Pommes de lumière et pommes de nuit
La Sorcière laissa retomber son couteau d’argent sur la pomme, qui éclata en deux parts égales. Les deux parenthèses refermées que le contour de chaque morceau dessinait perlaient déjà de jus. Une main tremblante les saisit avec délicatesse et les plaça sur le rebord de la fenêtre fermée. Il se faisait tard. Pourtant, derrière les carreaux sales, une petite lueur apparut dans la pénombre de la nuit qui arrivait. La lueur approchait, tremblotante, jusqu’à se transformer en lumière menaçante. La Sorcière frissonna et s’avança vers la porte de sa bicoque en grommelant.
L’Enfant-Soleil courait sur le chemin mal tracé qui menait jusqu’à la cabane de la sorcière. En tendant sa lanterne devant elle, Juni reconnaissait déjà ce que la Doyenne lui avait décrit : la bicoque minuscule et délabrée de la sorcière se découpait dans le crépuscule, encerclée par un ruisseau qui s’écoulait en fredonnant des incantations. Autour de la maison, de grosses citrouilles poussaient et leur belle couleur attiraient l’œil, surtout dans l’obscurité naissante. Un ponton de bois s’avançait sur le lac, très loin, jusqu’à se perdre dans les reflets de lumière. De l’autre côté du ruisseau, tout autour de la maison et du coin de jardin enchanté, une étendue marécageuse étalait sa désolation au regard. Juni sourit, bien malgré elle. Au milieu de ce coin de marais, la maison de la sorcière ressemblait à une île prête à s’envoler.
Alors que l’Enfant-Soleil levait son petit poing pour frapper à la porte, la Sorcière ouvrit en souriant.
— Je savais que tu viendrais.
Juni recula. La Sorcière ne ressemblait en rien aux descriptions des Anciens. Au lieu des crocs étincelaient des dents rondes et un peu usées de vieille femme. Une natte de cheveux gris remplaçaient les flammes des récits et ses ongles n’avaient rien de crochus. L’odeur qui s’échappait de la bicoque elle-même souhaitait la bienvenue au voyageur : les parfums de pomme, de cannelle, et de clou de girofle berçaient l’air de douceur.
— Entre donc et dis-moi pourquoi tu es venue.
— Je pensais que vous le sauriez aussi.
La Sorcière la regarda en plissant les yeux. Son sourire disparut. Juni baissa les yeux.
— Vous êtes notre dernier espoir pour repousser la nuit. A partir de demain, elle gagnera, minute par minute, un peu de terre. Le soleil finira par disparaître. La neige couvrira tout, ce sera le règne des ténèbres.
— Après de longs mois, le soleil à son tour chassera la nuit. Alors, tout vos fracas reprendront. Je ne vous aiderais pas. Vous devriez, comme moi, accueillir l’automne comme il se doit. Je sais de quoi tu as peur, petite. Tu as peur de voir aussi de la nuit au cœur de l’Enfant-Soleil.
En disant cela d’un ton sec, la Sorcière avait saisi les deux moitiés de pomme. L’une d’elle avait bruni au contact de l’air, alors que l’autre resplendissait encore, blanche comme le nacre et couverte de perles de jus.
— Quel morceau est le meilleur, d’après toi ?
Juni désigna sans hésiter le morceau juteux et appétissant.
— Jetterais-tu l’autre à travers les bois ?
Juni s’offusqua.
— Il suffit d’en faire de la compote ou une tarte ! Ce morceau peut devenir tout aussi bon.
La Sorcière sourit. Elle posa le morceau brillant sur la table.
— Pomme de lumière. C’est celle que tu croques à l’ombre d’un pommier pour échapper à la chaleur. Son jus coule dans ta gorge et tu penses au feu qu’elle nourrit sur ta peau. Tu te sens briller, tout s’échappe de toi, te voilà tournée vers le dehors. Tu participes à la musique et le soleil dépose à tes pieds un morceau de sa lumière et tu t’y baignes.
La Sorcière souleva le morceau bruni.
— Pomme de nuit. C’est celle que tu couves au fond d’une marmite, que tu caches comme un trésor. Sa lumière est invisible, elle pousse tout vers le dedans : la musique et le soleil, si bien que c’est en toi, cette fois, qu’il faut aller les chercher. Le froid du dehors, les morsures, les brûlures des gens qui passent : tu en es libérée.
La Sorcière ouvrit la fenêtre. La nuit s’étalait sur le lac et la lune brillait, grosse et ronde, au-dessus de l’eau. La vieille femme grimpa sur la table, enjamba le cadran de la fenêtre et sortit, suivie de Juni, inquiète.
— Tu peux avoir peur. Il est toujours effrayant de faire face à nos ombres. Pense aux citrouilles qui, tournées vers leurs entrailles sombres, jettent leur lumière dehors. Si elles sont si rondes et si lumineuses, c’est parce qu’elles regardent toujours vers leur nuit. Crois-tu que le soleil soit différent ?
Au bout du ponton de bois devant lequel elles se trouvaient, la lune formait un chemin de lumière tremblotant. La Sorcière plaça une moitié de pomme de chaque côté du ponton.
— Maintenant, plonge dans ta nuit, ordonna-t-elle.
L’Enfant-Soleil frissonna et courut sur le bois en répétant dans sa tête : « Pomme de lumière et pomme de nuit… »
L’eau se fendit en deux, entre reflet de lune et ténèbres du fond et accueillit l’Enfant-Soleil comme une pomme dans un panier d’osier.
Table des matières
En réponse au défi
Equinoxe d'automne
Le 22 septembre, c'est l'équinoxe d'automne. Le jour et la nuit sont à égalité et nous préparent à l'obscurité. Ecrivez ce que vous voulez en rapport avec ce thème. Vous pouvez vous inspirer des mythes qui l'entourent, de l'ambiance automnale qu'il annonce, de tout ce qui vous plaît ou vous déplaît (à vous ou vos personnages !) à propos de ce passage. Amusez-vous !
Je me suis inspirée du défi qu'avait lancé @Skialg Hanmer en été, je le remercie donc pour l'idée !
Commentaires & Discussions
Pommes de lumière et pommes de nuit | Chapitre | 10 messages | 2 ans |
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