4. Le ravissement du miroir

8 minutes de lecture

« Nous sommes tous nés comme des originaux, mais beaucoup d’entre nous meurent comme des photocopies. »

Carlo Acutis

Une de mes jeunes sœurs vient tout juste de réussir avec brio son concours de commissaire de police, un des plus exigeants avec l’examen du barreau. C’est un peu la « tête » de la famille, à qui tout réussit sur son brillant parcours : un an d’avance, obtention du bac avec 19 de moyenne et des poussières, major de sa promo de Sciences Po avec félicitations du jury, etc. Même en amour, après quelques déboires (dont elle est occasionnellement responsable), elle file le parfait couple avec son copain avec qui elle vient de se mettre en ménage. Sociable et assez populaire, elle sait très bien s’entourer.

Elle sait ce qu’elle veut et se donne les moyens pour l’obtenir…. Et elle a pourtant l’empathie d’une moule vis-à-vis de ce qui ne la concerne pas.

On pourrait dire que je suis jalouse de ce parfait modèle d’intégration, moi qui patauge péniblement dans le pédiluve social en essayant de me maintenir hors de l’eau. Je ne vais pas le nier, j’ai eu du mal à être heureuse pour elle. Je me sentais surtout frustrée de la comparaison que j’établissais entre nous deux.

L’espace d’une après-midi, j’ai envié ma sœur pour cela. Ce n’était en rien de la jalousie mais une violente convoitise aussi brutale que fugace. Je ne voulais pas sa vie ni son parcours, je ne voulais pas de son bonheur conjugal, j’enviais seulement sa réussite et surtout cette faculté de s’imposer et d’affirmer ses convictions dans ses choix. Moi je ne sais toujours pas ce que je veux. Mais je sais ce que je ne veux pas. Et je ne veux pas de sa vie. De ce genre de vie.

Je ne serai jamais dans le moule que mes parents ou mon entourage aurait souhaité pour moi. Ou même la société. Et je viens tout juste de comprendre que ça pouvait être une incroyable chance. Une chance mais aussi un défi qu’il me reste à relever car on ne va pas non plus se mentir : se sentir à l’écart, c’est douloureux quand-même. Et c’est ça que je déteste le plus dans la réussite de ma sœur. Je ne mourrai peut-être pas en photocopie mais un original souffrira certainement plus de la solitude loin de pairs qui lui ressemblent. Tant pis. Je ne peux plus faire semblant, c’est évident. Je m’enfonce davantage quand je le fais.

Je lui avais demandé, à ma sœur, pourquoi visait-elle toujours le haut du panier, à la recherche d’une victoire dans tous ses actes. Elle m’avait simplement répondu : « Parce que tu crois que j’ai le choix, peut-être ? »

Je crois que cela résume bien notre éducation. On a clairement pas eu la même elle et moi. Mais s’il y a clairement une différence entre les quatre premiers et les quatre derniers qui ont eu plus de libertés permissives, il y a également un dénominateur commun : l’échec n’était pas vraiment permis. Il fallait donner le meilleur de nous-même dans notre scolarité et la comparaison aux autres au niveau des notes était de mise notamment. Mon père nous a toujours mis la pression, bien que souvent inconsciente, pour atteindre le sommet dans ce que nous entreprenions : envisageait-on une carrière de bibliothécaire ? Son imagination nous propulsait direct au sommet de la hiérarchie, au sein de la Direction.

À l’image de sa propre carrière militaire, c’était soit motivant, soit plombant. Ça a boosté ma sœur mais moi j’ai embrayé sur la deuxième option, sans doute à cause de la peur de l’échec. Ou de décevoir. Je n’étais pas à la hauteur d’une ombre de celle que je ne saurais être. Je me suis défilée mais au final je ne le regrette en rien. Je ne ressens plus la pression.

J’ai des facilités intellectuelles, de longues études en poche et aucune ambition. Mes facilités intellectuelles se sont vite révélées inutiles dans la vie active. J’ai jonglé entre plusieurs postes qui n’avaient plus grand-chose à voir avec ma filière d’origine. Je suis actuellement caissière et ma famille n’arrive pas à comprendre que je puisse m’épanouir dans ce genre de profil. Ils espéraient tellement mieux. Ils sont fiers de moi mais renchérissent sur le fait que je pourrais faire tellement mieux. J’ai cessé de vouloir plaire à mon père. Rien ne paraissait assez bien à ses yeux, j’ai fini par cesser de vouloir m’y refléter.

Etre caissière dans une grande enseigne, c’est assister chaque jour à un défilé permanent de clients qui laissent glisser le masque devant la caisse ; c’est de voir comment se comportent réellement les gens lorsqu’ils ils ne cherchent pas à se faire bien voir, ni même voir d’ailleurs. Pour certains, la caissière n’est rien de plus qu’un hologramme un peu moin con qu’un robot. À leurs yeux, le sourire et le bonjour ne sont même pas en option dans le pack caissière, ils peuvent s’en passer. Exemple de cas pas si in-fréquents :

- Caissière : grand sourire : Bonjour ! *lequel essaie de sonner motivé parfois*

- Client : s’arrête de déballer les courses, la regarde, reprend le déballage des courses comme si de rien n’était.

Si, si.

* note à soi-même : ces gens me font de la peine. Vraiment*

La plupart ne fait pas l’effort du masque et pourtant la caissière endosse chaque jour un masque supplémentaire, qui sourit en permanence. Ou du moins qui essaie. Je suis connue pour garder un sourire à toute épreuve. Après, il n’est pas souvent forcé. Mais une étude a démontré que parfois, se forcer à sourire ou rire provoque une euphorie qui renforce l’envie de sourire. Je sais que c’est vrai, je l’ai déjà expérimenté et franchement quand ça va de pair avec la dépersonnalisation, c’est le pied. C’est un peu mon shoot à moi.

J’aime mon boulot. Je vois ce que sont les gens sans aucune barrière. Ce qu’ils font. Ils ont des anecdotes parfois pour moi, et vice-versa. Ils me font des compliments ou des confidences. Parfois ils me dénigrent dans leurs gestes, leur empressement leur je-m-en-foutisme pour mon dos ou ma vie (message perso à ceux qui se pointent après la fermeture). Mais ils me donnent parfois l’impression de me rendre à moi-même, de confirmer ce(ux) que je ne suis pas. N’en déplaise à mes parents, je compte rester en place jusqu’à ce que je m’affirme (et refuse d’être rabaissée à ma compétence professionnelle ou mes facultés sociales)… ou jusqu’à ce que je devienne aigrie comme certaines de mes collègues. Je me le suis promis : dès que je commence à rejeter sur le client ou sur le boulot, je décampe. Je veux encore conserver le peu de candeur qui me reste. Et disons de gentillesse ? oui, mon arme secrète, autant détestée que réconfortante.

Le métier de caissière est un bon moyen de s’affirmer et je compte utiliser le procédé jusqu’à la moelle.

J’ai énormément de mal à me détacher du regard des autres, c’est un fait. Mais il faut dire que dans notre société c’est un mal assez répandu. J’ai une si faible estime de moi-même que quelques années de harcèlement n’ont évidemment pas arrangée. Ni même la dépersonnalisation donc. Ou cette certitude de se savoir différente. Le regard des autres sur moi (ou que j’imagine sur moi) métamorphose mon environnement en Pays des merveilles déformé, mon pays des merveilles à moi. J’ai le regard fuyant, qui papillonne sans arrêt, je ne regarde personne dans les yeux parce que je m’imagine que je le regarde mal ou alors j’ai l’impression d’y voir se refléter ma médiocrité. Mes bonjours dans les couloirs résonnent comme un acte de reddition. Je m’impose direct dans la confrontation comme la soumise, ça n’améliore en rien l’image. J’ai peur de marcher derrière quelqu’un de plus lent que moi dans la rue sur le trottoir parce que le doubler risquerait d’attirer chez lui, entre autres, des pensées désobligeantes à mon égard. Je suis toujours "désolée" pour tout, même quand on me bouscule. Quand je me rends dans des toilettes « publiques », j’essaie d’y faire le moins de bruit possible, comme si je n’y existais pas. Mais c’est dans ces espaces confinés que je me mords le poignet ou écarte les murs de mes mains pour me prouver qu’en exerçant une pression, j’exerce mon droit de présence.

Certains jours je ne me reconnais pas dans les miroirs. Littéralement. Je conçois que c’est moi mais je ne m’y vois pas. C’est l’Autre. Indubitablement. Un autre effet indésirable et douloureux de ma dépersonnalisation. Je n’aime pas les miroirs. Ils font pourtant partie intégrante de mon imagination et de mes histoires. Je les évite. Mais le regard d’autrui est un miroir qui me renvoie à ma propre lâcheté et fuite en avant.

« Vous donnez l’impression de fuir. Vous fuyez ». Voilà ce que m’avait sorti il y a quelques années ma Directrice de Mémoire. Elle avait vite compris sans vraiment me connaître. Ceux que je côtoyais en permanence n’avaient pas décelé cette vérité qu’une inconnue m’avait dévoilé sans grande pudeur. Quelques années auparavant, c’était la déléguée de Prépa qui m’avait rapportée que les professeurs n’arrivaient pas à me cerner. Ils ne savaient pas ce que je faisais là. Ma présence et mon attitude étaient considérées comme « étrange, voire bizarre ». Cette phrase-là ressort dans mes écrits aussi. Ce qu’on me jette au visage me blesse et me frustre. Ça ravit ce que je crois être et amplifie ma différence autant que ma solitude mais ça me ramène à moi.

Je fuis sans arrêt et le temps ne m’atteint pas. Mes cheveux blanchissent, vieillissent mais pas mon visage. Ni même mon attitude. Une sorte de pacte tacite. Je reste figée dans le temps à condition de vivoter en fantôme. Et de m’absenter.

On s’incrédulise sur mon âge. C’est parfois d’une lourdeur. Aux gens qui me complimentent parce que je ne fais pas mon âge, j’ai envie de leur rétorquer qu’on ne me prend pas au sérieux, à commencer par moi-même. Mais au moins ai-je arrêté la comparaison à autrui. Et ça fait du bien. C’est encore difficile dans la pratique. J’ai encore peur du regard dans la rue, je m’arrange toujours pour assurer mes arrières. Dans tous les sens du terme ^ ^). Je fais toujours mon show et je n'arrive pas toujours à démêler le faux du vrai.

Mais maintenant je parle de mon asexualité à ceux qui me demandent si j’ai un mari ou des enfants. Je ne suis plus un monstre. Mes émotions sont encore enfouies et ont du mal à remonter à la surface mais je veux leur laisser le temps qu’il faut. Je suis dyscalculique beaucoup, dyspraxique un peu, asexuelle, dépersonnalisée et bizarre. Ça me va. Parfois la solitude me frappe, surtout le soir, et le vide qui va avec mais je ne l’échangerai pas contre un mensonge. J’espère juste avoir assez de forces intérieures pour vivre le reste de ma vie avec moi-même et avec les autres tant qu’à faire. Je veux rester fidèle à moi-même et à ma gentillesse parce qu’un peu de douceur ne peut faire que du bien dans ce monde de brutes. Et si je dois échouer, eh bien échouons ! Mais toujours en plénitude. En étant moi. Au moins aurais-je un nouveau point de vue à contempler. Et faites que ce ne soit pas une photocopie de quelqu’un que je ne connaîtrais pas.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Cagou0975 ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0