L'ennui

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Je m'ennuie, et c'est terrible de s'ennuyer. Je regarde, comme tout bon personnage d'histoire qui s'ennuie, les aiguilles de l'horloge en plastique bon marché que le narrateur a gentiment placée à ma disposition sur le mur d'en face. Quelqu'un qui devait s'ennuyer encore plus que moi a fracassé le plastique d'un grand coup de poing (ou alors de pied, mais dans ce cas, il devait être vraiment très grand). Je fais claquer ma langue contre mon palais et je regarde par la fenêtre, qui donne sur une rue passante. Personne n'y marche à cette heure, ce qui est inhabituel, et je me dis que si ça se trouve le monde a juste décidé de me laisser m'ennuyer profondément par sadisme, par moquerie. Et ça, eh bien c'est méchant.

Je décide d'aller me dégourdir les pattes dans cette rue médiocre que je connais trop bien pour m'y perdre, pour y trouver par surprise une jolie boutique neuve dont la gérante pourrait être la femme de ma vie. Il n'y a que Dédé dans la petite épicerie, Marie-Alice à la boulangerie dont le pain est toujours trop cuit, et puis le vendeur de tabac qui fait semblant de ne pas comprendre le français pour ne pas me parler (je l'ai vu une fois lire le journal). Il y a quelques pigeons qui picorent entre les pavés, des poubelles pleines, un type qui balaie. Je me racle la gorge pour me sentir exister. Le ciel est gris, mais pas un beau gris d'orage. Un gris qui dit : « Absolument rien ne se passe, et ça va continuer longtemps, mon vieux. »

Je rentre chez Dédé faire deux-trois courses, des œufs pour ce soir et un savon de Marseille. Je paie, il hoche la tête, je hoche la tête, et je pars. Il y a une odeur bizarre dans l'air, mais pas assez désagréable pour sentir l'inhabituel. Je décide d'aller faire un petit tour au parc. Il y a des vieux qui promènent leur chien, des jeunes qui sont ensemble et se promènent dans le froid, blottis l'un contre l'autre comme des oiseaux, et puis il y a le vide en bas. Je regarde. Ça ne m'inspire rien. La vue est sublime, cela dit. Je relève un peu la tête.

Mon téléphone sonne. C'est Pauline. Je décroche très vite parce que j'ai envie de lui parler. Elle me dit, salut Jules, désolée de ne pas t'avoir prévenu plus tôt, je fais une soirée qui commence vers vingt et une heures, ce serait cool que tu viennes. Tu es au travail, là ? Je lui dis que non, que je me promène juste. Elle me répond, super, à ce soir alors ? Je raccroche. Je rentre chez moi sans me presser. J'enfile une chemise, un beau pantalon, je mets de l'eau de cologne et des chaussures cirées. J'attends assis sur mon lit sans rien faire qu'il soit l'heure. De temps en temps, je regarde l'horloge en plastique. Je déteste ce vieux machin. Le temps passe si lentement que j'ai l'impression de perdre toute substance. Je fonds sur mon lit, sur le sol, puis à travers le plancher et jusque sur la tête de mon voisin de dessous. Du jus de moi goutte entre les lattes et imprègne tout. Je reprends conscience. Il est presque l'heure. J'y vais. Je n'aurai qu'à marcher lentement.

J'arrive chez Pauline. La musique est forte. Je sonne, et elle me saute au cou. Elle me murmure quelque chose à l'oreille que je n'entends pas. Je hoche la tête en souriant, et je rentre.
Pauline me présente à des amis, me dit de me servir un verre. Je suis pris dans une conversation agitée sur la dernière allocution du président. Je sors quelques arguments en lesquels je crois. Tout le monde est d'accord avec moi, sauf un type qui voudrait que la discussion continue. Je lui promets de remettre ça en revenant des toilettes.

En partant, je tombe sur Pauline. Elle me prend par le bras et m'emmène jusqu'à un canapé. Je lui demande ce qu'elle a fait de sa journée. Elle me répond en roucoulant. Sa collègue a été insupportable, et elle ne l'a pas soutenue alors qu'elle était face à des clients mécontents. Je lui dis que, moi, je ne l'aurais pas abandonnée dans cette situation, et que sa collègue est une garce. Elle m'embrasse et me dit, Jules, tu es adorable.

Nous parlons encore, mais cette fois, il n'y a plus aucune substance. Nous disons des choses que nous ne retenons pas. Ma main se retrouve sur sa hanche, la sienne sur mon épaule. Bientôt, ma bouche est sur son cou. Je lui caresse les cheveux.
Nous finissons dans sa chambre. J'enlève ma chemise encore propre, mon pantalon, mes chaussettes, puis mon caleçon. Nous fermons la porte à clé et faisons l'amour plusieurs fois. Elle me dit, je t'aime, Jules, et je lui réponds, je t'aime, Pauline. Elle finit par s'endormir près de moi.

En face du lit de Pauline, il y a une horloge en plastique. Les aiguilles bougent avec une lenteur infinie. Derrière la fenêtre, le ciel est gris, mais pas un beau gris d'orage.

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