Le Cimetière des marguerites
Au commencement, il y avait le cimetière et ses contours, le cimetière et ses détours; le cimetière et ses tombes, le cimetière et ses ombres.
Il n’y avait toujours eu que son cimetière.
À la fin, il y aurait le cimetière et ses chuchotements, le cimetière et ses cheminements ; le cimetière et ses mythes, le cimetière et ses marguerites.
Il n’y aurait jamais que son cimetière.
Cette idée, à l’image de son collier, Serge la serrait contre son cœur et la gardait bien au chaud. Tous les soirs, quand le soleil était noir et que ses pieds somnolaient sous sa couverture, il aimait se la murmurer. C’était rassurant, un ronronnement permanent, et il pouvait alors s’endormir comme le cerbère de ces lieux. Le vieil homme aimait la monotonie de sa vie réglée, vissée, rangée, qu’il trouvait apaisante et nécessaire au calme de l’endroit, à son image. Ainsi, de lundi à dimanche, chaque jour s’accompagnait d’une mécanique huilée. Tout était millimétré, des obligations quotidiennes jusqu’aux extravagances journalières, qui, de par leur caractère hebdomadaire, perdaient de leur éclat.
Pour Serge, les Lundi avaient toujours été synonymes de renouveau, de vie. Lundi, c’était la nature qui s’épanouirait, les sens qui s’éveilleraient et ses yeux qui s’émerveilleraient . C’était des cœurs qui entreraient en résonance, dans un silence universel.
Lundi, c’était le conditionnel : un souhait, une hypothèse; c’était une belle promesse pour l’avenir.
L’homme aux yeux de fumée les aimait bien.
*
Une vieille dame regardait la grille écaillée du cimetière. D’une main fébrile et tressautante , elle faisait tourner sa bague, tic-tac frénétique et régulier. La chevalière était simple, dépourvue d’artifices et habillait le doigt de la fidélité. Son éclat doré se reflétait dans la flaque laissée par la nuée de la nuit précédente, tic-tac, et cette même lueur se répercutait - jeu de domino- sur la grille en fer forgé. Pourtant, Rose avait le regard voilé, tic-tac, et fixait obstinément l’entrée du cimetière. Pas le moins du monde intéressée par ces petits détails qui donnaient, tic-tac, tout leur charme au lieu. Dans sa tête, la voix caverneuse du généalogiste engagé il y a quelques semaines résonnait encore , tic tac: « C’est sûr. Pour sûr. Bien sûr. Non non non, votre fils madame. Oui oui oui, au cimetière d’à côté. »
Soudain, un rayon de lumière transperça les nuages et une goutte caressa la joue de la vieille dame. Celle-ci, tic tac, devint pluriel et, dans un même élan rageur, ses sœurs, tic-tac, se mirent à lui fouetter le visage. Rose n’avait pas de parapluie, aussi se laissa-t-elle défigurer. Les pleurs du ciel, tic-tac, recouvraient la voix du généalogiste. Dès que cette dernière s’insinuait dans son esprit, la pluie prenait le dessus, plic ploc. Rose , tic-tac, resta là, plic ploc, à regarder la grille du cimetière qui demeurait obstinément fermée. Elle attendait un miracle.
Au bout d’un certain temps, tic-tac, le prodige qu’elle convoitait se produisit : un homme d’une soixantaine d’années ouvrit le portail avant de disparaître, plic ploc , derrière les arbres, et le déluge s’apaisa. Sa montre indiquait 8h00.
La vieille dame fit un pas, tic-tac, puis deux, puis trois, vers la vérité. Pour se donner du courage, elle murmura : « C’est sûr, pour sûr, bien sûr : au cimetière d’à côté .»
*
Le jeune maître de cérémonie venait de terminer l’hommage au défunt. Comme il s’y était préparé, certains avaient pleuré, d’autres restaient stoïques, pierre dans ce paysage de pierres. Aucun n’était heureux.
A un moment, il avait bien cru qu’il se produisait quelque chose, mais non, fausse alerte: un résidu d’averse et des parapluies bourgeons noirs qui éclosent sous ses yeux. Jour de fête.
À présent, Maxime observait ces inconnus hommes, ces femmes, enfants et grands -ceux qui sont vivants-, faire leurs adieux au corps inerte père , au frère , au grand père mort parti dans la nuit. Une dame habillée de sombre glissa une photographie dans sa tombe. Il trouva ce geste troublant touchant.
Maxime n’aimait pas les enterrements. Le monde autour de lui se teintait de gris-souris. Les pissenlits s’éteignaient et il pouvait presque entendre « adieu la vie », à chaque écho de pas laissé sur les pavés.
Les enterrements lui enserraient le cœur . Il en venait à penser : « Tout s’en va. Et tout périt. Quel malheur ! » La nostalgie s’emparait de lui.
Maxime n’aimait pas les cercueils. Il ne pouvait s’empêcher d’imaginer que, non, c’est trop grand pour une boîte, et oui, trop petit pour un corps, que , de toute façon, c’est là pour décorer, et puis c’est tout.
Pour lui, c’était des cendriers bien trop grands pour des cendriers.
Maxime n’aimait pas les jours de pluie. Trop de bruit. Trop froid. Triste et gris. Temps infini.
Les idées qu’ils lui inspiraient tombaient comme des gouttes d’eau dans son esprit : brèves et glacées.
Maxime aimait encore moins les enterrements de jours de pluie. Ils le rendaient paranoïaque. Il en venait à se dire : « Tout déraille. Et tout fait couac. Quel martyr ! »
Le ciel se chargea de nuages changea en voyage . Il l’observa. Il n’avait que ça à faire pour oublier ses pleurs occuper son cœur.
Les personnes environnantes se retirèrent comme la marée. Il resta seul, en tête à tête avec cette mer d’ailleurs et de possible d’impossible.
Depuis qu’il était petit, on lui avait toujours dit que rêver était bien, mais que payer son loyer était mieux. On lui avait martelé qu’on devenait adulte à dix-huit ans, et que rêver, c’était pour les enfants. Et il y avait cru.
Un rayon de lumière fit timidement son apparition, et à cet instant, il eut de nouveau 5 ans. Il attrapait des têtards dans l’étang de mamie Cécile. Il comptait les graviers de son école primaire. Il ouvrait ses cadeaux sous le sapin de Noël.
Cependant, la vie le rattrapa bien assez vite: il avait eu trente et un ans l’été passé.
Comme il devait sembler ridicule, planté parmi les chênes, à observer le ciel ! Oui, et puis il allait se faire un torticolis. C’était fragile un cou.
- « Vous allez vous faire mal au cou dans cette position. Vous devriez vous allonger par terre pour regarder en l’air. »
La voix avait percé les limbes de son esprit pour s’insinuer en lui, comme une petite souris, et il était le trou.
Une dame aux cheveux d’argent se tenait à ses côtés, souriante. Elle avait l’allure des gens aisés, déconnectés de toute réalité. Elle reprit, les mains tremblantes:
- « J’étais perdue dans mes pensées, j’observais les escargots et puis je vous ai vus . Vous parliez devant tant de gens. J’étais admirative !
Elle marqua une pause avant de continuer.
- Ça ne vous gêne pas que je vous dise cela ? Si je vous embête dites le moi et je m’en irais . »
Maxime se surprit à secouer la tête. Il y avait quelque chose chez cette femme qui lui allait droit au cœur. Flèche volante.
- « Tant mieux. On me dit souvent que je suis embêtante à trop parler aux gens. Où en étais-je, déjà ? Ah oui. J’étais admirative. En vous voyant, je me suis dit: ce bonhomme-là a le pouvoir de liquéfier la pierre rien qu’en ouvrant la bouche ! »
Maxime se raidit, statue de marbre : il n’avait pas l’habitude des compliments. Il lui fallait changer de sujet.
- « Pourquoi êtes vous ici aujourd’hui ? »
Aussitôt, il se trouva bête. Ça ne se faisait pas ces manières-là. On met la forme.
C’est indiscret.
La vieille dame, cependant, ne sembla pas s’offusquer de sa question.
- « Je cherche quelqu’un. »
Maxime s’était attendu à une avalanche de mots, à se noyer sous les sonorités, les maladresses et la sensibilité de cette dame. Mais non.
- « J’espère que vous le trouverez.
Il n’avait pas mieux, il était pitoyable incroyable.
Dans le regard de la femme, quelque chose- il ne savait pas quoi- s’alluma.
Elle se tourna vers lui.
- Moi aussi.
- Comment ?
- Moi aussi, j’espère que vous trouverez . »
Sur ces paroles, elle disparut. Comme
em
portée
par le vent.
À ce moment-là, il n’avait pas compris le sens caché de ses mots.
*
Clem avait toujours rêvé d’escalader le ciel pour se poser sur un nuage. Elle, son carnet entre les mains, contemplant la vie s’épanouir lentement dans la nuit: ce serait un beau tableau, La fille au carnet bleu . Le cahier de Clem était marron- chocolat chaud, mais l’azur, l’indigo ou le turquoise rappellerait la voûte céleste. Tout son travail reposait sur des détails… De petits rien grandissant au fur et à mesure qu’on prenait conscience de leur importance. Et l’étudiante, elle, leur donnait vie sur le papier texturé de son cahier .
A défaut de nuages, elle avait décidé de s’asseoir sur un banc, et d’observer la vie là où la mort vivait. Ses doigts traçaient des courbes toutes en rondeurs et d’autres lignes bien plus sévères sur le précieux carnet. Elle esquissait sa propre perception de ce lieu qui, à travers ses yeux, devenait monde clair. Clem bannissait le gris taupe de son imaginaire et peignait de calcaire des tombes de lumière.
Sur un petit chemin de terre, une vieille femme au fort parfum regardait les partères du cimetière, à la recherche d’un elle ne savait quoi, d’un elle ne savait qui.
Clem tourna la page de son calepin à dessins, et débuta l’esquisse de cette dame vêtue d’un manteau rose pâle aux allures de guimauve sauvage. Rhododendron entouré de marguerites, annota l'étudiante en école de commerce sur le bas de sa feuille.
Elle arracha son regard de cette vision et replongea, la tête la première, dans son papier-bouleau. Une ombre éclipsa les couleurs délavées par l’averse. Aucun nuage pourtant: seul le noir opaque d’un costume, celui du maître de cérémonie funéraire.
Il se racla la gorge, gêné.
- Je peux m’asseoir ? C’est que c’est le seul banc du cimetière, alors…
- Bien sûr, le coupa-t-elle, ça ne me dérange absolument pas.
Voyant qu’il s’exécutait gauchement, elle se permit d’ajouter:
- Dites, ça vous embarrasse si je fais votre portrait ?
S’il parut d’abord étonné, il secoua la tête. Alors, Clem s’attela à la tâche, le décortiqua de la pointe d’une mèche rebelle aux talons noirs de ses chaussures cirées.
Sans être beau, il dégageait quelque chose de saisissant: comme un éclat enterré un peu trop profondément. Des yeux pétillants d’un vert sapin bien que surtout fuyants. Un nez droit, aquilin, sans toutefois être vilain. Et puis un détail: une fossette au menton qui habillait la silhouette de son visage sage.
- Tournez vous vers moi, oui, voilà, lui indiqua-t-elle.
Ses doigts s'actionnèrent seuls. Tempête de fusain éclaboussant le calepin pour les éphélides. Traits souples et vifs d’une teinte ébène pour les cheveux bruns ébouriffés. Estompe gracile pour illustrer ses ombres indélébiles. Une lueur de tristesse dans son regard calme et lointain.
- Je peux voir ?
Sa voix la tira de sa Rêverie-Sépia, comme elle aimait à l’appeler.
- Bien sûr, répondit-elle en lui tendant le carnet.
Elle apprécia qu’il prenne le temps d’observer son dessin avant d’émettre le moindre commentaire. A cette époque, les gens étaient de plus en plus pressés, débitaient les mots comme les chevaliers dégénaient leurs épées.
- Vous êtes douée, même pour une étudiante des Beaux-Arts.
Ce compliment teinta ses joues de rosée, il était parfois agréable que l’on reconnaisse ses capacités.
- C’est gentil. Mais je suis étudiante dans une école de commerce, c’est ma dernière année.
Le maître de cérémonie funéraire parut peiné, presque horrifié par ce qu’il devait sûrement prendre pour une maladresse de sa part. Une indélicatesse. Il lui bafouilla des excuses et ses iris embrassèrent de nouveau la terre du cimetière.
Clem laissa un silence dévorant s’installer entre eux.
- Je voulais faire rire les gens.
Elle tourna la tête.
- Pardon ?
Ses lèvres aux allures bégonia s’étirèrent en un faible sourire. Aussi, elle rangea la mention Bucolique mélancolie dans un coin de son esprit, peut-être lui servirait-elle pour une future esquisse, une Rêverie-Sépia d’envergure. Pur délice.
La courbe dessinée par l’angle de ses commissures s’affaissa.
- Oui, vous avez bien entendu. Au départ, je voulais être clown. Clem le laissa continuer, intriguée. Je peux même vous faire un aveu, reprit-il d’une voix plus basse: en réalité, je déteste les enterrements, surtout les enterrements de jours de pluie.
Clem se pencha en avant, adoptant le ton et la posture du maître de cérémonie funéraire.
- Je peux vous poser une question ?
Les joues teinte tulipe, il acquiesça timidement.
- Pourquoi faites vous ce métier, si vous ne l’aimez pas ?
Il ne répondit pas tout de suite, prit le temps de la réflexion avant de planter son regard directement dans le sien. Pour la première fois, il la regardait vraiment, comme s’il voyait à travers elle des choses que même ses prunelles d’artiste ne pouvaient distinguer.
- Et vous, alors ? Pourquoi une école de commerce ?
Prise au dépourvue, Clem serra son carnet contre sa poitrine et plaça machinalement une de ses mèches-blé sauvage derrière son oreille. Un bijou couleur groseille apparu, éclairé par la lumière naturelle du ciel et les pâles rayons du soleil.
- Mon père avait une idée assez précise de mon avenir et je n’avais plus qu’à suivre le chemin qu’il m’avait tracé. Je crois que, quelque part, c’était plus facile de le contenter, lui, et de me décevoir, moi. Alors, j’ai abandonné mes rêves de papier et j’ai embrassé la carrière d’une femme d’affaire.
Voyant qu’il l’écoutait avec attention, Clem continua son récit. Sa langue se déliait à mesure que les mots franchissaient la barrière érigée par ses lèvres.
- Mais bon, je ne suis vraiment pas faite pour ça, et mon père le sait très bien, alors il m’en veut et c’est comme si mon sacrifice n’avait servi à rien. Mais je continue, parce que je me dis que maintenant, de toute façon, c’est trop tard pour changer. Parce qu’il y a toujours une infime part de moi qui espère voir les yeux de mon père s’illuminer de fierté. Et puis parce que c’est bien plus confortable de se contenter de ce que l’on connaît déjà. Les Beaux arts, c’est bien. Seulement, si on refusait ma candidature, je crois que je ne m’en relèverai pas: je ne sais faire que ça, dessiner, crayonner, esquisser des traits sur le papier…Je ne m’en relèverai pas.
Le maître de cérémonie funéraire ne chercha pas à l'interrompre, aussi, ce ne fut qu’une fois le silence revenu qu’elle se rendit compte qu’elle pleurait. Ses yeux faisaient éclore des pétales de larmes sur ses pommettes. Ses sanglots s'écoulaient en rivière, creusaient des sillons sur sa peau claire. Elle avait honte de se donner en spectacle. Elle se sentait déchargée d’un poids qu’elle n’avait même plus conscience de porter.
- Votre mélancolie est toute bucolique… pensa-t-il à haute voix, mais si bas qu’elle douta de l’avoir vraiment entendu, comme un tour de son esprit.
Il lui tendit un mouchoir qu’elle accepta, reconnaissante.
- Merci, souffla-t-elle après s’être mouchée.
- C’est normal de donner un mouchoir à une personne qui pleure, ce n’est pas la peine de me remercier pour ça, je…
Elle le coupa.
- Non. Enfin, oui, merci pour le mouchoir, mais je voulais vous remercier pour m’avoir écouté. J’avais besoin de parler, apparemment, dit-elle en souriant tristement. Peu de personnes sont aussi à l’écoute que vous.
En tournant ses yeux cobalt vers lui, elle vit qu’il avait retrouvé la posture gauche qu’il arborait au début de la conversation, gêné.
- Je vous comprends, vous savez. Elle soupira avant de reprendre plus lentement et d’affirmer son propos. Mais je crois que la vie est trop courte pour faire un métier qui ne vous plait pas. Si vous essayez de devenir humoriste, alors peut-être… Peut-être aurais-je le courage de montrer mon carnet de croquis aux Beaux arts ? Non, rectifia-t-elle. Si je le fais, si je candidate, me promettez-vous d’essayer aussi de votre côté ? Ce serait bête d’avoir des regrets, trop bête…
Clem essaya de percuter les prunelles sapin du maître de cérémonie mais lui regardait ailleurs, la tête tournée vers le ciel, attendant une révélation qui ne viendrait pas.
- Vous allez vous faire un torticolis si vous restez dans cette position, vous savez, souffla-t-elle pour changer de sujet: elle avait bien compris qu’il ne lui répondrait pas.
- Quoique, l’angle de votre cou serait intéressant à dessiner. Il forme presque un angle droit, dit-elle rêveusement, déjà dans ses pensées: elle, posée sur un nuage, son carnet entre les mains. La fille au carnet bleu.
Elle ne remarqua pas tout de suite l’intensité avec laquelle le maître de cérémonie funéraire la dévisageait. Son regard-charbon ardent alimenta l’étincelle qui avait déjà germée en son âme.
Sa voix prit des accents de miel à ses oreilles.
- Vous avez un talent fou, monstrueux, bien trop beau pour être ignoré de la postérité. Du doigt, il pointa l’esquisse Rhododendron entouré de marguerites. Ce dessin est vraiment merveilleux, je suis sûr qu’en le voyant, tous s’arracheraient votre talent. Je… Je vais devenir humoriste, c’est promis, alors, tentez les beaux arts.
Un sourire vint parer son visage d’une douce candeur, combustible de son cœur. Un incendie naquit au milieu des fleurs colorées de son esprit, tout en elle hurlait “oui”.
Elle se contenta d’un petit “C’est promis”.
Ses prunelles percutèrent les siennes.
- J’espère qu’on trouvera, déclara le maître de cérémonie.
- Quoi ? demanda Clem, intriguée.
Son sourire s’élargit encore et, prit d’un rire charmant, il haussa les épaules:
- Je ne sais pas.
*
Rose arpentait les sentiers pavés de pierres du cimetière, tic-tac. Elle cherchait cherchait cherchait encore au milieu des fleurs, tic-tac, au fond de son cœur, une réponse fugitive.
Elle se disait, tic-tac, qu’au pays du silence, elle ne pouvait qu’émerger, comme une vague d’eau douce dans une mer d’eau salée, tic-tac.
Mais le silence restait silence à ses oreilles et sa patience, tic-tac, commençait à s’émousser. Il était, tic-tac, déjà cinq heures passé.
Le généalogiste lui avait bien dit: « C’est sûr. Pour sûr. Bien sûr: votre fils, madame, est au cimetière d’à côté. » Pourtant, des heures qu’elle cherchait sa tombe, tic-tac, sans résultats. Le doute, perfide, s’insinuait en elle, tic-tac. Pouvait- elle faire confiance à ce généalogiste qu’elle ne connaissait pas ?
Fatiguée, elle s’assit sur le seul banc du cimetière, déserté par les jeunes il y a de cela une heure, tic-tac. Elle observa sa chevalière argentée avant de s’attarder, tic-tac, sur la chaîne dorée qui pendait à son cou.
Tant de beauté pour tant de mauvais souvenirs.
Se sentant terriblement seule, tic-tac, elle se mit à parler aux marguerites du parterre.
- Vous savez, c’est endurant, le regret. Ça vous poursuit toute votre vie, à un rythme effréné, sans vous laisser une minute de répit. Vous ressassez la même idée à longueur de journée: « Je n’aurais pas dû l’écouter, j’aurais dû le garder et l’élever. Ma jeunesse n’aurait pas dû lui servir de prétexte. J’aurais dû me battre pour mon enfant. » Maintenant, mon fils est mort et je ne l’ai pas connu : je suis incapable de reconnaître son nom sur une pierre mortuaire. J’aurais dû…oui, j’aurais dû. Mais je ne l’ai pas fait. Je ne dois plus me cacher derrière des « mon père ma dit… ». Mon père m’a dit de l’abandonner et je l’ai écouté, ne lui laissant qu’une réplique identique de ce collier doré. Dessus: une croix.
Rose resta longtemps sur le banc, tic-tac. Les marguerites l'écoutaient religieusement.
Elle ne s'aperçut pas tout de suite de la présence du gardien, tic-tac, qui s’occupait non loin des géraniums bleus, outremer au milieu d’outre tombes.
*
Une pelle dans une main et du terreau dans l’autre, Serge plantait des boutures d’azalées non loin de ses géraniums. Le pépiement d’un oiseau et la caresse du vent, léger souffle sur son visage, agissaient comme un onguent sur son âme. Il aimait la tranquillité de sa vie, le silence de la nature et la pierre du cimetière, qui dégageait une chaleur insoupçonnée.
Il aperçut une dame, habillée drôlement, assise sur le banc. Elle parlait au parterre de marguerites sauvages. Ce spectacle l’apaisa, sans qu’il ne sache pourquoi. Même si il ne l’entendait pas, il ne pouvait que penser “cette femme-là, par la seule mélodie de sa voix, a le pouvoir de faire éclore les coeurs”.
Serge s’approcha du banc et toussa, signalant sa présence.
- Elles sont contentes d’avoir de la compagnie, vous savez. Les fleurs sont très sensibles et se sentent vite délaissées.
La dame, enrobée d’un manteau de laine rose, se retourna. Serge, d’un naturel timide, se sentait étonnement bien en sa compagnie, comme s’il avait trouvé une âme sœur, alors il poursuivit.
- D’habitude, je leur raconte toujours une histoire le lundi. Le mardi, j’opte pour un fait historique et mercredi, c’est plutôt le jour du vocabulaire. Mais faites, on voit qu’elles aiment vous écouter à la manière dont leur tige se tendent vers votre voix.
- Et vous, on voit bien que vous les aimez, déclara la vieille dame au manteau de guimauve. Je trouve cela vraiment admirable.
Le gardien, du haut de ses soixante ans révolus, rougit timidement.
- Je les aime comme des membres de ma famille, c’est vrai. Je cherchais un refuge, un havre de paix, et c’est ici, dans le cimetière des marguerites, que j’ai pu le trouver.
Serge se baissa pour toucher des doigts ses précieuses marguerites et posa machinalement la main sur son cou, à la recherche de son porte bonheur. Il joua avec lui de ses doigts et huma l’air autour de lui. Son air au doux parfum de paix mêlé de fleurs et de bonheur.
- C’est ici que je suis le plus heureux, que je me sens vraiment chez moi, continua-t-il sur le ton de la confidence.
Mais la dame ne l’écoutait plus, elle regardait son cou comme on fixait le vide. Son esprit était ailleurs.
- Vous allez bien ? s’enquit le gardien.
Elle mit du temps avant de revenir à elle et de pouvoir lui répondre.
- C’est… Votre collier. J’avais donné le même à mon fils. Ça m’a rappelé des souvenirs. Elle marqua une légère pause avant de reprendre. Je vais vous laisser, il commence à se faire tard. Je reviendrais lundi prochain. Peut-être pourrons nous continuer à parler ? Vous pourrez me raconter l’histoire de ce collier.
- Avec plaisir, déclara Serge, le visage décoré d’un sourire lumineux. Les marguerites seront ravies.
La vieille dame s’en alla, d’un pas ni pressé ni trop lent, d’un pas en contretemps, au milles bouleversements.
Serge n’entendit pas le rire ornementé de pleurs qui éclata de ses lèvres quand elle franchit la grille en fer forgé. « C’est sûr. Pour sûr. Bien sûr : mon fils, bien vivant, au cimetière d’à côté ! ».
*
Les marguerites avaient replié leurs pétales en ce jour funeste. Pour se protéger du froid, surtout. Pour cacher leur tristesse, aussi.
Dans leur cimetière, trois silhouettes de chair: le gardien, le maître de cérémonie funéraire et la fille aux doigts de fusain.
La vieille dame au manteau rose, elle, venait d’être enterrée.
Pas de jolis discours, non, juste beaucoup d’amour à donner, à offrir, à léguer à cette femme sublime de générosité et de pugnacité.
Maxime, discret, s’était approché, avait murmuré : « Ça y est, j’ai peut-être trouvé. » et avait déposé une gerbe d’azalées sur sa tombe colorée.
Pas d’offrandes, non, juste beaucoup de cadeaux à donner, à offrir, à léguer à cette femme sublime d’intelligence et de patience. Rhododendron entouré de marguerites, posé sur la stèle, don de Clem pour Rose, don du ciel pour la terre.
Sans le savoir, Rose avait été un soleil.
Depuis le premier lundi, celle-ci était revenue chaque semaine, comme promis, comme une fleur sauvage au cœur de l’hiver. Ça avait été beau de les observer, elle et Serge, discuter au loin sans trop savoir de quoi.
Quant à Maxime, quelque chose avait changé chez lui depuis leur rencontre, comme un petit éclat qu’il avait déterré. On pouvait dire que la lumière solaire de Rose et les rayons lunaires de Clem l’avaient sauvé de l’obscurité dans laquelle il plongeait.
Clem aussi était revenue, tous les jours. Des heures entières qu’elle passait à dessiner les fleurs. Si les marguerites avaient été flattées, elles avaient surtout eu peur de ne pas être à la hauteur pour les examinateurs des Beaux arts. Mais Clem n’avait pas l’air de s’en soucier, s’épanouissait seule au milieu des rosiers. Elle et maxime avaient pris l’habitude de s’asseoir sur le banc pour discuter et leurs regards se mettaient à briller, petites étoiles dans une nuit de jais.
Rose, qui adorait aussi venir leur raconter des histoires, aurait été heureuse de les voir rayonner.
Sans le savoir, elle avait été un soleil pour ces trois tournesols.
Les marguerites réouvrirent leurs pétales, baignés dans la lumière de la lune. Le soir était tombé, s’était fracassé sur terre pour tomber à leurs pieds, en plein dans la réalité.
Clem et Maxime étaient partis, mais Serge demeurait immobile. Planté devant la stèle et le parterre des marguerites, il prenait racine, tige légèrement voûtée.
Ses épaules courbées, le fait qu’il ne soit pas couché, les pieds bien au chaud sous sa couette, témoignaient de l’ampleur de sa tristesse. Les marguerites l’écoutaient.
Son regard leur parlait, murmurait, entonnait une chanson.
Au commencement, il y avait le cimetière et ses contours, le cimetière et ses détours; le cimetière et ses tombes, le cimetière et ses ombres.
Il n’y avait toujours eu que son cimetière.
À la fin, il y aurait le cimetière et ses chuchotements, le cimetière et ses cheminements; le cimetière et ses mythes, le cimetière et ses
marguerites.
Il n’y aurait jamais que son cimetière.
Cette idée, à l’image de son collier, Serge la serrait autrefois contre son cœur et la gardait bien au chaud.
Ce soir-là, dans le froid: comme un pincement au fond de son coeur, marguerite qu’on a dépouillé de pétales, qui pleure la perte et son poids sous la pluie.
Il avait ses yeux de fumée.
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