Se sentir vivant
L’air était sec. C’était comme si les particules qui le composait changeaient de densité et venaient figer l’espace et le temps dans une invisibilité certaine. Les nuages ne semblaient plus si hauts dans le ciel, mais l’étaient suffisamment pour cacher les faisceaux bleutés et rassurants de la Lune. On ne connaissait pas ce Lyon-là. Les murmures parlaient d’une ville jeune et dynamique où il faisait bon vivre. On y trouvait tout ce qu’il fallait trouver, non dans l’excès comme dans certaines autres comme Paris. Une citée équilibrée. De la rue de la soif jaillissaient de cris endiablés et de résidus de basses qui émanaient des bars festifs, lorsqu’un groupe d’individus ouvrait la porte pour s’aventurer dans le froid soudain du mois de Novembre. Çà et là les pavés inégaux racontaient une histoire qui ornerait les pages des livres de vie de chacun des lyonnais à jamais. Un soir où l’on y avait rencontré l’âme sœur, un après-midi où l’amitié avait pris une définition belle et bien réelle, une nuit sans fin à taper du pied. Les rues de la presqu’île n’avaient de secrets pour personne, on avait tous à un moment cru prendre part à quelque chose de vivant ici.
Cependant, à quelques pavés de là, non loin de la rue Terme, c’était un autre spectacle qui s'offrait à nous. Terminés les rires et les claquements du verre qui trinque. Aucune âme n’habitait ces ruelles inertes. Difficile à croire qu’à seulement quelques mètres de la vie, c’était la mort qui faisait doucement son lit. Tapis à l’avant de sa voiture noire, Esteban ne faisait pas partie des gones. Non, ce soir, il avait revêtu son gilet à capuche et était prêt à imiter la faucheuse. Les yeux rivés sur son rétroviseur, il se regardait, comme s’il semblait avoir une conversation avec lui-même. Il avait les mains gantées et cramponnées à son volant en cuir. Statuaire. Inébranlable. La tension qui régnait dans le véhicule aurait pu briser les fenêtres si elle n’avait pas été entité impalpable. Cependant, les pensées qui traversaient son esprit étaient bel et bien palpables. Des pensées noires, aussi sombres que le ciel. Bientôt, Esteban ne serait plus un homme. Il ne serait plus libre, par définition, mais victime de ses actes. Esclave de ses pulsions. Après tout, n’était-ce pas ce que recherche tout être humain ? Cet élan dans le cœur, celui qui vous fait sentir vivant. Celui qui vous rappelle que la mort n’est que de l’autre côté d’un fil si étroit qu’il en est invisible.
Un bruit lointain coupa le lien qui reliait les yeux d’Esteban au rétroviseur, et le rétroviseur aux yeux d’Esteban. Celui-ci porta ses yeux loin devant lui à travers le pare-brise. De l’autre côté du trottoir, une femme aux jambes élancées venait de déverrouiller la porte menant à son immeuble. Sa silhouette disparut dans l’entrebâillement noir du hall d’entrée et bientôt, on ne perçut d’elle que les éclats de lumière provoqués par son ascension à travers les étages jusqu'à ses appartements. Et alors que la fenêtre de son salon s’alluma, Esteban sentit son cœur lui monter dans la gorge. C’était le signal. La métamorphose commençait. Il se regarda de nouveau dans le rétroviseur. Cette fois-ci, c'était l’effroi qu’il lisait dans ses grands yeux verts. L’anticipation, la peur de l’échec, la peur de commettre l’irréparable. Et surtout, de le commettre mal. D’un geste vif il remit une de ses mèches brune et bouclée en arrière à l’abri de sa capuche. Il inspira profondément, dégagea une buée blanche par les narines.
Non. Pas le droit de se dégonfler. D’ici dix minutes, Emma ne serait qu’un ensemble d’atomes dont les électrons ne tourneraient plus. D’ici dix minutes, Emma serait morte des mains d’Esteban.
Il avait hésité longtemps, revu par mille fois tout le déroulement des évènements. Sa tête tourna côté passager, où gisaient sur le siège un torchon en boule et une éprouvette. Celle-ci contenait un mélange de détergent et de sulfure d’hydrogène liquide. Esteban mit les deux items dans la poche centrale de son gilet et ouvrit sa boîte à gants. Il hésita un instant à prendre l’arme qu’il y avait à l’intérieur puis se décida à la mettre dans la ceinture arrière de son jean. Il ne fallait rien laisser au hasard, et Esteban était sur ce coup depuis bien trop longtemps pour ne pas parvenir à ses fins. Enfin, il déverrouilla sa porte et sortit de la voiture. Le confinement depuis des heures dans la Mégane contrastait tant avec l’air libre qu’il se sentit mis à nu l’espace d’un instant. Comme si quelqu’un le scrutait dans un coin, il ne se sentait pas en sécurité. Non maitre de son destin. Il y avait entre les murs trop de variables aléatoires qui auraient pu à tout moment compromettre sa fortune ; il ne devait pas trainer. Capuche sur la tête, mains dans les poches de son gilet -où il pouvait palper l’éprouvette-, il engagea son mètre quatre-vingt-cinq bien bâti de l’autre côté de la rue. Arrivé au pied de la porte au numéro 6, il se retourna vivement en direction de la voiture. La plaque d’immatriculation était manquante, personne ne trouverait le propriétaire de cette caisse. Rassuré par ce premier paramètre, Esteban se tourna vers le digicode qui contrôlait l’ouverture et l’accès à l’immeuble. D’un geste assuré et confiant, il composa les quatre chiffres dans la verticale avant d’entendre le grésillement témoin de l’ouverture automatique de la porte. Il se rappela l’avant-veille lorsque, de jour et muni de ses jumelles, il avait vu les doigts d’Emma taper le code pour rentrer chez elle.
Le loup était dans la bergerie. Un bref coup d’œil aux boîtes aux lettres. Emma était au quatrième et dernier étage. Son voisin de palier était de sortie à quelques pâtés de maisons, sûrement en train d’entamer sa troisième pinte au Shamrock. Il l’avait vu quitter les lieux deux heures avant que la jeune femme ne rentre. Autrement dit, l’étage serait désert et la voie libre. L’homme n’alluma pas la lumière des escaliers, il savait que l’octogénaire du rez-de-chaussée avait une porte qui laissait passer les rayons. Elle ne pouvait pas être un témoin. Avec la volupté d’un chat, Esteban gravit les marches des escaliers. On aurait cru à une ascension vers la gloire, la vérité. Chaque marche le menait tout droit vers sa destinée. Celle qu’il avait choisi. Il s’élevait progressivement au-dessus des hommes, s’incarnant Dieu pour y affliger son châtiment. L’heure était grave. Pas à pas. Plus ses semelles frôlaient la pierre plus son cœur s’emballait dans sa poitrine. Il avait le souffle court. Ses mains étaient moites et sa nuque chaude. Il ne sut trop quoi penser en cet instant. Il était déterminé plus que jamais à assouvir ses désirs. Comme possédé. Il se rappelait Mars dernier, la sensation de vie qu’il avait ressentie lorsque ses doigts autour du cou de Janine avaient volé son dernier souffle. Il n’y avait meilleur voyage au pays des vivants que lorsque l’on semait la mort. Dès lors, il n’avait cessé de vouloir revivre ce bonheur. C’était sa raison de vivre.
Dernier étage, porte deux. On pouvait lire « E.Dubois » sur l’écriteau doré de la porte. Sa main gantée effleura les creux provoqués par l’encrage de son nom dans la plaque. Il touchait là la première parcelle de la jeune femme. Bientôt, il l’aurait tout entière. Bientôt, il la sentirait dans son être, dans chacune des cellules propulsées par les battements de son cœur en proie à la folie. Délicatement, il posa son oreille contre le bois de la porte. L’immeuble était un vieux bâtiment, aussi l’épaisseur des cloisons étaient tel du papier de verre. Il l’entendait dans la chambre. Bien trop loin pour être dans la cuisine, et trop près pour être dans le salon. Il était en avance. Elle aurait dû être dans la douche. Comme à chaque fois qu’elle rentrait du travail. Il garda son calme. Ce n’était pas le genre de perturbation à laquelle la panique devait céder. Il patienta ainsi, l’oreille et les mains contre la porte trois minutes durant. Trois minutes qui en parurent soixante. Mais enfin il entendit le bruit gris et sourd de l’eau qui coule. A partir de là, il n’avait que quelques secondes. Avec une minutie infaillible, il ouvrit la porte. Elle ne la fermait jamais lorsqu’elle était à l’intérieur. Il l’avait remarqué les fois où, de l’autre côté sur le toit du bâtiment d’en face, il la voyait rentrer du boulot à travers les hublots de ses jumelles. Il referma derrière lui et jeta un bref regard familier dans l’appartement. Tout était à sa place. Il marcha rapidement en direction de la salle de bain, frôla de ses gants les meubles comme s’il lui appartenaient déjà. Bientôt, les histoires que ces meubles racontaient seraient à lui, au bout du souffle auquel les lèvres d’Emma se raccrocheraient. La salle de bain était moite et humide. La chaleur de l’eau perlant sur son corps nu avait embué la pièce. On y respirait mal, c’en était étouffant. Et le cœur battant la chamade d’Esteban avait des difficultés à le supporter. Il sortit de sa poche le torchon et l’éprouvette. A partir du moment où celle-ci serait ouverte, il n’aurait plus beaucoup de temps. Le sulfure d’hydrogène était volatile, il ne souhaitait pas en inhaler de trop. Et toute cette vapeur d’eau ne lui était pas propice.
On pouvait entendre Emma respirer sous le jet d’eau. On devinait à travers le rideau de douche qu’elle n’en était qu’à ses cheveux. On respirait l’odeur de son shampooing, une variété à l’amande et la vanille. Ses mèches blondes humides se retiraient raides derrière elle, jusque dans le creux de son dos. On voyait vses hanches larges qui reposaient sur une de ses jambes épuisées par le travail de serveuse qu’elle occupait le jour. Ses cuisses généreuses s’accordaient en huit avec sa taille. Esteban se délectait de la percevoir qu’à demi clarté. Comme s’ils apprenaient à faire connaissance. La confiance entre eux n’était pas suffisamment installée pour qu’il ne la voie nue tout entière. Mais il la connaissait assez pour palper du doigt ce que peu de gens au monde avait eu la chance de se voir offrir.
Soudain, le rideau vola. La grâce qui émanait de la baignoire ne fût que vapeur lorsqu’Esteban s’élança contre elle pour la saisir violemment et la sortir de la baignoire. Un cri strident échappa des lèvres d’Emma, vite évanoui par le torchon que l’homme plaça contre son nez. Imbibé de sulfure d’hydrogène, elle ne se débattrait pas longtemps. Les jambes blanches d’Emma frappèrent l’air, tentant de se défendre. Mais elles n’eurent pour seul résultat que de se heurter au mur carrelé de la douche. Esteban la serrait dans ses bras, dos à elle, emprisonnant bras et tête pour qu’elle ne fut réduite qu’à un vulgaire animal agité. Elle ne ferait pas le poids contre les quatre-vingt-dix kilos de muscle qui tenaient désormais sa vie entre ses doigts. On entendait des râles étouffés, la jeune femme n’était pas prête à mourir sans se défendre. Dans cet ébat violent, Esteban se croyait enfin être en symbiose avec elle. Bientôt, il aspirerait sa vie et puiserait en elle toute source essentielle. Un sourire fendait ses lèvres, c’était là son moment favori. L’ultime vibration, l’ultime secouement du fil qui faisait basculer les vivants chez les morts. Et plus violemment Emma se débattait, plus grande était la délectation d’Esteban. Plus elle mourait et plus il se sentait vivant. Il tuait. Il était en train de tuer. Mais le scénario offert à Esteban avait une toute autre définition. Il se rappela pourquoi il avait choisi Emma. L’assurance avec laquelle elle allait de table en table au restaurant, munie de son plateau, lorsqu’il l’avait croisé pour la première fois. Un gros caractère qui enfermait dans sa chair une volonté de vivre et de marquer les jours. L’innocence qu’il avait pu lire dans ses yeux au moment où elle lui avait demandé ce qu’il souhaitait commander. Peut-être était-ce simplement qu’elle lui avait plu. Quoiqu’il en fût, depuis ce jour d’Octobre, il n’avait cessé de l’apprendre par cœur. De pénétrer dans son intimité la plus profonde, pour apprécier chacun de ses souffles et leur signification. Et il ne les comprenait jamais mieux qu’à l’instant où ils étaient sur le point de s'éteindre.
Elle se débattait. Progressivement, avec un peu moins de force. Il se sentait fort. Elle était en train de s’évanouir. Bientôt, elle dormirait et au bout d’une heure, elle serait morte, asphyxiée. On ne croira jamais à un meurtre car le sulfure d’hydrogène est naturellement présent dans l’organisme. Il repartirait de l’appartement avec une vie de plus et ne sera jamais rattrapé par ses démons. C’était terminé. Il se sentait entier. Il leva les yeux au ciel, prêt à recevoir le sacrement de la faucheuse. Le sourire au bout des lèvres.
Soudain, dans un ultime effort de survie, Emma donna un coup de tête en arrière, lui faisant perdre l’équilibre. Il la lâcha, surpris par le choc d’une douleur immense dans son nez. Celui-ci perlait de sang, elle lui avait cassé. Emma tomba au sol, toussotant et faible comme un daim. Elle peinait à respirer, s’accrochant à la paroi de la baignoire comme à chaque particule d’oxygène qui aurait pu la purger du poison en elle. Esteban porta ses mains à son nez, insensible à l’odeur d’œuf pourri qui s’y trouvait. Sans s’en rendre compte, pris par l’ivresse du meurtre et la vapeur d’eau, il inhalait le sulfure d’hydrogène présent sur ses gants. Alors que la mort d’Emma avait semblé durer des heures, Esteban se sentit vaciller en l’espace d’un instant qu’il crut être un centième de seconde. Tout devint flou. Il voyait le corps beige d’Emma gisant au sol, s’accrochant à la vie. Puis il vit le plafond de la pièce, comprenant alors trop tard qu’il était tombé à terre. Tout n’était que buée, sans trop savoir si ce fut l’humidité ou ses yeux qui lui jouaient des tours. L’odeur d’œuf pourri lui parvint alors jusqu’au plus profond de sa poitrine. Le poison était dans son sang. Partout. Il allait mourir lui aussi. Il le sentait. Ou du moins, s’évanouir. Ses membres s’engourdissaient. Dans un ultime acte dont il ne comprit la signification, il tendit la main vers Emma. Comme si tous deux partageaient une chose intime. Il crut voir Emma s’agripper à son bras pour se hisser vers lui avec difficulté. Puis, sans prévenir, il vit la main de la jeune femme saisir l’arme qu’il reconnut être la sienne et qu’il n’avait pas senti lui échapper en tombant. Esteban voulut se relever, mais il était bien trop sonné pour réagir vite. Alors, en un clignement d’yeux, tout ne ressembla qu’à un épilogue désolant.
Le corps noir d’Estaban s’abandonna aux carreaux chauds du sol de la salle de bain, inerte. Une chaude effluve s’empara de lui, juste avant que le balle ne lui explose la mâchoire, masquant sa surprise. On l’avait pris de court. Tout avait basculé en une seconde. Et au-dessus de lui, le corps d’Emma marqué par les coups sur ses jambes. Le visage face contre terre, paisiblement endormi par le poison. La pitoyable image des deux corps aux têtes masquées, tels des inconnus. La magie, la folie et l’enivrement qui guidaient précédemment ne laissa place qu’à un montage maladroit. Et par-dessus eux, bien au-delà, la mort. La mort qui se délectait du cadeau qui lui était ainsi fait. Maitresse de toutes les âmes, elle enveloppait telle une mère les deux cadavres, comme pour rappeler aux ignorants que toute impression de contrôle n’est que ce qu’elle est. Une impression.
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