À la fenêtre du monde
Des Dieux qui ne se rencontreront jamais elles sont les filles. Des astres éternels, indispensables, omnipotents elles sont le reflet dans les eaux limpides du ciel. Elles portent de nombreux noms, dans toutes les langues, et les poètes en ajoutent chaque jour de nouveaux. Éphémères, gracieuses, changeantes, elles ne sont jamais deux fois les mêmes. Faut-il croire cependant ceux qui soutiennent qu’elles ne sont rien de plus qu’une étape du cycle immuable, et que jamais, au grand jamais, ces jumelles inversées ne se rencontreront ? Croyez-moi, je vous le dis, ceux-là se trompent. La vérité, c’est qu’elles se sont rencontrées, il y a des milliers d’années de cela.
C’était un jour chaud, et le monde en ces temps ne ressemblait à rien de ce que nous connaissons. Le ciel était d’or, léger comme la soie à l’horizon, brûlant comme la flamme au-dessus des plaines, et un vent léger berçait la haute forteresse de pierre où se reposaient tour à tour les souverains du ciel. Ce jour-là cependant, tous deux étaient absents, accaparés qu’ils étaient par leur travail. À resplendir sans cesse, nul doute que leurs enfants se sentaient bien seuls, entre les murs froids de l’immense palais lugubre, sombre, dont les fenêtres laissaient entrer à flots la lumière de leurs parents. Sans doute les deux petites filles grandirent seules, n’ayant d’autre choix que d’attendre patiemment la fin des temps pour les trouver tous les deux à leur chevet. Qu’y a-t-il d’ailleurs d’étonnant à ce qu’elles soient parties, une fois en âge de voyager, pour découvrir les terres sur lesquelles les astres trouvaient plus important de veiller ?
Mais ce qui importe le plus, plus que la raison pour laquelle elles étaient seules, plus que la raison pour laquelle elles se sont enfuies à la découverte du monde, c’est celle qui les a poussé à rentrer, l’une après quelques années immergée, noyée dans le chaos, dans la masse d’âmes qui sans cesse remuait au pied du château, l’autre près de vingt ans plus tard, sans qu’on ait jamais su ce qu’il lui était véritablement arrivé. Ce qui ne fait aucun doute, en revanche, c’est que personne là-haut ne semblait avoir prévu qu’elle reviendrait armée, avide de sang.
Aurore, dit-on, la première des filles du Soleil et de la Lune, avait la sagesse du matin, la pureté et la fraîcheur de la rosée, mais également la force et le courage nécessaire pour guider vers les champs les travailleurs endormis. Ce jour-là, elle profitait de sa jeunesse assise sur le rebord de la fenêtre, les pieds se balançant à plusieurs milliers de kilomètres du sol, le regard perdu balayant le paysage jusqu’à l’horizon. Derrière elle, des hirondelles suivaient le cours du ruisseau, le long des plaines dégarnies.
Crépuscule, elle, remontait le courant. Sans doute son humeur avait-elle changé à la suite des rumeurs qui, ici-bas, circulaient sur son compte. Elle qui, enfant, incarnait la paix, le bonheur, la satisfaction du travail bien fait, le calme et le repos mérité, respirait le sang, la cendre et la terreur. Annonciatrice de la fin, instant précédant la mort, présage de catastrophes, ambassadrice de la nuit, ces titres la faisaient hurler. Elle s’insurgeait chaque fois qu’elle entendait des compliments sur son aînée, blessée jusque dans son âme de cette classification infâme. Moi aussi, je suis belle, répétait-elle sans cesse. Moi aussi je suis bonne, moi aussi je suis pure. Car sans moi pas de repos, pas de trêve, pas de fin et donc pas de cycle. Si j’apporte l’obscurité, c’est pour qu’elle puisse briller à son tour, illuminer mes ténèbres de toute sa blancheur, de toute sa pureté.
Alors elle remontait le courant. Lentement. En savourant la vue splendide, le chant de l’eau, la souplesse de la terre sous ses bottes, la danse des oiseaux dans le ciel. Un instant, elle oublia pourquoi elle était venue. Elle oublia que l’or du ciel se reflétait sur la lame qu’elle tenait à la main. Elle oublia le poids de son armure sur ses épaules, le vent qui jouait avec ses cheveux tressés. Un instant. Juste un instant. Une inspiration. Un battement de cils. Puis tout lui revint, avec plus de netteté, plus de précision qu’il lui sembla avoir ouvert les yeux sur un monde nouveau. Ses jambes la conduisirent là où elle voulait, à cette même immense, interminable fenêtre où l’attendait Aurore.
Elles se virent. Se reconnurent. Un battement de cœur. Puis ce fut la guerre. Le soleil et la Lune se contentèrent de les regarder faire, impuissants. Ils virent s’élever la lame, se briser l’armure, couler les larmes, s’effondrer les corps. Ils virent les masques tomber, les mots voler, les mains partir, l’une vers l’autre, comme attirées, aimantées, inséparables dans les combats comme dans les étreintes.
Pendant ce temps, ni jour ni nuit ne changèrent. Les deux astres restaient là, pétrifiés, à regarder leurs enfants arracher de toutes leurs forces ce qui faisait leurs différences, à cracher sur leurs ressemblances. Le temps lui-même semblait figé. Jusqu’à l’issue du combat.
Ni l’une ni l’autre ne prit le dessus. Ni l’une ni l’autre ne s’avoua vaincue. En réalité, ni l’une ni l’autre n’était capable de blesser son alter-ego, celle qui, malgré sa complémentarité, s’opposait si complètement à elle qu’il devenait évident de les comparer. La fatigue, cependant, prit le dessus, et des suites de ce combat, le monde fut plongé dans une nuit si profonde qu’aucune lumière ne baigna ces terres avant notre ère. Tout dépérit, tout flétrit, puis, avec le premier rayon de l’aurore, tout naquit, une nouvelle fois. Et ce premier jour s’acheva sous le regard chaleureux du crépuscule, vérifiant que rien de ce que sa sœur avait créé ne périrait sous ses yeux.
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