Premiers flocons

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Dans la neige, mon pied droit s’enfonce toujours plus que le gauche. Cela a toujours été ainsi et je n’y ai jamais vu de raison particulière. En remontant l’allée, les bras chargés de bûches, je m’amuse encore de cette situation. Je peine un peu, le soleil a disparu depuis longtemps et le froid mord mes joues. Mes doigts s’engourdissent. Un fin ballet de flocons prend forme autour de moi, l’hiver est là et je suis bien. Face à moi, la haute maison de bois se dresse fièrement, avec sa façade de lattis peinte en blanc et ses fenêtres de chaque côté, comme deux grands yeux curieux.


Je la connais bien cette arche dans la nuit. Elle a abrité mes jeux d’enfants, mes premières larmes d’amoureuse, Doug Chaser, si tu m’entends, je ne t’en veux plus. La porte entrouverte me guette comme une bouche béante, je retrouve mes repères de petite fille.

L’obscurité avale tout, j’accélère le pas. Mes yeux se guident avec ces empreintes, j’y suis presque et je me languis de mon fauteuil confortable au coin du feu de cheminée. Le trille d’un merle traverse le manteau ouaté. Était-ce le même que j’entendais, enfant, lors de cette même corvée de bois ? Empreinte droite, empreinte gauche, empreinte...
Je stoppe net ma progression et resserre mes doigts autour d’une bûche plus tranchante que les autres. Deux empreintes gauches à présent. Impossible. L’une plus profonde que la droite, une autre, différente. Longue et large. Une goulée d’air froid écorche ma gorge.

Instinctivement, je relève la tête et scrute le jardin. La vieille balançoire qui s’anime dans le vent, l’auvent à voiture désert, la porte d’entrée ouverte. Impossible. Une multitude de picotements parcourt ma peau, je ne les connais que trop bien. Je reprends ma route, je me hâte, je pénètre dans le vestibule tandis qu’une suée froide mouille mon échine. Impossible.

Machinalement, je me dirige vers l’âtre et dépose devant mon fardeau résineux. En touchant le sol, une des bûches dévie et frappe mon orteil droit. Je peste, mais n’y prête pas plus attention, et retourne verrouiller la porte. Alors que je me sentais en sécurité ici, voici que mes habitudes d’animal traqué me reprennent. Impossible. Mon esprit refuse d’admettre que pourtant, cette fichue empreinte existe et qu’elle n’avait rien à faire d’autre. J’ai beaucoup d’imagination, mais pas assez pour penser qu’elle ait pu apparaître par l’opération du Saint-Esprit. Impossible.

Il ne sait rien de cet endroit. Je n’en ai jamais parlé. Je balaie la pièce du regard.

Le bois chaud des murs se veut rassurant, les tapis emprisonnent une chaleur bienvenue, rien ne bouge, chaque objet ici est chargé d’une émotion, d’un souvenir, je ne peux être qu’à l’abri ici. Mon appréhension diminue, elle n’est qu’une mauvaise habitude acquise au cours de toutes ces années de persécution. Je la connais bien, cette sensation d’étouffement, qui vous enserre la poitrine comme les serres d’un aigle sur le râble du lapin. Votre souffle se fait plus court, vos oreilles bourdonnent. La seule solution est de concentrer son attention sur une toute petite chose et de respirer lentement. Tout se passera bien. Après quelques minutes mes épaules se détendent, je retourne près de la cheminée et rallume le feu. Me concentrer.

Le trille aigu du merle retentit à nouveau à l’extérieur, je sursaute. Impossible.

Je dois agir pour conjurer l’angoisse naissante. Rapidement, mon instinct prend le dessus et je parcours la maison pour vérifier toutes les entrées possibles. Fenêtres fermées, porte de la cave fermée, le vieux placard sous l’évier est resté ouvert ? Je claque ses portes de bois d’un geste nerveux. Agir. Je fouille mes poches et en sors un petit carnet aux feuilles écornées, il ne me quitte jamais.
Quelle heure est-il ? Dix-neuf heures, je peux encore le joindre. Je cherche mon correspondant dans l’agenda, depuis combien de temps n’ai-je pas composé ce numéro ? J’attrape le téléphone vert kaki fixé au mur, son long fil enturbanné traînant presque au sol. La tonalité n’en finit plus.

— Chapman, j’écoute.

Ma langue a gonflé, et ma bouche pâteuse fournie un effort pour articuler.

— C’est Léna.

Un blanc suivi d’un bruit de papier froissé m’indique que mon interlocuteur s’est redressé, il a sûrement reposé au sol ses pieds qui trônent comme à son habitude sur son bureau.

— Tout va bien, Léna ?

Sa voix est sincèrement inquiète. Il me connaît, je n’appelle jamais pour rien.

— O...oui, je ne vous dérange pour pas grand-chose, c’est sûr, mais, j’ai un pressentiment, je voulais être sûre que c’est impossible, il n’a pas cette adresse, n’est-ce pas ?

— Non, il ne l’a pas Léna, je peux vérifier qu’il respecte son périmètre si ça peut vous rassurer. Attendez un instant.

J’entends le bruit des touches mécaniques qui s’égrènent dans le téléphone. Un bruit plus mat. Un bruissement. Puis un grommellement. J’attends et je crois que je ne respire plus. Un craquement se fait entendre en haut des escaliers et je me retourne en sursaut. L’escalier m’apparaît dans les teintes blafardes de l’abat-jour de l’entrée. C’est sans doute ce satané chat, celui que mes parents ont recueilli il y a plusieurs mois. Quel est son nom déjà ? Pépin ? Quel nom stupide.

— Vous êtes toujours là ?
— Oui, j’enserre de nouveau le téléphone d’une main blanche et tortille le fil de l’autre.

— Désolé, c’est un vrai galimatia ce dossier, on ne retrouve plus rien, bref, vous allez être soulagé, John est mort Léna, il y a deux mois.


Mon cœur s’arrête. Ma tête bourdonne.

— Léna ? Je ne sais pas pourquoi je n’ai pas eu l’info avant, c’est le bordel ici en ce moment. Votre protection a été levée Léna. Vous ne risquez plus rien.

Je ne peux plus parler, mes doigts crispés sur la bakélite du vieux téléphone me font presque mal.


— Léna ? vous êtes là ? Répondez ! Vous avez entendu, John est mort, son appartement à brûlé et lui avec, on a retrouvé un cadavre, la taille correspond, il a dû s’endormir avec une cigarette mal éteinte. Cette pourriture aura eu ce qu’elle méritait finalement.

La pièce se met à tourner. Les mots frappent mon tympan. Une douleur sourde s’est emparée de ma cage thoracique. J’essaie d’articuler.

— Il...

— Léna ? Je vous entends mal, il est mort, vous m’avez compris ? Je sais que ce doit être un choc par vous après toutes ces années, mais vous voyez, lui qu’on croyait si malin n’aura rien pu faire contre la surveillance qu’on avait mise en place. Il n’était pas si malin que ça, ce putain de pervers !

La pièce tourne, les tapis moelleux semblent onduler sur les lames du parquet de palissandre, le feu de cheminée ronronne d’un bruit familier, mais qui ne me réconforte plus. Devant moi, au sol, il y a mes empreintes boueuses, la gauche plus marquée que la droite, et avec elle, une autre empreinte, longue et large.

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