexion intéressante : la clé du futur se trouve finalement dans notre envie de renouer avec le passé : les gens qui ne parlent que de l’autrefois ont tout compris, sauf qu’ils ne font que gloser. Ils n’agissent pas.
Une partie de moi-même continue de penser que je suis fou de t’écrire cette lettre. Et pourtant… c’est avec une excitation irrépressible que je t’annonce mon départ imminent pour Utopia, le QG de cette organisation secrète qui m’a contacté. Je ne te fournirai aucun détail concernant cette dernière, mais sache que nous te surveillerons par le biais de nos agents, car nous aimerions que tu nous rejoignes pour la propagande, non seulement pour éveiller la conscience de la génération A, mais également pour convaincre les adultes de cette possibilité d’être libre à nouveau. Je crois que nous pouvons toucher une large cible via la fiction sans encourir trop de risque du CSL. Chacune de tes actions et parutions nous permettra de distinguer si tu es prêt pour nous rejoindre. Je t’écrirai de là-bas et t’enverrai une nouvelle que je viens d’écrire ; je te conseille vivement de la faire paraître, pour interroger les mentalités ou du moins, ce qu’il en reste, au profond.
À très bientôt, j’espère.
Ton ami dévoué, Francis.
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