Chapitre 2
Deux mois plus tard.
Des cris s’élevèrent du palais, témoignant du chaos survenu en ses murs. L’incompréhension et la peur se répandirent parmi les habitants de la capitale. Le vaste désert entourant la ville était censé repousser tout envahisseur. Comment une attaque pouvait-elle survenir ?
— L’intrus a été repéré dans l’aile est ! hurla Aguerard. Dépêchez-vous !
Une trentaine de Sans-Pouvoirs et de Sorciers se précipitèrent dans les couloirs à la suite de leur capitaine. Les échos de lutte leur parvinrent. Aguerard plissa les yeux, accentuant les premières rides de son front. Il devait trouver une solution, la liste des victimes ne cessait de s’allonger de minute en minute.
— Il faut arrêter ce monstre !
Le mur derrière eux explosa dans un bruit assourdissant. Une partie du groupe fut soufflée, pris de vitesse par les projectiles. Les combattants encore debout vinrent en aide aux blessés et les traînèrent vers l’arrière.
Tous les regards convergèrent vers la brèche. Une fois le nuage de poussière retombé, une sombre silhouette émergea, la main tendue. Une cape noire usée la recouvrait dont le large capuchon dissimulait plus de la moitié de son visage. L’intrus abaissa son bras.
— Empêchez-le d’aller plus loin ! ordonna Aguerard en saisissant sa chevalière.
Il n’eut pas le temps de jeter un sort, son artéfact devenu ardent. Aguerard hurla de douleur alors qu’il essayait de retirer le bijou qui fusionnait avec sa peau. Ses hommes ne se laissèrent pas distraire.
Trois flèches fusèrent. L’individu les saisit entre ses longs doigts fins, les pointes à quelques centimètres de sa tête. Les gardes se jetèrent sur lui.
L’ennemi fondit dans la masse. Il saisit la lance du premier combattant et enfonça la pique dans la gorge du garde qui l’attaquait par derrière. Le premier perdit l’équilibre et trébucha vers l’ennemi qui l’attira à lui. Son corps fut secoué d’un violent spasme et l’air lui manqua : une dague était plantée profondément dans son abdomen. L’ennemi la retira aussitôt et laissa choir son adversaire. Il invoqua immédiatement un mur de vent qui souffla le reste de ses opposants.
Aguerard, qu’un Sorcier avait secouru, resta stupéfait.
— Il maîtrise plusieurs auras ? C’est impossible…
— Et sans artéfact, releva son confrère.
— Par les Dragons, il fallait que ce soit un Mage !
La situation était périlleuse. Le capitaine jugea bon de reculer pour repenser sa stratégie.
Ses combattants attaquèrent l’ennemi de toutes les manières possibles, mais chaque assaut engendrait de nouveaux morts sans jamais parvenir à lui infliger ne serait-ce qu’une égratignure.
Aguerard crispa sa mâchoire. Il ne pouvait faillir à son devoir. Il profita de la confusion pour déceler un éventuel point faible. L’ennemi prenait appui uniquement sur sa jambe droite, comme si le fait de tenir en équilibre – même pendant une fraction de seconde – lui était périlleux. Le Mage ne courait jamais et calculait la moindre riposte en avance.
— Prenez-le à revers ! ordonna Aguerard.
Les soldats les plus proches l’encerclèrent aussitôt. Les autres tentèrent d’accaparer l’attention de l’ennemi pour le détourner de l’attaque à venir.
Privé de toute retraite, l’intrus dirigea aussitôt ses mains en direction du sol. Des pieux acérés surgirent de la pierre, provoquant des hurlements d’agonie. Plusieurs hommes tombèrent dans une explosion sanglante.
De nombreux murmures effarés suivirent alors que l’ennemi les toisait. Si cette offensive se soldait par un énième désastre, Aguerard eut au moins la preuve qu’il avait vu juste : l’inconnu avait un problème à la jambe gauche. Ces horribles pieux avaient servi non-seulement à blesser ses adversaires, mais aussi à se créer un bouclier offensif temporaire. La moindre seconde comptait dans un affrontement. Cet inconnu en avait conscience.
— Prenez-le sur sa gauche ! cria Aguerard à ses hommes, décidé à ne lui laisser aucun répit.
Le Mage n’eut pas le temps de réagir, confirmant malgré lui l’analyse du capitaine. Il se téléporta aussitôt dans le dos d’Aguerard et de son acolyte Sorcier. Ce dernier s’effondra dans un râle, une flaque vermillon s’étalant sous son corps inerte. À peine le capitaine s’en aperçut-il qu’une exclamation de douleur s’échappa de sa gorge. La morsure d’une lame glaciale plantée dans son dos le paralysait. Il tomba à genoux dans un gémissement étranglé. Seule la main de son assassin le retenait encore et l’empêchait de s’écrouler dans son propre sang.
Ses hommes se figèrent face à ce spectacle. Ils n’étaient plus qu’une dizaine de personnes.
Sous leurs yeux, Aguerard tremblait de rage et de souffrance. La flaque rouge s’élargissait à ses genoux et se mêlait à celle de son allié Sorcier. L’intrus tenait fermement les mains du capitaine dans son dos. Lentement, le Mage s’approcha de son oreille.
— Ne regrette rien. Tu as été un bon adversaire.
Aguerard ne put répliquer. Une torsion de la dague maîtrisée avec précision et il s’écroula tel un pantin désarticulé sous les yeux terrifiés de ses subordonnés. Désespérés et en colère, ils attaquèrent leur ennemi à l’unisson en poussant un cri de guerre.
***
Dans l’une des pièces les plus éloignées du carnage, le Messager des Dragons s’affairait. Résolu, il triturait nerveusement sa chevalière d’or. Il espérait que son assistant était parvenu à interpréter la Prophétie. Les Dragons n’avaient laissé que peu d’indices sur l’identité de leur élu. Le vieil homme se raidit. Les échos de la bataille faisaient rage au-delà de la double-porte ouvragée. Il se félicita de ne pas avoir sous-estimé la menace.
Un frisson glacial parcourut son dos. Il inspira, résigné. Il s’était attendu à ce dénouement, malgré tout ce qu’il avait entrepris pour l’éviter. Engager plus de gardes porteurs de magie qu’à l’accoutumée ne lui avait pas accordé le temps espéré pour exécuter sa manœuvre. Il disposait malgré tout d’un peu d’avance.
Le Messager rassembla tout son courage pour se retourner et faire face à son destin. L’un des protagonistes de cette Prophétie était là, dissimulé sous une ample cape noire. Le Messager des Dragons sut qu’il ne devait pas se laisser abuser par cette apparence misérable. De taille élancée, son visiteur était d’une grande maigreur et sa peau aussi blanche que la neige. Ses vêtements usés contrastaient avec le luxe des lieux. La forte odeur de sang ne laissait aucun doute quant à l’horreur que les gardes avaient enduré.
« Je dois le ralentir et gagner le plus de temps possible. Cher ami, puisses-tu accomplir la mission que je t’ai donnée avant qu’il ne te retrouve. »
Par un mouvement sec de sa main griffue, l’intrus jeta un sort dans la pièce. Les portes claquèrent derrière lui au moment où les premiers défenseurs arrivaient. De violents coups retentirent.
— Ainsi, ne serons-nous pas dérangés.
— Sortez d’ici, l’exhorta le Messager. Ce temps ne vous appartient plus !
Un puissant éclair fondit vers son adversaire. Le Mage dévia l’attaque d’un vif mouvement du bras et la foudre perça le plafond dans une explosion tonitruante.
— Vous allez répondre à mes questions, ou cette histoire risque de fort mal se terminer.
— Vous ne trouverez pas ce que vous cherchez ici.
Une masse invisible lui écrasa le torse. Il suffoqua, les poumons compressés. Une autre secousse et son corps vola vers le fond de son bureau. Le Messager fut aveuglé par la douleur lorsque son dos percuta un buffet sculpté, puis s’écrasa lourdement sur le sol.
— Un conseil : évitez de vous payer ma tête.
Le vieil homme toussa. Il voulut répliquer, toujours dans le seul but de gagner du temps, mais son assaillant se jeta sur lui et l’immobilisa. Une main s’enroula autour de son cou et menaça de l’étrangler. Le Messager croisa le terrifiant regard de son agresseur : deux yeux rouge sang, la sclérotique vermeille, les iris légèrement orangés et les pupilles fendues à la verticale comme celles d’une bête. Un regard assassin encadré par quelques mèches cyan aussi lisses et raides que celles d’un elfe.
— Quelle est donc cette Prophétie qui me concerne ? exigea-t-il avec virulence.
Le Messager des Dragons se débattit.
— Jamais, je ne vous la révèlerai !
— Parle, si tu ne veux pas mourir !
— Mon choix est déjà fait.
La prise se serra. Le Messager tenta d’écarter la main qui l’étranglait. En vain. Il lâcha un cri étouffé lorsqu’une emprise surnaturelle cloua ses bras sur le parquet.
— À ta place, je reconsidérerais ma position… et ne t’avise plus de me toucher.
L’expression du Messager se durcit. Il planta son regard dans celui de son assaillant.
— Jamais.
Le Mage soupira de manière presque imperceptible. Ses doigts se resserrèrent.
— Alors tant pis pour toi ! jeta-t-il avec un soupçon de déception dans sa voix.
Sa main libre se referma sur la tête du Messager. Le Mage ferma les yeux comme pour mieux se concentrer. Sa victime hurla de douleur sous cette emprise. Les yeux révulsés, son cœur menaçait d’exploser. Le Messager tenta de renforcer ses barrières mentales, sans succès.
Le Mage plongea dans son esprit et fouilla les moindres recoins de sa mémoire. Il abattit chaque protection du Messager comme s’il ne s’agissait que d’un Apprenti. Plus sa résistance était forte, et plus il se savait proche de ce qu’il était venu chercher. Le Messager tenta de le tromper en se focalisant sur des pensées toutes autres que la Prophétie. Sa manœuvre échoua. Un autre cri de souffrance s’échappa de sa gorge. De nombreuses images défilèrent sous ses yeux, tirées de force des profondeurs de son esprit, comme on saccagerait une pièce en vidant la moindre cachette trouvée.
Soudain, l’image de son ami s’imposa. Une larme roula le long de la joue barbue du Messager. Son dernier souvenir avec lui. Une expression malheureuse animait les yeux bleus du cinquantenaire, dans lesquels se reflétait une sphère lumineuse entre ses mains. Son assistant s’inclinait devant lui tout en retenant ses lunettes.
« Je vous promets que votre sacrifice ne sera pas vain, Maître. Nous nous reverrons au royaume des Dragons », déclara-t-il, résigné.
La torture cessa enfin. Haletant, le Messager risqua un œil vers son agresseur qui s’était figé. Il comprit que ce dernier venait de prendre conscience du piège dans lequel il était tombé. Le Messager servait d’appât, le temps de mettre la Prophétie en sécurité. La frustration déforma les traits du Mage qui coupa la connexion puis toisa sa victime. Sa prise se desserra. Le souffle court, le Messager se permit une expression satisfaite. Il était parvenu à devancer leur cible. Il défia son agresseur.
— Il me tarde… de voir le jour où vous disparaîtrez.
— Ce jour, tu ne le verras pas !
Le Mage plaqua sa main sur la tête de sa victime dans un élan de rage. Il infiltra tout son système nerveux et coupa les connexions avec les organes vitaux. Il fut incapable de hurler, ce qui rendit la douleur encore plus insoutenable. Le Messager ressentit des serres invisibles se glisser autour de son cœur pour l’enserrer. La prise était impitoyable. L’air lui manqua. Il lui fut impossible d’écarter les mains de l’étranger, son corps ne lui appartenait déjà plus. Il succomba à sa perte de conscience jusqu’à ce que la vie le quitte.
L’assassin se releva avant que les portes ne cèdent aux assauts répétés des gardes. Il devait retrouver l’associé qu’il avait vu dans les pensées du Messager. Dépité, il accorda un dernier regard à sa victime.
« Dragons… votre orgueil ne vous a-t-il pas déjà suffisamment coûté ? »
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