Je n’ai jamais dit que j’étais très intelligent, Maman l’affirme pourtant, mais elle est probablement partiale, puis elle se base sur mes résultats scolaires, et c’est juste de l’étude, ça… Donc, rien à voir.

Après, le truc qu’elle a peut-être oublié à l’assemblage du Jérémie 1.0, c’est la perspicacité, vu que mon défaut rédhibitoire, c’est de ne jamais rien voir venir. Ça m’aurait aidé quelques fois, genre ici et maintenant, à m’éviter de me retrouver, trempé et un peu piteux, en shorty Bob l’Eponge finalement ridicule, les bras serrés sur mon torse étroit, en équilibre instable, un pied nu posé sur l’autre, devant six paires d’yeux dont l’expression va d’incrédule à… à je ne sais pas trop, en fait. Si je tournais la tête de quatre-vingt-dix degrés, je croiserais un regard complice, mais je suis juste figé. L’histoire de ma vie, un peu.

Hmmm… Je dois peut-être expliquer.

Déjà, à la rentrée, j’avais mis l’accueil sympa sur le compte de la structure de mon nouveau lycée, du quart de celle du précédent, pour finir par apprendre que, pendant le blabla du CPE, les élèves de ma future classe avaient reçu une piqûre de rappel sur l’intégration des nouveaux. Les premiers à tenter ont été les garçons, assez directs, comme Malik qui m’a proposé une clope entre deux cours (Merci, je ne fume pas), Léo qui a voulu parler de foot (Euuuh… dix ou douze joueurs ?), Marco et les performances de son scooter (syndrome de Ménière, je n’ai pas d’équilibre, alors les deux-roues…). L’un après l’autre, ils ont renoncé, m’abandonnant à la seconde offensive, celle des filles.

Je n’étais pas mieux préparé.

- Quatre-vingts euros, tu te rends compte, mais ça vaut la peine’’ m’a confié Sarah en faisant voler une mèche.

- C’est presque deux semaines d’argent de poche, je ne vois pas ce qui… De quoi parles-tu ?

- Le balayage… Roooh ! Les mèches miel qui se fondent dans le châtain naturel de mes cheveux, Jérémie. Le jour où ta copine…

- Je n’ai pas de copine.

- Soit, le jour où ta future copine en fera faire… ou refaire un, ce serait bien de le remarquer’’ avait-elle glissé, avec un clin d’œil.

Louise avait utilisé une référence innocente à mon séjour linguistique de juillet dernier dans le Kent pour me surprendre le lendemain avec un sachet de shortbreads réalisés de ses petites mains. ‘’Ma Granny est Anglaise, de Liverpool, elle est venue en France et est restée par amour, c’est sa recette… On a l’Angleterre en commun, on dirait.

- Ah ! Ben oui’’ avais-je concédé ‘’Avec trois cents cinquante kilomètres de distance, mais ça reste l’Angleterre. Ils ont l’air…’’ ai-je dit en poussant le nez dans le sachet.

- Ils ont l’air d’être pleins de sucre et de beurre ! Rance, le beurre, je connais’’ avait claqué Ambre. ‘Les Brits ont-ils un seul aliment vaguement appétissant, à défaut d’être équilibré’’.

- Les… haricots sucrés au breakfast sont… étonnants, mais bons. Mrs Thingummy me prép…’’ avais-je tenté.

- Je n’en crois rien, tu es l’ectomorphe type, manger ce truc tous les matins t’aurait tué, tu es du genre à manger sainement. Un sushi bar a ouvert avenue Montaigne, c’est une tuerie, ça te dit d’y aller demain midi ?

Manon m’a proposé du support en maths, ignorant visiblement mon 18/20 au premier contrôle. Rachel et Léa ont eu le même genre d’attentions déroutantes…

Jusqu’à ce que Sarah propose une après-midi piscine le samedi suivant, ses parents lui laissant la maison.

- Tu viens, j’ai dit !

- Mon… meilleur vient de Paris ce week-end, semaine de congés à sa fac, c’est un viandard, on a prévu de se faire un barbec’ samedi soir.

- Ah…’’ a-t-elle soupiré ‘’mais soit, peu importe, je te parle de l’après-midi, si ça ne l’embête pas de le passer avec des lycéens… Et si ça déborde sur la soirée, je devrais pouvoir lui griller un steak, amène-le, et n’oublie pas le maillot, hein !’’

[Tu te rends compte ?] ai-je pianoté, le soir, sur mon portable.

[Ça peut être cool]

[Tu rigoles ? Léo est taillé comme Griezmann, et Marco, c’est juste Quartararo ! Moi, j’aurai juste l’air d’un bâtonnet de poisson au bord de la piscine]

[Ça plait aussi ;) Sinon, samedi, la gare d’Angers, OK ?]

[Oui, bien sûr. Je serai en costume gris, le parapluie, et le Times sous le bras, pour me repérer]

[T’es con… Note j’aurais pu y croire, mais trouver le Times à Angers, sérieux ? Je suis déjà surpris qu’ils aient l’eau courante pour remplir les piscines]

…

Les filles ont légèrement buggé sur les treize centimètres et les trente kilos de différence, puis un peu plus sur celle d’âge.

- Bah, j’étais en terminale, et Jérémie était l’un des petits mecs les plus… intéressants de première, mais taillé comme il l’est…’’

- Merci beaucoup, Thomas’’ ai-je soufflé, en prononçant son prénom complet.

- Ben, c’est pas méchant, tu sais bien… Alors, je l’ai pris sous mon aile, voilà.’’

- Ouais, on dira ça’’ j’ai grogné. ‘’Sinon, Marco, Léo, Malik, ils ne viennent pas ?’’

- Les nazes, on évite’’ a claqué Sarah. Vraiment très ‘Sarah-elle-même’ sur ce coup-là.

Sans se parler, par ce truc spécial filles, sixième sens ou je sais pas, elles ont semblé conclure, d’un commun accord télépathique, que Tom resterait inaccessible, surtout mais pas seulement à cause de la distance.

Après que la leader autoproclamée du groupe a sonné l’hallali d’un sirupeux ‘’Alors, Jérémie l’indécis, il est temps que tu fasses ton choix’’, l’arc de cercle qu’elles avaient formé s’est resserré sur moi. ‘Extraction, extraction’ ai-je pensé, avant de paniquer, faire deux pas en arrière, et tomber dans la piscine.

Du bleu, partout ! Juste le liner, mais il y en a partout ! Où est la surface ? Et comment il fait, Tom ? L'autre Tom, je veux dire, Daley ? Il tourne sur lui-même et tape du pied pour remonter, oui, bon plan, mais vers où… ?

J’ai finalement émergé, tiré par mon Tom qui avait sauté à ma rescousse, qui m’a porté dans ses bras avant de me poser, les pieds au sol, ses bras toujours serrés sur moi. J’ai calé le regard dans ses yeux bruns et j’ai murmuré ‘Mon héros’’ avant de l’embrasser.

Puis de revenir à la réalité ! Sarah, Louise et Ambre abasourdies, Manon avec un sourire complice, Rachel et Léa au mieux dubitatives…

- Alors, vous êtes… Et tu es… ?

- Euh… Oui ? Bon, ça, c’est fait. À Fénelon, ça avait pris une semaine pour que même le concierge soit au courant, je vais peut-être battre mon propre record ici. Désolé, Sarah.

- Désolé de quoi ?’’ a demandé Tom, en resserrant le bras sur mes épaules.

- De rien, en effet, Thomas a raison. Oh, je suis… On est toutes tellement bêtes, on aurait dû se douter’’ s’est-elle corrigée en regardant ses amies-du-moment.

Manon, la plus discrète a murmuré ‘’Mon cousin a dit un jour devant la famille que si les beaux garçons gentils, intelligents, cultivés et bien fringués sont aussi difficiles à trouver, c’est parce qu’ils ont déjà un copain, avant d’embrasser celui qui n’était que son coloc jusque-là, tout le monde n’a pas souri, mais moi oui !’’

…

Et au lycée, ça se passe très bien.

Je sais presque tout des balayages, de la bronde et de l’ombré hair grâce à Sarah, j’ai aidé Louise à encore améliorer la recette de shortbreads de sa Granny, je me bats gentiment avec Ambre pour le dernier nigiri sushi du plateau, pour la laisser l’emporter… Et hier, j’ai aidé Manon pour le calcul vectoriel.

Puis du côté des garçons, Malik détourne désormais la tête pour souffler la fumée de sa cigarette, Léo m’a offert une place au match Angers-Nantes dans une tentative désespérée de me faire apprécier le foot, puis Marco m’a prêté son casque et persuadé de monter derrière lui pour un tour de l’esplanade. ‘’Ben, tu vois, tu t’en es bien sorti pour un… euh… un mec qui a ce truc d’oreille interne, je veux dire, et juste ça’’, a-t-il dit, en jetant un regard vers Sarah, le sourcil froncé.

Rien de très spontané dans tout cela, je ne suis pas aussi naïf, ils cherchent juste à prendre des points auprès des filles. ‘’Ils savent trèèès bien que ça va chier s’ils te manquent de respect, c’est tout’’, a-t-elle dit.

On dirait qu’elles se sont trouvé un nouveau défi, mais commun, cette fois.