Les ciseaux

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Trois heures d'une marche sous un soleil de plomb, mais nous avons choisi volontairement de traverser des champs, et quand il y a des oliviers, nous ramassons ses fruits, afin de nous sustenter. J'ai terriblement mal aux pieds dans mes rangers, il me faudrait les plonger dans un bain d'eau salé, pas le temps, il faut avancer. Et nos réserves d'eau sont faibles, il n'y a personne pour nous aider, nous risquons à tout moment d'être attaqués par l'ennemi ou pire, d'être capturés. Et ça, c'est hors de question, il nous reste des grenades au cas où.
La nuit tombe, il fait plus frais, notre escouade s'arrête, il faut dresser le campement, se sustenter et se reposer un brin. On pourrait continuer à pied, mais la nuit, on se fait justement repérer plus facilement à cause des lunettes de vision nocturne. Je m'allonge dans une herbe jaunie et je ferme les yeux, essaye de me reposer dans le silence de la nuit du désert. J'ai quelques heures, car on me réveillera plus tard pour mon tour de garde.
Nous étions dans la cuisine, elle voulait m'avoir près d'elle pour préparer le repas, elle ne voulait jamais que je m'éloigne en fait. Et pourtant, dans l'espace exigu de cette pièce, je semblais toujours la déranger physiquement, elle agissait comme si je n'étais pas là, me bousculant, disant que j'étais toujours sur son passage.

  • Où as-tu mis les ciseaux ? Ils ne sont pas rangés à leur place.
  • Sur la table.

Elle vérifie mes dires, mais ils ne sont pas sur la table, j'étais pourtant certain de les avoir rangés là. Ils ne sont pas sur la table.

  • Tu m'as menti !
  • Je t'ai pas menti, je me suis juste trompé, c'est tout.
  • Tu m'as dit quelque chose qui n'est pas la vérité, donc c'est un mensonge !
  • Ce n'était pas intentionnel, quel est l'intérêt pour moi de te mentir sur un truc aussi peu important ?
  • On est pute à 1 euro ou à 1 million, le principe est le même, tu n'es qu'un sale menteur, comme tous les autres !

Cette fois, elle a les larmes aux yeux, et moi, ça me brise le cœur, j'ai fait du mal à la personne que j'aime, je me sens minable.

  • Pardonne-moi, j'ai fait une erreur...
  • Admets-le que tu m'as menti !
  • Oui.

Elle pleure :

  • Tu n'es qu'un salaud, et tu dis m'aimer en plus, comment je peux te faire confiance ?

Cette fois, je me sens tellement mal que je ne sais plus quoi dire, elle monologue sur le même thème pendant dix bonnes minutes, je n'en peux plus, je suis terrifié à l'idée qu'elle me rejette. Mais comme je ne parle plus, elle enchaîne :

  • Je te parle ! Tu m'écoutes, ou tu es ailleurs ? Oui je t'écoute. Alors dis-moi quelque chose !
  • Je ne sais pas.
  • Tu ne sais jamais rien, c'est ton leitmotiv, ça « je ne sais pas ». Maintenant elle a pris le dessus sur moi, je ne suis qu'un pantin pantelant.

Elle met le coup de grâce :

  • Au fait, tu ne m'envois jamais de fleurs, je ne suis pas assez importante pour toi ? Je suis une femme, je mérite un peu de romantisme de temps en temps, tu ne trouves pas ?
  • Je vais le faire...
  • Trop tard ! Il fallait que ça vienne de toi, mais quelle idée j'ai eu de me mettre avec un naze pareil. Peut-être qu'on devrait se séparer quelques temps.

Au fond de moi, je suis complètement démoli, je devrais fondre en larmes, mais ça fait des années que je ne pleure plus, je me réfugie derrière une carapace de froideur pour endurer ses insultes et ses humiliations. Je ne suis plus qu'un zombie aux ordres.

  • Je sais pas ce que je fous avec un mec aussi nul, tu es aussi froid qu'un serpent, tu ne fais jamais rien pour moi de toute façon, tu ne vaux rien, ton père avait raison, tu ne sais rien faire, tu ne feras jamais rien sans les autres. Je devrais écrire à ta famille pour leur dire qui tu es vraiment.

Cette fois l'allusion à ma famille me fait réagir :

  • Laisse ma famille en dehors de ça. Si je ne fais rien de ma vie, c'est parce que je suis tout le temps avec toi.
  • Oh la mauvaise foi, je ne t'impose rien, la porte est grande ouverte, tu pars si la vie avec moi ne te convient pas.
  • Peut-être que je devrais effectivement.

Cette fois elle a saisi un mug et me l'envoie en pleine figure. Il me frappe en plein visage et retombe sur le carrelage. Elle a pris les assiettes et les lance contre moi furieusement, je me protège avec les bras. Puis elle sort de la pièce et m'ordonne :

  • Allez, ramasse maintenant !

Puis elle se justifie :

  • Tu vois ce que tu me fais faire quand tu me mets hors de moi ! Tu devrais avoir honte de me faire ça !

Je suis seul, étourdi par le choc, les morceaux de porcelaine baignent dans mon sang, je ne sais plus qui je suis, l'impression de n'être rien, de ne mériter que ça. La femme que j'aime souffre, et moi je veux son bonheur, à n'importe quel prix. Soudain j'aperçois les ciseaux par terre, un chat les avaient fait tomber. J'ai envie de me couper les veines avec.

Hé, réveille-toi, c'est l'heure.
J'ouvre les yeux, c'est Gabar, c'est un dur tout de même celui-là, on dirait pas qu'il vient de participer à une bataille sanglante. Je me lève, le corps fourbu par les efforts que nous venons de fournir, et pourtant, nous avons encore du chemin à faire jusqu'à Rabia. Après mon tour de garde, je n'ai plus envie de retourner dormir, et je suis prêt déjà quand c'est l'heure de repartir, une heure avant l'aube.
Je réfléchis à ce que je viens de vivre, je ne ressens rien, plus rien du tout. Les compagnons d'armes morts tout près de moi, ça ne me fait rien, et je n'ai ni peur pour moi, ni pour les autres. Je suis déjà en enfer depuis longtemps.



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