ET L'AMOUR POUR MA SOIF

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Dans la nuit du treize au quatorze décembre mille neuf cent cinquante huit sur les hauts plateaux de Tananarive à Madagascar, la lune illuminait le ciel parsemé d’étoiles et éclairait le parc de l’hôpital militaire « Girard et Robic ». Le médecin capitaine Jean Labadie arrivait en trombe avec sa jeep et se gara comme à son habitude sous les cocotiers qui frangeaient le toit de la maternité, il jeta ce qu’il lui restait de sa pipe qui ne le quittait jamais et grimpa la volée de marches en bois pour atteindre la longue véranda où plusieurs bancs  étaient alignés. Une religieuse l’attendait avec sa blouse. En pénétrant dans la salle d’accouchement, il lui adressa un clin d’œil malicieux avec son plus beau sourire qui aurait fait fondre la glace d’un congélateur. Ils travaillaient en symbiose depuis bientôt deux ans et d’un seul regard se complétait et se comprenaient sans rien se dire. Lui était marié et avait un fils de huit ans et une petite fille de six ans mais sa réputation de coureur de jupons lui collait tant à la peau que sa femme le lui reprochait ouvertement. Cette fois, il avait des vues sur cette jeune et jolie infirmière célibataire  qui le secondait parfaitement dans son rôle de médecin, cela ne lui facilitait pas la tâche envers son épouse qui se doutait très bien de son infidélité mais il s’en fichait éperdument.

Enfin prêt, il entra dans la salle d’accouchement où régnait une odeur particulière, habituelle pour lui et où s’était installé une chaleur moite et étouffante. Seul un ventilateur animé par un générateur brassait l’air surchauffé, et déjà, des gouttes de sueur perlaient à son front. En bonne infirmière, Marie-Jeanne s’approcha de lui et lui passa un gant frais sur le front, remerciée par un sourire complice. Il s’avança vers Blanche, épouse de militaire et la rassura après un examen minutieux. IL se souvenait parfaitement de cette patiente qui avait fait une fausse couche de jumeaux malheureusement non viables quelques mois plus tôt et il espérait cette fois ci un heureux dénouement pour son époux Gaston et leur famille.  Blanche soupira en grimaçant de douleur, se préparant à la venue de l’enfant, ne sachant si c’était une fille ou un garçon. Durant ce temps, elle pensait à Gaston qui devait tourner en rond dans la salle d’attente, grillant cigarette sur cigarette, il fumait tellement qu’au fur et à mesure, ses dents se noircissaient, ce qui déplaisait à Blanche. Néanmoins, c’était un beau blond d’un mètre quatre vingt, les yeux verts et doux, le nez bien droit, des lèvres fines terminées par un menton où une fossette s’était insinuée au fil des ans. Elle ne le voyait pas mais se doutait qu’il était aussi impatient qu’elle. Il était dans l’Armée Coloniale après un devancement d’appel depuis mille neuf cent cinquante et un, avait fait son service militaire à Fréjus en métropole, et revenait de la guerre d’Algérie, voilà de cela un an et demi. Dès son retour, Blanche avait quitté l’Ile de la Réunion où elle était née un treize juillet mille cent trente six et  l’avait rejoint à Tananarive où ils s’étaient mariés entourés de la famille de Gaston qui possédait un grand domaine, issu d’un héritage paternel. Gaston était le cadet de Jeannine, venait ensuite, Eliane et Christiane. Leur père Albert qui était maintenant Lieutenant-colonel de Réserve  s’occupait de son domaine uniquement depuis sa retraite et partait régulièrement à la Réunion pour jeter un œil sur leur autre domaine que leur mère Marie Joséphine avait hérité de ses parents à Matouta-Vincendo. Lorsqu’il était basé à Tuléar, Albert avait préféré installer les enfants et son épouse à l’Ile de la Réunion pour leur scolarité à Saint-Pierre dans le sud de l’île, c’est ainsi que Blanche et Gaston respectivement âgé de quinze et treize ans s’étaient connus au grand dam d’Albert qui n’appréciait pas tant cette jeune fille de banquier, frivole et capricieuse. Elle était l’amie des jeunes sœurs de Gaston et fréquentait la même école. Durant les absences du père de Gaston, ils pouvaient se voir autrement qu’en cachette, à la plage principalement, et Albert voyageait pour servir l’Armée aux Indes à Ceylan en passant par Port Sa¨i¨d en Algérie, à Fort Lamal et à Ait Mouchen, finissant par la France et Madagascar, les deux tourtereaux ne pouvaient être surpris par Albert qui ne voyait pas leur liaison d’un bon œil. Lors de l’une de ses escales en permission à Saint-Pierre, Albert fût désagréablement surpris par le projet de son seul fils qui voulait devenir mousse et monter en grade dans la Marine Marchande et là, il tempêta tant et tant que Gaston devança son appel et se retrouva sur le quai de la Pointe des Galets, prêt à embarquer sur le «  Leconte de L’Isle » pour aller faire son service militaire en France. Sur le quai, après qu’il eut embrassé sa mère, il se tourna vers son père qui lui donna une gifle magistrale en lui disant :"Maintenant, va devenir un homme avant de nous reparler de mariage et ne reviens devant moi que lorsque tu seras devenu un officier de l’Armée française, maintenant, monte sur cette passerelle, et toi Marie Joséphine, laisse le devenir un homme !"

Surpris de la gifle, Gaston se dirigea vers l’échelle de cordée, grimpa sur la passerelle, insensible à ce qui se passait autour de lui, monta jusqu’au pont supérieur, largua sa petite valise marron en carton par terre et s’appuya sur le bastingage du bateau, ses yeux vert foudroyant le quai à la recherche de ses parents. Ce n’est qu’en apercevant la petite tâche blanche du mouchoir en dentelle de sa mère que ses battements de cœur se calmèrent un peu. Enfin, le bateau actionna brusquement sa sirène et les manœuvres des chalands commençaient à le guider dans le chenal en glissant le long de la jetée sud, agrandie un an plus tôt. Le quai s’éloignait, des vagues mousseuses et blanche s tapotaient le long de la coque noire du navire et le grondement sourd des machines activait la grande hélice, ces bruits répétés parvenaient aux oreilles de Gaston le laissaient pétrifié et triste. Il regardait l’île s’éloigner et le petit mouchoir de dentelle de sa mère n’était plus qu’un petit point blanc maintenant, perdu parmi la savane désertique autour de la ville. Au large, l’île ressemblait à un pain de sucre entourée d’eau, des vagues faisaient rage en s’écrasant sur les blocs de rochers noirs. Chaque battement d’hélice accompagnait le cœur lourd et triste de Gaston dans sa solitude sur ce pont où pendant longtemps il avait fixé ce petit point blanc. Il pleurait pour la première fois de sa vie d’homme en repensant à sa mère qui n’allait pas arrêter de s’inquiéter pour lui. Il ne voyait presque plus les lumières lointaines de l’île ni les montagnes verdoyantes et le navire glissait majestueusement sur l’eau sombre. Le soleil plongeait progressivement dans l’horizon et il s’éloignait de plus en plus de l’île qui avait connu ses premiers émois amoureux pensait-il, seul avec ses souvenirs, il deviendrait un homme, un bon officier se jura-il et il le prouvera à son père…

Enfin à une heure trente cinq minutes un cri strident signala à Gaston que leur enfant était né et quelques instants plus tard l’infirmière et le médecin s’avancèrent vers lui en lui tendant un magnifique poupon emmailloté dans de la lingerie rose, coiffée gracieusement d’un petit bonnet de dentelle, un tout petit nez retroussé émergeant des langes. Quand il la prit dans ses bras, il ne pût s’empêcher d’admirer ce joli petit minois, cette jolie petite bouche en forme de cerise et se dirigea vivement vers la chambre qui avait été alloué à Blanche, s’inquiétant de son état. La mine renfrognée, elle lui dit amèrement :"Malheureusement  ce n’est pas un fils !

-"Allons ma chérie, regarde comme elle est adorable cette petite poupée, tu n’es pas heureuse ?"

-"Si, je dois le reconnaître, elle fera certainement des ravages plus tard, mais ton père, que va-t-il y penser encore, lui qui avait été désolé pour les jumeaux et qui tient tant à avoir une descendance ?"

"-Ne t’en inquiète donc pas, il en sera heureux, et puis, c’est son anniversaire aujourd’hui en plus, c’est un ours mais il craquera quand il la verra, fais-moi confiance ! Cinquante huit ans après sa naissance, il a une première petite fille, il en sera heureux, crois-moi."

Blanche s’abstint de lui répondre mais pensait à la tête de son foutu beau-père quand il verrait sa petite fille car elle savait qu’Albert ne l’appréciait pas. Elle finit par s’endormir en pensant à sa famille qui eux, elle n’en doutait pas, allait sauter de joie à l’Ile de la Réunion. Elle éprouva une nostalgie sans pareille et quelques larmes coulèrent sur sa joue.

L’aube perlait à l’horizon quelques heures plus tard de ses reflets pourpres et la mer ondulait sous la caresse des alizés, à ses rivages plusieurs pêcheurs naviguaient déjà dans ses eaux turquoise gorgées de poissons. Le ciel était embrasé par le soleil levant et les hauts plateaux de Tananarive s’illuminaient d’ocre et de vert émeraude, les oiseaux s’en donnaient à cœur joie dans les arbres et au-dessus de la mer, suivant les barques remplies de filets. Albert se réveillait et trouva sa femme déjà sur pieds, un large sourire sur les lèvres, déjà en tenue de sortie, trépidant d’impatience.

"Allons, lève-toi vite, notre fils est dans la salle à manger avec ses sœurs, la petite est née cette nuit et j’ai hâte de la voir, je t’attends car je veux me rendre compte par moi-même  si elle a le caractère de notre famille, je le saurais de suite !"

Quelques heures plus tard la famille défilait dans la chambre de Blanche pour s’extasier devant cette jolie miniature habillée comme une petite princesse. Albert et Marie Joséphine reconnaissaient bien le caractère bien trempé de celle-ci qui leur avait fait une belle démonstration de ses poumons, refusant le sein de Blanche, n’acceptant d’être que dans les bras de son père pour téter son biberon. Jeannine qui en était à sa quatrième grossesse demandait à sa belle-sœur s’il y avait une recette particulière pour avoir une fille, Eliane et Christiane qui ne tarissaient pas d’éloges et de compliments se disputaient pour avoir le bébé dans les bras et Albert avec un sourire bienveillant félicitait sa belle-fille sincèrement. Doté d’une forte personnalité et physiquement très costaud, Albert en imposait par sa stature avec ses épaules larges ses longs bras avec de lourdes mains carrées qu’on ne voulait pas recevoir sur le visage, il y avait quelque chose d’indéfinissable qui le faisait ressembler à un gros ours lorsqu’il se déplaçait et ses yeux verts pétillaient, toujours aux abois, d’épais sourcils les habillaient, un nez fin et court au-dessus d’une bouche charnue où de dures commissures s’installaient, son visage faisait penser à celui d’un clown mais l’on n’avait pas envie de rire pour autant. Sa femme était tout le contraire. Autant il paraissait très dur et autoritaire, autant Marie Joséphine était la douceur même. Elle avait un bel ovale de visage, des traits fins et gracieux, d’immenses yeux de couleur noisette avec un petit nez retroussé adorable, des lèvres bien dessinées où de magnifiques fossettes se creusaient lorsqu’elle souriait, un menton ferme encadré d’une chevelure ébène faite de boucles soyeuses. De tempérament romantique et calme, c’était tout le contraire de son mari. Leurs enfants étaient tous blonds comme leur père, seule Eliane avait hérité de sa chevelure brune et de ses yeux sombres, leur fils Gaston et Christiane ressemblaient traits pour traits à leur mère. Jeannine et Eliane s’approchaient plus des traits de leur père et mère mélangés. Enfin prenant congé de Blanche et de leur fils, Albert et sa femme rentrèrent dans leur propriété où il y avait tant à faire, il fallait surveiller les ouvriers pour la récolte de bananes et de café et cela leur prenait pas mal de temps. Il fallait aussi préparer la nursery pour accueillir leur première petite fille dans quelques jours.

Gaston obtint un congé de trois jours et il allait pouvoir réfléchir raisonnablement à la décision qu’il avait prise avec Blanche une semaine plus tôt. Il voulait quitter l’Armée et ne pas renouveler son contrat qui approchait de son terme mais comment allait réagir son père lorsqu’il apprendrait la nouvelle, cela était un dilemme pour Gaston qui ne savait comment s’y prendre avec lui d’un premier temps et faire plaisir à Blanche de l’autre côté…-"Mais serais-tu devenu fou mon pauvre fils, aurais-tu perdu la tête, hurla Albert quand il apprit la nouvelle deux semaines plus tard. Tu avais une belle carrière devant toi et tu renies tout cela, tout ce que j’ai fait pour que tu deviennes un officier hors pair, et pour partir t’installer à Saint-Pierre ?

Gaston qui commençait à s’empourprer le regarda bien en face et lui répondit calmement :

"-Ecoutes c’est ma décision et je ne reviendrai plus là-dessus. Tu as passé toute ta carrière loin de ta famille et je n’ai pas envie de faire la même chose que toi, comprends le au moins, j’ai envie de connaître ma fille, de la voir grandir et de la guider dans la vie, une nouvelle vie s’offre à moi et j’ai envie de la vivre, ce n’est pas un pêché que je sache ?

-"Et que feras-tu, tu vas travailler dans la banque de ton beau-père ? Ne pourrais-tu pas considérer ma proposition si tu ne veux plus continuer dans l’Armée et devenir mon bras droit ici au domaine ?"

-"C’est une belle proposition de ta part Père mais j’ai envie de faire mes preuves par moi-même et puis, il y a le domaine à Matouta-Vincendo dans le sud de l’île, ce n’est pas loin de Saint-Pierre et je pourrais peut-être y jeter un coup d’œil à ta place et te seconder de là-bas, qu’en penses-tu ?"

-"Ma foi, je dois reconnaître que tu as de la suite dans les idées, on dirait que tu as bien calculé ton coup, n’est ce pas ? En y réfléchissant, je pense que tu n’as pas tort, c’est une excellente idée que tu puisses prendre en mains le domaine de ta mère et de le faire fructifier, nous en reparlerons en famille au dîner si tu veux bien, je dois maintenant aller voir les ouvriers pour la récolte de bananes de demain."

Et la discussion prit rapidement fin.Sur ces paroles, Albert tourna les talons et sauta sur son cheval pour gagner au galop les écuries où l’attendait Ramatza, son régisseur qu’il employait depuis plus d’une dizaine d’années. Il mit au point les derniers détails concernant le troupeau de buffles qu’il fallait marquer au fer chaud dans deux jours, la récolte de bananes approchant de la fin, il fallait toujours prévoir et anticiper pour ne pas perdre de temps. Le soleil déclinait annonçant rapidement la nuit qui tombait très vite dans l’île et assis sous la véranda en attendant le dîner, la famille s’était réunie en prenant un verre de rhum pendant que les ombres tournoyaient et s’éclipsaient devant la progression de la lumière. Les petits chenapans de Jeannine et de son mari Claude jouaient à cache-cache derrière les flamboyants et les manguiers qui s’entremêlaient de part et d’autre du parc. Il y avait l’aîné Thierry puis Raymond et Bertrand qui  se couraient après sans se préoccuper des plus grands qui devisaient à la tombée de la nuit, et leur mère qui leur criait de faire moins de bruit pour ne pas réveiller Chantal qui dormait à poings fermés dans son petit lit en bois de tamarin qui avait servi à Gaston. La discussion portait principalement sur le baptême de Chantal et leur départ pour l’île de la Réunion prévu dans une quinzaine de jours. Gaston promit à son père de lui donner un coup de main pour le marquage des bêtes avant les préparatifs du départ et Albert se rendrait compte alors comment son seul fils s’y prendrait en lui laissant les directives de cette entreprise. Il fût aussi décidé que le parrain de Chantal serait Claude par intérim officieusement car le fiancé de Christiane, Pascal ne pourrait être disponible, il n’arriverait pas à temps de France où il effectuait son service militaire. Après le repas copieusement arrosé par Albert, sa dame-jeanne de rhum à côté de lui à table comme d’habitude, pendant que Blanche donnait le biberon à Chantal dans le salon, Gaston sortit silencieusement et alluma une cigarette dans l’air tiède de la soirée. Il s’installa  profondément dans son fauteuil préféré et à travers les volutes de fumée, regarda  pensivement le ciel parsemé d’étoiles dans l’obscurité douce et chaude de la nuit. Il se demandait s’il avait pris la bonne décision et s’il n’allait pas regretter d’avoir quitté l’Armée…

Peu avant le jour de l’An, le baptême de Chantal eut lieu, une grande fête suivit pour célébrer l’événement et pour l’occasion, Albert donna une journée de congé à son régisseur et aux ouvriers installés dans des bâtiments au fond de la propriété tout près d’une petite colline que traversait une rivière. La récolte de bananes s’était bien passé et Gaston eut droit à des compliments de la part de son père pour le travail accompli par le marquage des buffles. Dès l’aube vers cinq heures pendant que la famille dormait encore, son fils et lui étaient déjà en selle pour rejoindre le troupeau que le régisseur avait parqué dans un enclos flanqué le long des écuries. Et parmi les beuglements des bêtes, Gaston s’en était sorti malgré l’odeur infecte  de viande grillée qui s’échappait de leur peau marquée au fer rouge des initiales DOMAINE A.L – Albert L- Ils étaient restés durant deux jours dans la colline qui surplombait la demeure principale, ne rentrant le soir que pour dîner et se coucher tôt mais le père comme le fils aimaient et appréciaient d’être ensemble pour une fois ayant les mêmes intérêts communs. Les jours s’écoulaient paisiblement et Chantal prenait du poids, commençait à sourire quand elle était repue après son biberon, faisait ses rots mais délaissait toutes ses nuits entièrement. Blanche rouspétait et Gaston la calmait en lui disant que ce n’était qu’un tout petit bébé et que c’était tout à fait normal. La plupart du temps, plus les jours passaient, c’était à Marie-Joséphine à qui revenait le soin de s’en occuper quand ce n’était pas son père où les deux sœurs de Gaston qui ne demandaient qu’à la prendre dans leurs bras et l’emmener promener dans le parc, là, Chantal se calmait mais sitôt couchée pour la nuit dans son berceau en bois des îles, elle remettait cela de plus belle, ce qui mettait les nerfs de Blanche à vif. Elle avait hâte de retrouver sa famille et préparait activement les bagages pour leur départ pendant que Gaston faisait de longues randonnées dans la propriété de ses parents qui l’avait vu naître et grandir et où affluaient des souvenirs.

L’aube se profilait à l’horizon et perçait de sa clarté le ciel limpide et sans nuages le jour de leur départ. Toute la famille s’était réunie pour leur souhaiter un bon voyage et Albert profita d’un moment de calme car Chantal braillait à pleins poumons pour donner les papiers notariés et les dernières recommandations à son fils pour le domaine de Vincendo. Après de longues embrassades, ils se quittèrent sur le quai de Tananarive et ils montèrent à bord en se frayant un passage parmi les voyageurs pour trouver leur cabine.

Une semaine plus tard, la sirène du Pierre Loti s’activa sur des notes sourdes pour annoncer aux passagers que la terre surgissait à l’horizon et à l’œil nu, l’on pouvait percevoir un point diffus et informe. L’île qui était toujours lointaine et inaccessible quelques heures auparavant maintenant se rapprochait de plus en plus. Ses contours estompés se profilaient et se dessinaient nettement mieux à présent.  Le  soleil déjà haut éclairait de tous ses feux les hauts plateaux verdoyants qui la dominaient majestueusement. Ici et là, quelques nuages immaculés faisaient la course au gré du vent dans le ciel azuré. Des petites maisons recouvertes de chaux vive naissaient aux yeux, déroulaient leurs varangues au vent du large au milieu de jardins bien entretenus offrant ses toits aux couleurs variées, tandis qu’épars, la fumée des usines de sucrerie montait vers le firmament. Les montagnes vertes et gigantesques peignaient un fond de tableau enchanteur aux paysages de teintes chaudes et variées où tout s’agitait dans ce port de la Pointe des Galets. Des chaloupes et des caboteurs se croisaient dans la passe, allaient et venaient en rapportant du sucre, du riz, de la chaux vive du pays, du corail que la mer offrait généreusement à profusion et les milles produits de l’industrie métropolitaine. S’engageant dans la passe, le Pierre Loti rejoignit une chaloupe qui l’attendait pour le remorquer avec à son bord plusieurs marins créoles qui faisaient ce métier depuis leur plus jeune âge. Manœuvrant alors avec dextérité et réussissant à s’engager dans la passe étroite, il atteignait maintenant l’entrée de la rade du port bien abrité par une immense jetée qui déroulait un long et énorme quai, bâtie par du ciment et d’énormes blocs de galets érigés par une nombreuse main d’œuvre où plusieurs familles attendaient là impatientes et où enfin se terminerait le voyage. Juste avant d’atteindre le quai en douceur, il  accosta le long de celui-ci où se trouvaient flanqués de gros pneus de caoutchouc et sa passerelle se déroula pour atterrir plus bas sur un promontoire de ciment.

Une heure plus tard, l’immense foule était dense et bruyante. Plusieurs familles s’étaient déjà retrouvées sur l’immense quai et des petits groupes isolés s’étaient formés heureux et joyeux, se faisant des congratulations en s’embrassant chaleureusement. Précédant Gaston qui portait le petit berceau d’osier dans lequel Chantal réveillée par tant de bruits insolites, s’agitait en gigotant des bras et des jambes, Blanche avec un soupir de soulagement de pouvoir retrouver la terre ferme, s’engouffra sur l’étroite passerelle où plus bas sa famille l’attendait en faisant d’innombrables signes de reconnaissance parmi cette singulière foule compacte. Elle avait été malade pendant une bonne partie de la traversée mettant la faute sur les lentilles qu’on leur avait servi plus le mal de mer qui avaient eu raison d’elle. Gaston fût donc le seul à s’occuper de leur fille, ce dont il s’ acquittait à merveille en la promenant pour qu’elle soit revigorée par l’air marin. Maintenant au terme de ce voyage lui ayant paru interminable, Blanche se sentait merveilleusement en pleine forme et se réjouissait pendant que Gaston recevait les accolades de sa belle-famille, tandis que Chantal trônait dans des bras inconnus mais rassurants en aspirant nerveusement sa tétine rose. Une fois les bagages récupérés, ils s’installèrent dans la traction 26 X familiale où Raymond M – le père de Blanche – avait fait installer des strapontins derrière la banquette avant et ils prirent la direction de Saint-Pierre vers le sud de l’île.

La grande demeure familiale était un exemple de l’architecture coloniale et elle comptait nombre de chambres à l’étage bordé d’une véranda qui circulait tout autour de la maison. Les cloisons n’atteignaient pas le plafond pour que l’air circule en permanence. Sa longue et large terrasse déroulée au vent du large dominait la façade droite de la maison prolongée par l’arrière cour d’où l’on pouvait apercevoir la mer et la plage. Sa devanture soutenue par des colonnades plus ou moins visibles était égayée par des lianes de mariée et des lianes de cire qui s’enroulaient et s’entremêlaient joyeusement autour d’eux. Elles grimpaient et s’étalaient tout du long pour atteindre le balcon plus haut, le couvrant de grappes de fleurs blanches et rosées au parfum subtil et envoûtant, l’étage et la terrasse était caché vu de la rue suffren. Les longues branches dentelées et verdoyantes du flamboyant aux fleurs carminées rejoignaient celles du gigantesque raisin-marine aux feuilles rondes couleur émeraude et formaient une sorte de couronne touffue vers le toit, le protégeant de la chaleur étouffante la journée et la nuit, lui ouvrant généreusement sa fraîcheur. Se mariant à eux, des bougainvilliers mauves et écarlates couraient le long du mur sur le coté gauche de la devanture; tandis qu’un papayer filiforme se dressait majestueusement non loin des deux piliers de cactus qui accueillaient les gens, flanqués à l’entrée d’un portail peint en vert et scellé dans la murette qui servait de clôture. De belles fleurs royales immaculées s’offraient gracieusement au regard jusqu’à la nuit tombée. Une longue allée de graviers s’acheminait comme un serpent jusqu’à l’entrée de la véranda. De chaque côté de l’allée ici et là étaient disséminés des parterres de pourpiers, de giroflées et de rosiers offrant à la vue une multitude tâche de couleurs. Une serre d’orchidées se dressait juste sous les fenêtres du salon que Marie Thérèse, la mère de Blanche entretenait amoureusement, c’était sa fierté et son orgueil. Quant à la tombée du jour, le soleil déclinait tout doucement, elle arrosait à profusion ces milliers de fleurs exquises et odorantes, la cour ressemblait à un feu d’artifice, colorée et rempli de gouttelettes scintillantes, on aurait dit un écrin qui s’ouvrait sur des joyaux inestimables. 

Quand il avait la chance d’avoir sa « Chantalou » dans ses bras, ce qui était rare depuis leur arrivée, Gaston adorait s’y promener en s’extasiant devant cette magnifique cour fleurie et il respirait l’air iodé car ils étaient tout juste à cent mètres de la plage, mélangé à ces lourds arômes puissants et riches qui montaient jusqu’à leur chambre la nuit. Les jours s’écoulaient paisibles et sereins et il remarquait que Blanche déléguait sa famille pour s’occuper de leur fille, rien ne semblait l’affecter pour l’éducation de Chantal, et elle la délaissait complètement en la confiant aux bons soins de sa mère qui ne demandait que cela ! La petite était constamment dans leurs bras et de mauvaises habitudes s’instauraient, cela commençait à irriter Gaston qui était par trop protecteur envers leur fille lui reprochait Blanche.

Dès qu’elle s’agitait, c’était à qui accourait le premier ou la première pour se rendre compte si tout était normal, s’il ne fallait pas la changer, si elle ne s’était pas enroulée dans sa moustiquaire car elle risquerait alors de s’étouffer, n’était ce pas l’heure de son biberon?, ne fallait-il pas la prendre de son berceau ? la consoler en la berçant? car elle pleurait toujours autant ! Tout cela avait le don de crisper Gaston, il savait que cela partait d’un bon sentiment mais il répétait à Blanche dans l’intimité de leur chambre qu’elle était trop gâtée et qu’elle devenait capricieuse. Blanche, stoïque, lui répondait qu’il se tracassait pour rien, que c’était normal que sa famille réagisse ainsi, c’était leur première petite fille, il était donc normal que sa famille fût en adoration devant Chantal. Mais sur l’instance de Gaston qui voulait emménager dans une maison, elle éludait la question en restant évasive…

Qu’ils étaient tous installés autour de la longue et large table dans la salle à manger, un espace était aménagé pour Chantal et ainsi, l’on pouvait jeter un œil sur elle et accourir aux moindres pleurs, où à la veillée, dans le grand salon, elle était toujours présente. Les nuits étaient infernales, il y régnait une chaleur étouffante et souvent, tous allaient sur la terrasse installés dans de longs fauteuils pliants pour goûter à la fraîcheur des alizés et l’on entendait le grondement sourd et régulier des vagues venant s’écraser sur la grève. Dès que la petite pleurait, l’on ne savait trop pourquoi, elle passait alors de bras en bras. Chacun se relayait et au dire de ses oncles, elle se calmait alors et elle découvrait avec ravissement les nuits chaudes et claires, les milliers d’étoiles scintillantes, la lune argentée et bercée dans leurs bras puissants et réconfortants, elle s’endormait tout doucement promenée de long en large de la terrasse au balcon. Cela sortait de l’exploit lorsque enfin elle dormait pour de bon et que tous pouvaient rejoindre leur chambre respective et s’apprêter eux aussi à dormir d’un sommeil réparateur.

Comme elle devenait instable et capricieuse, Blanche s’ingéniait à obtempérer envers sa mère en lui disant que ce n’était plus une solution de vivre ainsi chaque nuit, il fallait la laisser seule et ne pas accéder à ses moindres désirs mais comme pour contrecarrer les projets de sa mère à son encontre, à la longue, au bout de deux mois passés, rien n’y faisait malgré les mille et une façon pour essayer de la calmer, Chantal redoublait ses cris de plus belle en braillant d’une petite voix stridente, en pleine nuit, sans raison apparente. Cela tenait du cauchemar et excédée, Blanche lui administra une paire de claques sur les fesses sans crier gare. Bien entendu, les cris redoublèrent et Blanche fût aussitôt réprimandé par son père outré de cette attitude envers sa petite fille. Il fut donc décidé que dès le lendemain, la petite protégée serait bien mieux installée dans la chambre de sa grand-mère qui était bien plus expérimentée que sa fille et l’on remuat commodes, armoires, lits et berceau pour le bien-être de tous car quelque chose ne devait pas aller avec cette enfant là, décréta Marie Thérèse. Plus tard, elle s’aperçut en la regardant mieux que Chantal pleurait quand elle n’était pas dans les bras certes, mais elle se frottait souvent les oreilles, ne faisant pas non plus tous ses rots, elle avait donc des coliques. Il fallait aussitôt y remédier et dès lors, ce fût le branle-bas dans la grande demeure familiale. Marie-Thérèse supervisa les directives et déploya toutes ses connaissances en la matière, transmises et apprises dans sa famille de génération en génération. L’on fit bouillir une quantité d’eau avec de l’anis étoilé dans l’un des gros chaudrons de fonte, suspendu sur de belles braises incandescentes au dehors dans la cuisine d’été qui servait uniquement à faire des confitures, à préparer des conserves, boucaner de la viande ou du poisson pendant que Paulette secondait sa mère pour baigner Chantal dans la longue bassine émaillée. Bien essuyée ensuite, son petit ventre fût frictionné de vick, enroulé dans de larges bandes de crêpe, qui ainsi, la tiendrait chaudement. Dans ses biberons, une dose de miel du pays fût rajouté avec de l’anis étoilé et quelques temps plus tard, tous purent constater qu’elle commençait à faire ses nuits confortablement installées, du coton avec un remède pour les otites dans les oreilles, le mal était enfin passé et le calme régnait enfin.

A son retour de Matouta-Vincendo, Gaston qui était parti durant plusieurs semaines fût ravi de découvrir sa fille dodue, sage et bien plus souriante, les pleurs devenaient rares et Blanche avait trouvé du travail à Saint-Gilles les Hauts, comme Receveuse des P.T.T en intérim. Elle ne pourrait rentrer chez ses parents que vers la fin de la semaine. Avec le travail qu’il avait abattu à la propriété, il ne voyait plus les jours passer car il fallait bien surveiller les ouvriers, les plantations d’ananas, de chouchous, manguiers, letchis et autres légumes, puis venait les récoltes, le tri et l’empaquetage pour les acheminer ensuite vers les marchés de l’île. Heureusement que son père avait bien choisi leur régisseur, maintenant que tout était en ordre, il pouvait s’y rendre qu’une fois par semaine, ce qui lui laissait le temps de trouver du travail et s’occuper un peu de sa fille. Il fût employé comme Agent Administratif à l’hôpital de Saint-Pierre tandis que Blanche voyageait dans les quatre coins de l’île comme remplaçante dans les bureaux de poste, la vie s’écoulait donc paisible et leur fille s’épanouissait comme une petite fleur durant ce temps. Il ne la voyait que le soir à l’apéritif dans le salon de ses beaux-parents et ensuite, un peu à la veillée avant que sa tante Paulette ne monte la coucher dans sa chambre qu’elle partageait avec Chantal et Bernadette que l’on prénommait en diminutif, Nadette. Les dimanches réunissaient toute la famille pour aller à l’église où l’office durait environ une heure, puis, Gaston se retrouvait à prendre l’apéritif chez le curé Père P à deviser de politique pendant que Chantal se retrouvait à la pâtisserie Chane-Nam à choisir des gâteaux, portée dans les bras de Raymond. Venait ensuite, la traditionnelle visite à l’arrière grand-maman paternel dans la rue des Fours à Chaux. Là, elle crapahutait par terre, essayait de se relever pour retomber sur ses fesses ensuite, grignotait les petits biscuits apéritifs, et souvent se retrouvait sur les genoux de son arrière-grand-mère à triturer l’énorme excroissance de chair que celle ci avait comme ornement sur son nez et qui lui valait des réprimandes mais c’était plus fort qu’elle, il fallait qu’elle touche cette proéminence de chair. Une fois la visite terminée, ils repartaient alors pour le déjeuner et l’après-midi s’écoulait paisiblement à jouer avec Chantal quand elle ne faisait pas sa sieste ou à l’emmener se balader à la plage. Il était alors agréable aux yeux de Gaston de voir sa jolie petite poupée nimbée de confiance, assise sur le sable au bord d’une mer d’huile à téter son pouce et à frotter son nez rougi par les coups de soleil malgré la petite charlotte posée gracieusement sur ses belles boucles blondes. Son regard noisette éclatait de vie pour observer les plus grands chassant les coquillages et regroupant leurs trésors à quelques pas d’elle. Ses grands yeux immenses en forme d’amande s’écarquillaient et n’en pouvaient plus de contempler cet inventaire aussi disparate qu’intéressant. Un crabe hargneux, un oursin qui se hérissait sur ses épines et qui à maintes reprises retombait sur le sable, un strombe nullement décidé à se laisser capturer et cherchant à s’échapper par tous les moyens de son rostre à regagner la mer et quelques brillantes porcelaines engluées de sable qui se glissaient majestueusement comme des escargots et qui ne pouvaient plus avancer. Intéressée et passionnée par la grandeur de ses oncles et tantes, son père assis auprès d’elle, elle suivait consciencieusement  leurs gestes et leurs recettes, se demandant quel serait le nouveau trophée ajouté à la collection. Le soleil avait maintenant atteint son zénith ce jour là, et sa mère sortait de l’eau pour venir les rejoindre sur le sable, elle s’allongea auprès de Chantal qui s’amusait à faire couler du sable de ses menottes et s’adressa à Gaston, souriante :

-"Il faut que je t’annonce que la semaine prochaine, je vais avoir le poste à Grand-Bois pour une longue durée et nous allons avoir un logement de fonction, n’es-tu pas heureux ?"

Gaston rajusta la charlotte de la petite et lui répondit gaiement :

-"Enfin, nous allons pouvoir emménager chez nous avec notre fille cette fois, il me tardait que ce jour arrive enfin !"

-"Mais tu n’y penses pas, je ne vais pas pouvoir travailler et en même temps m’occuper de Chantal ! "s’exclama-t-elle 

-"Tu ne penses pas la laisser chez tes parents encore pour longtemps j’espère?", lança Gaston qui devenait rouge de colère.

-"Ce sera temporaire, le temps de nous installer et nous verrons par la suite, d’accord chéri ?"

Gaston ne répondit que d’un signe de tête et préféra s’intéresser à ce que faisait Chantal. Elle était en contemplation devant les porcelaines et s’amusait à les retirer puis les remettre dans le sable avec les autres coquillages. Comme elle s’était piqué les petits doigts avec l’oursin, ce qui lui arracha un cri de stupeur, elle n’eût plus envie de jouer avec cet affreux coquillage qui faisait mal. Ce soir là au dîner, la famille usa de nombreux arguments pour garder Chantal avec eux et il était hors de question que des mains étrangères puissent s’occuper d’elle, ici, elle serait choyée, entourée d’amour et ne manquerait de rien. Ils insistèrent tous tant et tant que Gaston s’avoua vaincu et baissa les bras en se rangeant de leur côté…

Les mois s’écoulaient et la fête de Noël approchait, Marie Thérèse et Raymond engrangeaient de nombreux paquets cadeaux dans le placard situé à l’étage entre leur chambre dans un renfoncement de l’escalier. L’énorme filaos qui allait servir de sapin avait été acheté et ce jour du quatorze décembre mille neuf cent cinquante neuf allait célébrer les douze mois de Chantal. Ses parents habitaient vers Grand-Bois depuis plusieurs mois et chaque soir dès la sortie de son travail à l’hôpital, son père passait toujours lui rendre visite et jouer avec elle. Au fil des mois qui passaient trop vite à son gré, il admirait ses progrès et découvrait ses premiers pas dès l’âge d‘un an et quelques jours. Il lui semblait ou alors n’était-ce que son imagination, que la petite s’éloignait de lui et devenait farouchement sauvageonne lorsqu’elle avançait ses petits pas hésitants vers son grand-père pour ensuite se jeter en éclats de rires cristallins dans ses bras. Il ressentait une pointe de jalousie en voyant son beau-père la jeter dans les airs pour la rattraper au vol en riant, sa belle-mère décrétait que cette petite était un paquet de nerfs mais ils étaient comblés de bonheur en la voyant s’épanouir ainsi. Quelque part, Gaston ressentait la désagréable impression de l’avoir perdue en la confiant aux parents de sa femme et il regrettait amèrement d’autant plus qu’il voyait le peu d’intérêt que Blanche avait pour leur fille. Il ne devenait que le père du dimanche ou encore les soirs de la semaine quand il apparaissait brièvement dans la vie de sa fille. Il notait les changements de caractère au fur et à mesure qu’elle grandissait, capricieuse, rebelle et impulsive, boudeuse et trépignant des pieds quand elle n’obtenait pas ce qu’elle désirait, elle n’avait peur de rien !

Marie Thérèse, Rose-marie, Paulette et Nadette garnissaient le filaos avec des guirlandes et des boules multicolores en jetant un coup d’œil sur Chantal qui trottinait un peu partout quand Gaston fit son entrée dans le salon. Il les embrassa toutes et prit Chantal dans ses bras pour lui administrer deux gros baisers sonores sur les joues. Elle se laissa faire en riant aux éclats entourant de ses petits bras le cou de son père, un moment heureux et indescriptible pour lui, elle était de bonne humeur ce soir là. Après le dîner, elle ouvrit ses paquets cadeaux en arrachant les rubans et les papiers et découvrit, des poupées, des bonbons, des dînettes pour faire comme les grands, et surtout une splendide petite voiture une Renault R8 à pédales et ce fût le seul jouet qui l’intéressa le plus. On l’installa dedans sur le petit siège noir derrière le guidon où au centre se trouvait un petit klaxon et ses oncles s’amusèrent à la pousser en prenant soin de caler ses pieds sur les petites pédales car elle ne savait pas encore s’en servir, rien n’était trop beau à ses yeux le soir de son anniversaire. Les jours suivant, avec une infinie patience et au fil des semaines, ses oncles et tantes la photographiaient sous tous les angles dans sa belle voiture de couleur blanche, la tétine à la bouche, elle arrivait à tenir le volant ,à caler les pieds sur les petites pédales et avançait assez souvent avec hésitation les premières fois mais elle s’en sortait admirablement bien.

Lorsqu’elle eut atteint ses deux ans, après avoir assisté aux fiançailles de sa tante Rose-Marie quelques mois plus tôt, elle allait maintenant assister au mariage avec Jacques L, les préparatifs étant maintenant terminés

après la titularisation de sa tante qui était maintenant Institutrice. Jackie habitait juste en face et ses parents étaient de riches propriétaires terriens de Saint-Phillipe en passant par Saint-Pierre, il était devenu Pompier et depuis des années faisait la cour à Rose-Marie, sifflait pour elle quand elle s’en allait tous les matins à l’école, son cartable à la main. Un des nombreux frères de Jackie faisait aussi la cour à Paulette qui riait, nullement farouche à ses attentions, c’était tout d’abord Gérard puis Serge et pour finir Claude, une réelle compétition s’était engagée entre les frères pour sortir avec la sœur de Rose-Marie mais Paulette s’amusait d’eux tout en restant sérieuse. Presque tous les soirs, les garçons se retrouvaient dans la ruelle qui portait leur nom et devisaient entre eux puis ils venaient dans la rue devant leur maison où Jackie et Rose-Marie se retrouvaient pour parler, se tenir la main amoureusement, Paulette et Nadette l’accompagnaient comme chaperons. Edme Paulo et Léon étaient aussi en leur compagnie et ils veillaient à leur manière en jouant aux cartes principalement, une fois leur nièce couchée pour la nuit. Marie-Thérèse qui était couturière, durant les longues veillées achevait les robes de ses filles et de sa petite fille pour le mariage. Et quand la nuit tombait, les enfants rentraient pour se coucher et être frais et disponible le lendemain. Cela allait être l’événement pour leur famille cette année là. Le couple une fois marié ne resterait pas chez les parents de Rose-Marie car ils avaient eu en cadeau de noces leur maison construite dans la ruelle L juste en face de la rue Suffren.

Le jour de la cérémonie se déroulait gaiement mais durant la messe du mariage, il fût quasiment impossible de faire tenir Chantal tranquille, il fallait user de toutes sortes de subterfuges pour qu’elle se taise lorsque les époux répondaient au curé. Assise auprès de son grand-père sur le banc de l’église, celui ci essayait de la faire rester sage, à forces de sucreries et de livres d’images pour l’occuper et détourner son attention. Elle fut adorable par contre à la sortie de l’église en se prêtant gentiment à aider  les autres petites demoiselles d’honneur pour porter la traîne de la mariée en marchant très doucement dans la nef  magnifiquement décorée de rubans blancs et roses, de jasmin et de fleurs d’oranger où de superbes orchidées étaient mêlées et l’odeur d’encens masqué par les parfums plus subtils des autres fleurs. Plus tard, elle s’amusa à regarder les plus grands danser et chanter, tout en s’empiffrant de parts de gâteau exquis et délicieux, arrosés d’une larme de champagne servie par son père. 


Cette même année, Blanche mit au Monde une autre petite fille – Mylène – tandis que Rose-Marie et Jackie attendaient leur premier enfant. A la naissance de sa petite sœur le vingt sept août mille neuf cent soixante et un, Chantal allait sur ses trois ans et grandissait toujours avec le même caractère sauvage et capricieux. Instinctivement, elle devint jalouse de cet horrible poupon rose et fripé qui faisait l’objet de tant d’attentions de la part de sa mère et du reste de la famille, on l’oubliait et elle redoubla les bêtises les unes après les autres, refusait de terminer ses repas, crachant de rage sur quiconque voulait à tous prix qu’elle mange, refusait d’embrasser ce bébé tout blond et bouclé, faisant pipi au lit alors qu’elle était devenue très propre et piquait de magistrales colères quand on la forçait à faire quelque chose. Un beau jour, alors que personne ne faisait attention à elle, elle se faufila vers le berceau de la petite sœur et en profita pour lui pincer méchamment les joues  puis sursauta lorsqu’un braillement infernal fit réagir la famille. Elle courut se réfugier automatiquement derrière le fauteuil de son grand-père qui se demandait quelle mouche l’avait piqué ainsi, ce n’était pas dans ses habitudes. De sa grosse voix, Blanche l’appela en insistant pour qu’elle sorte de sa cachette et au ton de sa mère, elle commença à trembler et à se faire pipi dessus. Les mains de sa mère l’agrippaient et quand elle fut à sa portée, Blanche la retint de force devant le berceau et lui administra une volée de claques sur les fesses en lui disant d’embrasser sa petite sœur pour lui demander pardon. Ce qu’elle fit à regrets en pleurant toutes les larmes de son cœur de rage et de colère impuissante, puis grimpa la volée de marches des escaliers se dirigeant à la hâte vers la chambre de son grand-père en claquant la porte de la chambre et se réfugia dans le lit, avec la petite pounette, une petite chienne Coton de Tuléar. Après cet incident regrettable, le comportement de Chantal ne s’améliora pas envers sa mère et dès que celle-ci arrivait en compagnie de la petite sœur et de son père, Chantal refusait catégoriquement de l’embrasser et prenait ses distances. Gaston insistait auprès de sa femme pour reprendre leur fille avec eux, maintenant que Mylène était chez eux et qu’ils avaient une femme de ménage mais rien ne convainquit Blanche qui lui rétorquait qu’elle ne supportait plus Chantal et ses manières, qu’elle était très bien là où elle était, que ses parents s’en chargeaient admirablement bien !

Un beau matin de février mille neuf cent soixante deux, Chantal se retrouva devant la porte de l’école maternelle avec sa tante Paulette, vêtue d’une petite jupe écossaise à carreaux vert et blanc, d’un petit chemisier en dentelle blanc, de petites chaussettes blanches avec de jolies chaussures vernies noire, l’uniforme classique de l’école des sœurs. Elle n’était pas trop rassurée de voir tant de petites filles comme elle, se bousculant à l’entrée du grand portail en fer forgé peint en vert. Certaines se débattaient, pleuraient, ne voulaient pas lâcher la main de leur mère et s’asseyaient par terre sans ménagement et le brouhaha indescriptible lui faisait peur ne comprenant pas ce qu’il lui arrivait et pourquoi devait-elle rentrer dans ce vacarme infernal. Elle serrait très fort la main de sa tante et commença à supplier en pleurant de peur, l’appelant par son prénom :

-"Non, non, je veux pas y aller, je veux retourner chez maman mamie, hoquetant de suffocation. Je veux papa gâteau, je veux maison tout-de-suiiiite ! "hurla-t-elle de toutes ses forces.Et les sanglots reprirent de plus belle au fur et à mesure que le troupeau de petites élèves s’avançait pour l’appel. Elle ne lâchait toujours pas la main de sa tante et voulut rebrousser chemin séance tenante mais c’était sans compter sur la détermination de Paulette qui était déjà en retard pour prendre son travail au cabinet dentaire chez madame G. Lorsque son nom fut appelé, elle redoubla ses larmes et hurla de plus belle mais Paulette s’avança vers l’institutrice et lui donna la main de sa nièce, puis elle se mit à la hauteur de Chantal en lui disant :

-"Allons ma beauté, ne pleure pas, regarde toutes tes petites camarades, elles sont déjà en train de boire leur verre de lait, fais comme elle, je reviendrais vite te chercher pour le déjeuner et nous rentrerons à la maison avec papa gâteau. Tu me promets d’être gentille avec ta maîtresse ?"

-"Non et non ! Je veux tout de suite rentrer à la maison jouer avec pounette".

-"Allons, sois mignonne, ta maîtresse t’attend, il faut que j’aille à mon travail maintenant, je suis en retard Chantal !"

Sans plus attendre, Paulette qui commençait à avoir le cœur gros de la laisser ainsi en larmes, tourna les talons et commença à rejoindre la ruelle attenante à l’école laïque sans se retourner. Un petit moment plus tard, elle se retourna et la vit entrer dans la cour de la récréation avec les autres petites élèves. Le portail se referma sur ses gonds grinçants et fut fermé à clé, la cloche retentit, annonçant l’entrée dans les classes et Paulette, le cœur lourd se dépêcha d’aller à son travail. Plus tard, à l’heure du déjeuner, elle retrouva avec soulagement une nièce souriante et piaillant qui lui racontait sa matinée avec empressement et fougue. Dans la voiture, elle se glissa sur son petit strapontin juste derrière son grand-père et lui appliqua deux baisers sonores sur la joue, ne tenant plus en place dans la voiture qui les ramenait à la maison. Le début de la maternelle s’était annoncé houleux mais au fur et à mesure que les jours s’écoulaient, elle y mettait un enthousiasme certain pour aller à l’école, n’étant jamais en retard, et s’étant faite plusieurs petites camarades avec lesquelles elle s’entendait admirablement bien. Tellement bien qu’un beau jour en rentrant de l’école à seize heures, Paulette remarqua que son petit bracelet d’identité en or  n’était plus accroché à son poignet droit. Elle eut beau lui poser toutes les questions et insisté tellement qu’en fin de compte, Chantal lui répéta qu’elle avait échangé son bracelet contre un tamarin et une mangue verte. Elle avait alors six ans ! Après nombre de jours, d’insistance et de promesses de bonbons pour lui faire avouer la vérité alors qu’elle prétendait l’avoir perdu,  qui était la petite camarade en question?, le bracelet fut enfin rendu et elle n’eut plus le droit de porter des bijoux lorsqu’elle allait à l’école…

Mylène avait grandi et entrait dans sa troisième année, elle vivait au Tampon chez madame D et Gaston et Blanche vivait dans une maison à côté(pratique pour Blanche qui l’avait confié à cette dame qui ne pouvait avoir d’enfant) chaque dimanche, la famille se réunissait comme à leurs habitudes à Saint-Pierre. Chantal avait appris à aimer sa petite sœur mais ne comprenait pas pourquoi elles étaient séparées, pourquoi Mylène vivait à côté de papa et maman et pourquoi n’avait-elle pas le droit de vivre aussi avec sa soeur. Les sempiternelles questions fusaient régulièrement mais restèrent évasives, et plus s’écoulait le temps, moins elle se faisait à cette situation. Ce dimanche là, elles jouaient avec leur petite cousine Béatrice, la fille de Rose-Marie et Jackie à l’ombre du raisin-marine près de la grande volière où s’ébattaient un couple de perruches, un martin-pêcheur, des petits becs roses, et un joli petit couple de cardinal. Elles s’amusaient à donner à manger aux tortues de terre dans un petit parc de sable un peu plus loin que la volière. Il y avait des goyaves, des fleurs d’hibiscus et de la salade que Chantal avait récupérés dans la cuisine, c’était son plaisir de donner à manger aux tortues. Elle avait sorti la plus grosse des tortues du parc sachant très bien que sa grand-mère  lui avait interdit  mais comme d’habitude, elle n’en faisait qu’à sa tête. Elle leur avait  donné à chacune  un prénom. La plus grosse s’appelait mimi puis toutoune, tinette et poupoune. Mimi une fois sortie du parc commença à traîner sa carcasse dans l’allée, heureuse de découvrir un plus grand espace, et toutoune vint la rejoindre peu de temps après. Chantal traça une ligne de départ et expliqua à sa sœur et à sa cousine que les tortues allaient faire la course, la première arrivée aura le droit de manger autant que cela lui serait permis. Mais les tortues n’en faisaient qu’à leur tête et partaient dans tous les sens, sauf en ligne droite, en tapant du pied, Chantal piqua une colère et les remit en ligne, la grosse mimi décidément était plus que têtue!. Pendant de longues heures, elles portèrent les tortues en les gavant de goyaves puis quand ce fut  l’heure du goûter et des rafraîchissements, Chantal ne pensa plus à remettre les tortues dans le parc. Au moment où ses parents allaient partir, Thérèse s’aperçut qu’il manquait deux de ses tortues dans le parc, sachant que les petites avaient joué toute l’après-midi avec les animaux, elle demanda à Chantal où étaient les tortues. Toute la famille remua de fonds en comble la grande cour avant de les retrouver tapie sous les voitures garées dans l’allée du garage. Ce qui valut de nouveau une bonne paire de fessées par sa mère une fois encore. Cette nuit là, Chantal dormit très mal en repensant à sa petite sœur qu’elle avait vu partir, assise à l’arrière de la voiture, elle avait fait une nouvelle scène au moment du départ car elle voulait, elle aussi, partir avec ses parents, sa mère encore une fois refusa de la prendre, lui disant qu’elle n’obéissait pas correctement.

Le soleil était déjà bien haut dans le ciel azuré le lendemain matin lorsque le car courant-d’air de couleur rouge stationna devant la Poste de Grand-Bois. Le chauffeur qui connaissait la petite fille de Monsieur M, descendit de son siège et aida Chantal à descendre de son car, valise à la main. Il s’assura qu’elle entrait bien dans la Poste et se remit au volant. Alors que le jour se levait à peine, elle s’était levée en cachette et avait courageusement pris la direction du marché où était la station terminale des cars venant des quatre coins de l’île. Elle tempêta de colère lorsque le chauffeur se mit à lui poser des questions sur sa destination, il prit alors sur lui et l’aida à grimper dans le car sans commentaires. Elle voulait à tous prix rejoindre la maison de ses parents, elle avait décidé d’aller habiter chez eux avec sa sœur. Quand elle fit son apparition dans le bureau de Poste, l’employée n’en revint pas et fort étonnée lui demanda gentiment :

"-Mais que fais-tu donc ici toute seule, ton grand-père n’est pas avec toi ma petite ?"

-"Je viens habiter chez Papa Gaston et Maman Blanche avec ma petite sœur" lui décocha-t-elle fièrement.

L’employée, tout à fait gênée cette fois, ouvrit le guichet et la fit entrer derrière le comptoir en lui disant de rester là, elle allait chercher ses parents. Gaston qui prenait son petit déjeuner dans l’arrière poste qui leur servait de logement de fonction ne comprenait pas ce qu’essayait de lui expliquer la jeune postière. Il se leva et se dirigea vers le guichet mais pas de trace de Chantal. Ayant un doute, il se dirigea vers l’arrière de la maison de fonction. Chantal avait compris qu’il se passait quelque chose d’anormal. Gaston la prit dans ses bras et essaya de l’arracher du lit ou sa sœur dormait,la tête recouvert d’un pansement,le matin elle s’était fait renverser par une voiture  en ne voulant pas être séparée de Madame Damour ,sa nounou,mais pour toute réponse, elle pleura et lui dit :

-"Non , Papa Gaston, je veux rester ici!"

-"Allons allons, elle ne va pas mourir ta sœur, le médecin a dit qu’elle était hors de danger, mais comment es-tu arrivé ici ? Est ce que ton grand-père et ta grand-mère savent où tu es? allez, réponds moi !"

-"Je n’ai rien dit, je me suis sauvée pour venir habiter toujours avec toi, toute la vie, tu veux bien maintenant, hein ! J’ai fait ma valise, je l’ai déposée au guichet."

Son père la souleva et l’emmena très vite loin de la chambre, croisa sa femme au passage qui le fusillait d’un regard noir de colère.

-"Mais qu’est ce qu’elle vient faire ici, cette petite peste de malheur, tu crois que je n’ai pas assez de soucis comme cela toi ?" Lui dit sa mère méchamment. "Je téléphone de suite à Papa, il est hors de question que je la vois plus longtemps!, ce n’est pas le moment, JE NE VEUX PAS D’ELLE ICI GASTON TU M’ENTENDS ?"

Gaston profita de l’occasion inespérée de reprendre sa fille avec lui prit fait et cause pour Chantal en lui répondant :

-"C’est la seule chance que nous avons de la reprendre avec nous chérie, laisses lui une chance, ne la laissons pas repartir chez tes parents veux-tu ?"

-"NON NON NON ET NON !Il n’en est pas question ! Avec l’accident de Mylène et mon travail, je ne peux pas faire face partout en même temps, je n’ai pas le temps matériel de m’occuper d’elle et de plus, je suis enceinte une nouvelle fois, je ne veux pas d’elle ici, et je vais de ce pas, téléphoner à Papa à son bureau. Il doit être mort d’inquiétude à l’heure qu’il est et je ne te parle pas de Maman !"

La discussion était close et de colère, elle tourna les talons en se dirigeant vers son bureau. Chantal éclata en larmes dans les bras de son père en suffoquant de chagrin, elle avait compris cette fois que sa mère ne voudrait jamais d’elle, qu’elle lui préférait sa petite sœur. Pendant que Gaston l’entraînait au-dehors pour aller voir les bergers allemands gypsy, maya et king pour lui changer les idées, Blanche téléphonait à son père .

Le téléphone résonna de sa sonnerie stridente dans le bureau de Raymond qui avait pris la direction de l’hôpital de Saint-Pierre. Inquiet et ne pouvant vaquer à ses tâches, un classeur ouvert attendait sa signature, Raymond réfléchissait en se demandant où se trouvait sa petite fille. Il avait alerté le commissariat dès qu’il avait appris la nouvelle et des policiers faisaient des rondes dans toute la ville de Saint-Pierre. Elle a peut-être été kidnappée par je ne sais quel malabar, pensait-il, et quand la sonnerie du téléphone le surprit dans ses réflexions, il décrocha rapidement, entendant la voix de sa fille aînée.

-"Papa, c’est moi Blanche ! Chantal est ici chez nous, elle a trouvé le moyen de se sauver et de prendre le car à la station marché, elle voulait venir habiter ici avec nous. Je ne veux pas d’elle Papa ! Mylène a été écrasée par une voiture ce matin, elle est hors de danger maintenant …Et, en larmes, elle continua, viens la chercher papa, je ne veux pas l’avoir dans les jambes, fais vite, nous t’attendons pour le déjeuner si tu as le temps."

-"J’arrive aussi vite que possible mais Blanche, dis moi, j’espère que tu ne parles pas devant la petite au moins ?"

Mais, c’était trop tard, Chantal était devant la porte de son bureau et avait écouté toute la conversation. En pleurant, elle lança méchamment à sa mère :

-"Plus jamais je ne t’embrasserai, je ne veux plus jamais te voir, je te déteste, je te déteste, je préfère mon Papa Gaston."

Et elle partit très vite avant que Blanche ne la rattrape vers son père en se cachant derrière lui pour ne pas prendre une gifle.

Raymond avait laissé des instructions à son bureau en disant qu’il ne rentrerait pas de la journée et prit la route de Grand-Bois, ne pouvant s’empêcher de sourire, soulagé de savoir que sa petite protégée était en sécurité avec son gendre. Il dut se rendre compte que c’était une petite futée malgré tout et il n’allait certainement pas la gronder pour ajouter à son désarroi, connaissant le désir de sa petite fille de vouloir aller vivre chez ses parents, ce qui lui semblait normal et légitime mais sa fille aînée ne voulait pas cet état de fait. Quand Chantal entendit la traction de Raymond s’avancer dans l’allée latérale de la Poste, elle se sauva des bras de son père et courut à la rencontre de son grand-père. Elle lui sauta au cou en lui disant :

-"Vite Pépère, emmène moi loin d’ici, je ne veux plus LA voir, jamais ! Sauf Papa Gaston, LUI, il m’aime au moins comme toi !

-"Allons Chantal, c’est ta maman, il ne faut pas dire cela, ce n’est pas gentil pour elle" rétorqua Raymond.

-"On s’en va maintenant Pépère, dis ?"

-"Non, j’ai pris ma journée à cause de toi, nous allons rester pour déjeuner et il faut que j’aille embrasser ta petite sœur, tu viens avec moi ?"

En lui prenant la main et en passant devant Blanche pour se diriger versla piéce où était Mylène, Raymond sentit que sa petite fille lui serrait très fort la main, il ressentit son appréhension et en eut mal pour elle. Il ne supportait pas de la voir si triste, rejetée de sa mère ainsi, ne comprenant pas pourquoi sa fille se comportait de la sorte. Chantal était malgré tout sa fille !

Durant tout le temps du déjeuner qui était fort appétissant, en entrée, une salade de palmiste arrosée de mayonnaise au persil, un carry de poissons avec une sauce au citron pimentée, et un gâteau à la noix de coco, Chantal ne desserra pas les lèvres et toucha à peine à son assiette. Elle regardait sa mère fièrement et ne baissait pas les yeux malgré les menaces de celle-ci. Comme le grand-père et le père prenaient la défense de la petite, Blanche cette fois baissa les bras et au moment de partir, elle ne fut pas étonnée que sa fille la rejette en ne voulant pas lui dire au revoir. Elle embrassa rapidement son père et entra la première dans la traction, trouva sa place derrière le siège du conducteur et attendit patiemment. Quand la voiture démarra, elle n’eut pas un seul regard en arrière.

La naissance d’une autre petite sœur n’améliora pas les relations de Chantal et de sa mère. Quand Mylène ( sortie tout à fait de danger et bien remise)et leur petite sœur Corinne arrivaient les dimanches, ou pour les fêtes de Noël, ou Pâques ou encore les anniversaires, elles arrivaient avec leurs parents, Chantal mettait plusieurs heures avant de jouer avec elles, préférant la compagnie de ses cousines Béatrice, Pascale et Caroline, les enfants de Rose-Marie et de Jackie. Elle grandissait avec la haine, la colère et la frustration. Ses grands-parents, ses oncles et ses tantes compensaient son manque d’affection de Blanche en lui cédant tous ses caprices, en l’emmenant à ses cours de danse classique, elle vivait avec eux et se sentait comme leur dernière petite sœur. Son oncle Edme s’était marié avec une douce et jolie femme que Chantal adorait et réciproquement Mimose avait ressenti combien la petite était malheureuse de cette situation pénible qu’elle entretenait avec ses sœurs dont elle était horriblement jalouse et avec sa mère. Gaston lui, n’avait pas changé et restait fidèle à ses visites du soir pour Chantal qui l’adorait comme un Dieu. Elle le guettait chaque soir, perchée sur l’un des murets du portail près des cactus et du raisin-marine. En sortant de l’école, dès que ses devoirs étaient terminés et corrigés soit par l’une de ses tantes ou encore par l’un de ses oncles quand ils étaient disponibles, une fois son goûter avalé, elle filait vers son pilier au portail et guettait la wolswagen grise de son père. Elle savait qu’il sortait de son travail et ne manquait jamais de passer la voir, c’était ses moments de fête, par contre, si jamais elle voyait l’opel rouge de sa mère se pointer à l’horizon, elle sautait en bas du muret, prenait ses jambes à son coup et filait à toute vitesse dans la chambre de son grand-père se réfugier avec pounette. Elle fermait la porte à clé et personne n’arrivait à l’en sortir même par ruse. Elle restait cachée dans cette chambre durant toute la visite de sa mère même accompagnée de son père. Tant pis si elle ne pouvait pas le voir, cela la mortifiait mais elle avait trop peur et détestait trop sa mère pour pouvoir faire un seul pas envers elle. Rien n’y faisait, ni les menaces et la punition d’arrêter les cours de danse classique, ni les belles toilettes et les belles chaussures, c’était peine perdue se lamentait Thérèse. Là où elle ne pouvait pas se dérober, c’était aux moments des fêtes de Noël ou pour chaque occasion où la famille se réunissait, elle n’était jamais bien loin de son grand-père et restait sur ses gardes quand Blanche était dans les parages. Si elle n’obéissait pas et devenait trop insupportable surtout quand Raymond était absent, Marie-Thérèse ne se gênait pas pour faire venir Blanche pour avoir plus d’autorité sur Chantal. Quand elle avait ramassé plusieurs coups de ceinturon et que ses jambes rouges et gonflées lui faisaient mal, elle n’avait pas d’autres choix que de se calmer et obéir. Dès que son grand-père rentrait, elle ne se gênait pas pour lui rapporter ce que sa grand-mère avait osé appeler sa mère...



CLG 







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