Mon cœur offert à la forêt

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Lorsque j’étais enfant, mon père s’amusait à me faire peur.

À l’heure où les autres enfants dormaient, lui s’asseyait au pied de mon lit, revêtait son pire masque d’horreur, levait les bras, les agitait, claquait de la langue et gonflait sa voix qui m’offrait un flot de mots qui ne parlait que de monstres et de terreur.

Puis il éteignait la lumière de ma chambre afin d’accueillir les ténèbres, le faisceau d’une vieille lampe torche vacillante pour seul éclairage, et il me parlait encore et encore des esprits qui nous entouraient, nous surveillaient, et nous toléraient, tant que nous n’osions pas nous aventurer sur ce territoire qui était interdit à tous ; celui dont les cimes des arbres interdisaient toute venue à la chaleur du soleil : la forêt.

Je me cachais sous ma couette, mais j’écoutais.

J’écoutais toujours. J’aimais avoir peur.

Il n’y avait pas de « Il était une fois » avec lui. Jamais. Non. Chaque nouvelle histoire commençait par « Il se raconte que… »

— La forêt n’est pas un conte de fées, elle n’a que de la peur à offrir, se justifiait-il.

Mais je sentais qu’il mentait. Mes livres me prouvaient que contes de fées et contes d’horreur étaient intimement liés, qu’ils étaient un tout, un début et une fin entremêlés.

Parfois, je tremblais si fort en l’écoutant qu’il stoppait son récit et me prenait dans ses bras, sa chaleur enveloppant mon petit corps effrayé. Alors, sa voix de monstre se faisait douce, l’effroi devenait lumière, l’irréel des bêtes chimériques était chassé par le cocon douillet de ma chambre.

Un soir, j’osai lui demander :

— Comment sais-tu tout ça ? Tu y es déjà allé, toi, dans la forêt ?

Il se pencha vers moi, l’air grave, agita son index devant mes yeux, et me mit en garde.

— On ne va pas dans la forêt, Petite Sorcière. Jamais, tu m’entends ?

Petite Sorcière.

J’aimais ce surnom, il nous allait bien, à moi et à ma frimousse espiègle, et mon père le chantait avec tout l’amour du monde.

Je hochai docilement la tête devant son avertissement, mais j’étais une belle menteuse.

Car les sorcières n’écoutent rien. Elles sont libres, elles n’en font qu’à leur tête. Cette promesse, mon cœur de petit enfant savait déjà que je ne la tiendrais pas. Même quand mon père acheva d’une voix blanche :

— Je suis sérieux Ivy, si tu pénètres dans la forêt, elle t’avalera. Elle réclamera sa part, un bout de toi, et jamais tu n’en reviendras.

Je clignai des yeux, l’excitation se disputant à l’inquiétude.

Lorsque mon père quitta ma chambre ce soir-là, le vent martela les carreaux de ma fenêtre avec une violence presque surnaturelle. Un oiseau de nuit se posa sur son rebord, et tapa en rythme sur la vitre jusqu’à la fendre. Je ne hurlai pas en le voyant faire, car je compris que pour moi, un jour, tout serait différent.

Ce n’était pas un avertissement.

C’était une invitation.

Je me lovai sous ma couette, sous la douceur de ma vie d’enfant qui un jour, volerait en éclats, et m’endormis sous le regard insistant du rapace. Et je sombrai en entendant les mots de mon père :

« Il se raconte que des monstres sont prisonniers de la forêt, Petite Sorcière. Qu’ils dévorent les cœurs, exigent des âmes. Que, sans les curieux dont ils se nourrissent, ils deviendraient poussière, humus de la terre, bois de la forêt. Ne t’y aventure jamais, tu y perdrais tout, cet endroit ne t’offrirait que le droit de creuser ta propre tombe. »

***

— Laisse moi te raccompagner.

Oliver me tend ma veste, les yeux plein d’espoir, alors que je l’enfile en gardant mes yeux rivés au sol.

— Ce n’est pas la peine, je peux me débrouiller, dis-je en remontant le zip.

— Il fait nuit noire.

— J’ai l’habitude.

— Il a plu, la chaussée est glissante.

— Je ferai attention.

— Ivy…

Oliver se gratte la nuque, l’air penaud, son argumentaire épuisé, las de se battre pour moi. Je sais ce qu’il veut : que je reste avec lui, que je me love entre ses bras pour la nuit. C’est ce que font les autres jeunes couples de notre âge. Quand on a 18 ans, et que les parents de son amoureux sont absents pour le week-end, on court, on se précipite chez lui le sourire aux lèvres. On se jette dans ses bras, le cœur tambourinant, les joues rosies de retenue et d’excitation, pour découvrir, pour explorer, pour goûter. Pour tout offrir. Et pour, une fois rassasiés, s’endormir l’un contre l’autre.

Je l’ai laissé me toucher, je l’ai laissé m’aimer. Plusieurs fois. Mais rester avec lui pour la nuit, je ne peux pas. Je n’arrive pas à m’ouvrir totalement à lui. J’ignore d’où vient mon problème, car il vient bien de moi, et non de lui. C’est un garçon bien qui ne mérite que le bonheur.

Il soupire, ses mains désormais enfoncées au fond de ses poches. Ces mêmes mains qui m’ont caressée avec tellement de dévotion, ces mains qui ont souligné et ourlé toutes les courbes de mon corps. J’ai aimé tout ce que nous avons fait ensemble, mais la vérité, c’est que je ne veux rien de plus.

Je l’ai admis quand il m’a chuchoté un « je t’aime » que j’ai été incapable de lui rendre.

Il inspire lourdement, a compris que son combat était vain, qu’il m’avait perdue avant même que notre histoire n’ait réellement commencé. Il se penche, m’offre un doux baiser comme il sait si bien le faire. Ses lèvres sont chaudes, douces, accueillantes. Être avec lui m’est agréable. Il est gentil et prévenant, mais ce qu’il a à m’offrir ne m’intéresse pas.

Je me déteste de lui infliger ça.

Je me souviens du jour où il m’a abordée. Mes amies m’avaient encouragée, je n’avais encore jamais eu de petit ami, à peine un baiser, il y a des années.

Un baiser sur lequel pourtant mon cœur reste accroché.

Un étrange baiser au goût de sang séché.

Mais peut-être l’avais-je rêvé. Peut-être suis-je simplement incapable d’aimer ?

— Tu ne vas pas à la soirée en ville ? me demande-t-il lorsque je passe la porte d’entrée.

Je secoue la tête pour toute réponse. Je veux juste marcher, dans l’espoir de comprendre ce qui ne va pas chez moi, de comprendre pourquoi mon humeur est toujours si maussade, de comprendre pourquoi mon cœur est si empli de mal-être.

— C’est Halloween, Ivy, et c’est ton anniversaire… plaide-t-il.

Je ne ressens rien face au ton suppliant de sa voix. Mais c’est la vérité pourtant : ce soir, j’ai 18 ans.

— Je préfère rester seule. Tu y vas, toi ?

Il affiche un sourire douloureux, douleur dont je suis la cause. Il voulait m’offrir son cœur, et je viens de le briser en mille morceaux.

— Ouais, tous mes potes y seront, explique-t-il. Mais je vais passer une soirée de merde à me faire charrier que je me suis fait larguer.

— Pardonne-moi…

Il soupire à nouveau, retire les mains de ses poches, les pose sur mes joues et se penche sur mon visage.

— Je te vole un dernier baiser.

Baiser qui a le goût de l’amertume et de la tristesse.

— Oliver, tu es adorable et…

— « Adorable » n’est pas un terme qui fait rêver les filles, me coupe-t-il. (Il m’observe une dernière fois alors que je pars, comme s’il cherchait à graver mon image dans sa mémoire, comme si nous n’allions jamais nous revoir et m’assène d’une voix grave) : fais attention à toi, Ivy. Le diable est partout ce soir.

***

— Des bonbons ou la vie ?

Je souris en découvrant la multitude de petits monstres déguisés, crapahutant dans les rues, sonnant de maison en maison, brandissant leur menace pour remplir leurs besaces. Et ça marche. Ce soir, les habitants implorent la clémence des démons, marchandant leur salut à grand renfort de sucreries.

Mon père m’accompagnait toujours lors de ces tournées lorsque j’étais enfant. C’était un jour important, le jour où je gagnais une année de plus. Je sortais de ma penderie une longue robe noire en dentelle et couverte de perles. J’ignore encore d’où elle provenait, il ne me l’a jamais dit, mais je me souviens très bien de la jalousie de mes amies, car cette robe était unique, juste faite pour moi, et je me sentais belle en la revêtant. Je ne portais pas de chapeau. Étrangement, je le refusais, préférant me confectionner chaque année une couronne de fleurs et de feuilles séchées, que je posais dignement sur la tête.

— Tu es sorcière, pas princesse ! riait mon père.

Et je faisais toujours la moue en entendant cela.

Puis, au fil des années, son discours changea, et lors de notre dernière sortie ensemble, il m’avoua d’une voix tremblante :

— Tu as raison, ma Petite Sorcière. Un jour prochain, tu seras reine.

— Vraiment ? lui avais-je demandé, pleine d’espoir.

— Oui, tu seras reine de ton propre univers.

Ses mots restent encore gravés dans ma mémoire, sans que j’arrive à les comprendre. Et je me demande si je serai capable un jour de trouver ma place dans un monde qui ne semblait pas fait pour moi.

— Oh ! Que tu es jolie !

Je cligne des yeux devant une petite fille déguisée en fée. Elle me contemple avec admiration sans que je comprenne pourquoi.

— Tu l’as trouvé où, ta robe ? Je veux la même, pleurniche-t-elle.

— Pardon, mais je ne porte pas de…

Mes yeux se baissent alors instinctivement, sur ma poitrine et mon ventre. Je sursaute et tremble sous la surprise, car je porte cette robe que j’aime tant, que je ne mets qu’une fois par an, dont les perles brillent en reflétant les lumières de la rue, et dont la dentelle virevolte sans le moindre souffle de vent. Mes jambes sont enveloppées d’un collant noir, mes pieds sont chaussés de souliers de rubis qui rappellent ceux que Dorothy[1] a reçu en cadeau en arrivant à Oz.

Au loin, une femme crie un prénom, et la fillette devant moi part en sautillant pour la rejoindre.

Je m’avance jusqu’à la boutique la plus proche, observe mon reflet sur les vitres.

Je ne me souviens pas m’être habillée de cette robe.

Je ne me souviens pas d’avoir acheté ces chaussures.

Ce sont d’une veste, de bottes et d’un jean dont Oliver m’a dévêtue tout à l’heure.

Je ne panique pas. Au contraire, je me trouve belle, même dénuée de couronne, mes longs cheveux noirs bouclant sous l’humidité de la nuit. Ma taille est cintrée, mes jambes longues et fines, ma poitrine mise en valeur.

Je trouve un rouge à lèvres dans une de mes poches. Naturellement, je peins mes lèvres avec. Pas de couleur rouge, mais de noir. En le passant, je sens ces petites cicatrices que j’arbore depuis toute petite : des petits trous, comme si l’on m’avait mordu, comme si on avait percé la peau de mes lèvres.

Je décide de continuer mon chemin, sans me mêler aux jeunes de mon âge. Cette soirée, je souhaite la passer en compagnie du seul homme qui s’accroche à mon âme. Naturellement, mes pieds me mènent aux portes de la ville, là où il n’y a que souvenir et douleur, là où j’ai laissé un bout de mon cœur. Je passe la grille, trouve l’endroit que je cherche, m’assieds sur l’herbe humide, et je caresse doucement la pierre du bout des doigts.

— Bonjour papa. Comment ? Ah oui, « Bon anniversaire, Petite Sorcière »… Merci de toujours penser à moi.

Mes yeux me piquent, les larmes dévalent mes joues. Je parle en silence à celui qui revêtait l’habit de la faucheuse pour m’accompagner lors de mes chasses aux bonbons, ce symbole de mort qui est venu me l’enlever l’hiver dernier.

Épuisée par les pleurs, je m’allonge sur le sol, sans plus prêter attention au froid qui me couvre comme un manteau de tristesse, qui me dissimule aux yeux des ombres qui se rapprochent, qui me soustrait aux voix des spectres qui chuchotent à mes oreilles.

Et je m’endors…

Je m’endors contre la tombe de mon père.

***

Dong ! Tap ! Tap ! Tap ! Dong ! Dong !

Je me réveille en sursaut sous les hurlements des cloches de l’église.

Les douze coups de minuit martèlent mon crâne à vouloir me broyer la cervelle. Le bruit est épouvantable, strident, agressif. Je ne l’ai jamais supporté. Déjà enfant, il m’insupportait, je me suis toujours bouché les oreilles en les entendant. Mais ce soir, c’est encore pire. J’ai l’impression de tout ressentir plus fort, qu’un malaise s’est installé, qu’un fossé s’est creusé.

Je comprends qu’on cherche à m’atteindre, qu’on me cogne, qu’on me chasse, que ce monde ne veut plus de moi. Mes larmes coulent à nouveau. Ainsi, je n’ai donc plus de place nulle part.

Soudain, un autre son se mêle à celui-ci, tout aussi nerveux, tout aussi violent, mais qui pourtant, lui, me rassure. J’ouvre les yeux : cinq rapaces m’entourent, tapent avec leur bec la tombe de mon père, de celui qui a fait mon bonheur d’enfant. Leur plumage est noir, leur tête surplombée de bois dont les pointes s’entortillent. Ces animaux ne sont pas normaux, mais ça ne m’inquiète pas, la normalité ne m’a jamais intéressée, j’ai toujours attendu qu’une nouvelle réalité s’offre à moi, pour enfin m’affranchir du monde dans lequel on m’avait imposé de vivre.

Dong ! Dong ! Dong !

Les cloches semblent être prises d’une frénésie soudaine, et chaque nouveau tintement m’assène un coup de poignard en plein cœur. Le son me rend malade, je suis alors prise de nausées. Je m’écroule, enfonce mes ongles dans la terre pour tenter de calmer la douleur qui me vrille le crâne. Je creuse la tombe de mon père dans l’espoir fou qu’il vienne me libérer.

Les cinq rapaces se mettent à hurler, des cris presque humains qui en appellent aux ténèbres. Je ressens alors dans mon cœur le combat qui se joue ici, à la frontière des deux mondes : deux réalités en guerre, mais qui restent dépendantes l’une de l’autre. Indissociables. Entremêlées.

Dong ! Dong ! Dong ! Ark ! Ark ! Ark !

Sorcière ! Qu’elle meure ! Sorcière ! Asile ! Elle n’est pas pour toi ! Asile !

La douleur se fait plus forte, mon corps me brûle, le souffle me manque. Je ne cherche même pas à lutter, je vais mourir ici, aux côtés de mon père. Mais les oiseaux hurlent plus fort. Ils m’encouragent, me supplient.

Forêt ! Forêt !

Alors que le clocher n’en finit pas de sonner et de broyer mon âme.

Sorcière ! Sorcière !

Les cinq volatiles s’installent autour de moi, s’avancent, piquent et percent ma peau de leur bec, faisant perler mon sang. Chaque goutte qui s’échappe de mes veines est brûlante, c’est un venin, un poison dont ils me débarrassent, avant de tomber raides morts. Les forces me reviennent. Alors je me relève, contemple les rapaces aux yeux vitreux qui ont échangé leur vie contre la mienne. Je me mets à courir. Je cours sous les coups de ce clocher qui n’arrête pas de sonner, qui veut me tuer. Je cours vers cet endroit maudit de tous, celui où personne ne doit aller, celui où je suis pourtant certaine que l’on m’attend.

Dong ! Meurs !

Et moi, je hurle dans ma tête « Asile ! » Je le hurle de toutes mes forces.

Les bois se rapprochent enfin, me font une haie d’honneur, m’accueillent, referment leurs bras sur moi, me protègent du monde que je viens de fuir. Dès que je passe les premiers arbres, les premiers fourrés, les premières ronces, je me sens mieux, mon souffle revient, mon cœur se calme.

Plus de cloches, plus de douleur. Juste la paix.

Je regarde autour de moi. Il fait noir et pourtant, je vois. Il fait humide et pourtant, je n’ai pas froid.

J’entends un craquement, des pas lourd, un souffle rauque, et j’ai peur d’avoir fait une erreur, que ce lieu ne soit pas un refuge, mais bien un tombeau.

Je me retourne et mon cœur se serre devant ce que je vois. Mon père me l’avait pourtant dit, de ne pas pénétrer dans la forêt, qu’en échange, elle exigerait son dû.

Il y a un garçon devant moi, au regard aussi noir qu’une nuit sans étoiles. Quand je lui demande : « Que veux-tu ? », et il me répond : « Ton cœur. »

***

Sa voix est étrange, humaine, tout en étant différente, presqu’irréelle.

Il est à peine plus grand que moi, mais des bois immenses surplombent sa tête. Ils sont emmêlés, entortillés, faits de ronces, de fleurs et de feuilles. Je comprends alors ce qu’ils forment.

Ils forment une couronne.

À sa vue, une des histoires racontées par mon père me revient en mémoire. C’était ma préférée, la seule qu’il rechignait pourtant à me raconter.

— Tu es le Roi de ce bois, lui dis-je.

Ce n’est pas une question, c’est une constatation.

Il hoche la tête, s’incline, me traite comme son égale, moi, l’étrangère qui pénètre dans son royaume, mais qui doit payer pour son imprudence.

Et pour mon insolence. Car on ne revient pas de la forêt, je le sais, on lui offre tout ce qu’on est.

Le garçon s’approche ; étrangement, il me paraît jeune tout en étant vieillard. Le privilège de la divinité sans doute. Il ne porte pour tout vêtement qu’une toge noire qui pend à sa taille, du même tissu que ma robe, ornée pour sa part d’épines et de feuillages, au lieu de dentelle et de perles. Je rougis violemment à la vue de son corps en partie dénudé, d’une couleur étrange, de celle de l’écorce des arbres qui nous entourent.

L’étrangeté de son aspect a quelque chose de beau, de ce qui m’attire, de ce qui me plairait de goûter. Je me demande si c’est son apparence réelle, ou s’il l’a modifiée pour mieux me plaire.

Ses deux mains se posent alors sur mes joues. Leur chaleur inonde mon corps, berce mon cœur et mon âme. Ses yeux se plantent dans les miens, les iris noires, les pupilles dilatées, le blanc de ses yeux presque absent.

— C’est ainsi que je suis.

Sa voix me fait l’effet d’une claque.

Sa voix me fait l’effet d’une caresse.

Sa voix me fait l’effet d’un bonheur que je veux connaître chaque jour.

Ses doigts passent sur mes lèvres, s’attardent sur les petites cicatrices. Il sourit, me dévoilant ses dents dentelées.

— Je t’ai fait mal ce jour-là ?

Il s’excuse en demandant cela. Mais je secoue la tête, car enfin, je me souviens.

Je ne me suis pas endormie seule ce soir-là. Je me suis levée, j’ai ouvert ma fenêtre à la vitre fendue. J’ai pris l’oiseau dans mes bras, l’ai lové contre mon cœur.

L’oiseau s’est transformé, est devenu garçon de mon âge. Un garçon à la couronne de bois sur la tête. Il s’est allongé contre moi, m’a offert mon premier baiser. Ses lèvres étaient granuleuses, faisant saigner les miennes, mais je n’ai pas eu mal, et nous avons bu chacun notre sang, liant ainsi nos vies et nos âmes à jamais.

Le lendemain matin pourtant, j’étais seule, certaine d’avoir rêvé, malgré de curieux mots entêtants qui me répétaient :

« Le jour de tes 18 ans, tu viendras me retrouver. »

Cette fois-ci, il fait attention, lorsque ses lèvres se posent sur les miennes. Elles ont un goût de renouveau, elles ont un goût d’amour.

Elles ont le goût de tout.

Il pose une main sur mon cœur. Je fais de même.

Ses doigts s’enfoncent, percent ma peau. Je fais de même.

Je n’ai pas mal. C’est un partage. Il exige mon cœur. J’exige le sien.

Alors, tout me semble plus réel. Le souffle du vent, l’odeur de la mousse, la sève qui coule dans les arbres. Et l’amour dans son cœur.

Le garçon, celui qui est le dieu de ces lieux, sourit de plus belle en lâchant enfin mes lèvres. Et c’est alors que je les sens, ces bois qui s’élèvent à leur tour sur ma tête, pousser et pousser encore, s’emmêler en couronne, comme ceux du garçon, du roi, pour faire de moi sa reine.

Il prend doucement ma main, m’emmène visiter son royaume qui est désormais le mien. Et soudain, je les vois, ceux qu’on considérait comme perdus, comme sacrifiés, comme maudits. Ceux qui, en fait, ont enfin trouvé leur place dans un monde fait pour eux. Ceux dont je deviens la souveraine.

Je repense alors à mon père. Qui connaissait le début et la fin de mon histoire, qui tentait vainement de me faire peur, de m’éloigner de ce lieu, parce qu’il savait que pour moi, ma place serait ici.

Et alors, je me souviens de la seule histoire qu’il n’aimait pas me conter.

***

Lorsque j’étais enfant, mon père s’amusait à me faire peur.

À l’heure où les autres enfants dormaient, lui s’asseyait au pied de mon lit, revêtait son pire masque d’horreur, levait les bras, les agitait, claquait de la langue et gonflait sa voix qui m’offrait un flot de mots qui ne parlait que de monstres et de terreur.

Je me cachais sous ma couette, mais j’écoutais.

J’écoutais toujours. J’aimais avoir peur.

« Il se raconte qu’un garçon de la ville se donna la mort dans la forêt. Car en ville, il ne connaissait que la douleur et le malheur. La forêt accorda refuge à son âme, et fit de lui son Roi. Depuis, les incompris et les malheureux s’y rendent pour lui demander asile. Ils offrent leurs cœurs contre le salut de leur âme. Ils deviennent humus, ils deviennent terre, ils deviennent forêt. Ils trouvent enfin la paix. Et depuis, le Roi attend. Il attend que la mortelle dont il est tombé amoureux un soir de vent violent lui offre son cœur. Une Petite Sorcière aux lèvres marquées de son Amour, et chassée du monde des Hommes, un soir où les deux mondes s’entremêleront. Alors, ce jour-là, le monde vacillera, un chant s’élèvera des bois. Et cette histoire deviendra fable, un mythe conté aux enfants effrayés : Mon cœur offert à la forêt.»

[1] Dorothy, du Magicien d’Oz de Lyman Frank Baum

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