Fétiche
C'était seulement la quatrième fois de la nuit que je me réveillais pour tâtonner sous mon oreiller en pleine crise de panique, quand l'un de mes compagnons de chambre, bougon de nature semblait-il, alluma sa veilleuse et me lança un regard foudroyant. Il m'aboya dessus d'un ton rustre : soi-disant que mes terreurs nocturnes étaient systématiquement accompagnées de couinements porcins et qu'il ne pouvait pas dormir. Serviable, je lui proposai une tisane à la camomille pour calmer son insomnie. Le voyageur devait prendre son autonomie très à cœur puisque l'idée même de recevoir de l'aide de la part d'un étranger le fit bondir hors de son lit pour atterrir sur le mien. Par chance pour lui, mais moins pour moi, nous étions tous deux sur la partie supérieure des lits superposés fournis par l'auberge. C'est tout ce dont je me souviens de ma première nuit à Barcelone.
Le lendemain, pressé de découvrir la ville et de déposer des CV dans chaque commerce et chaque auberge de jeunesse que je repérerais, je me levai à huit heures (après avoir laissé mon alarme sonner une bonne trentaine de minute pour finir de me réveiller en douceur). Aux regards que je croisai en me dirigeant vers la salle de bain, je compris que mon compagnon irascible avait transmis sa mauvaise humeur à tout le dortoir, aussi je décidai de rebrousser chemin afin d'emporter mon héritage familial avec moi sous la douche. Les convoitises qu'il risquait de provoquer pouvaient conduire même les personnes les mieux intentionnées aux actes les plus indicibles, je n'osais même pas imaginer l'effet qu'il aurait dans une pièce remplie d'ondes négatives et de voyageurs en sueur (comme chacun sait, les auberges de jeunesse investissent rarement dans la climatisation, du moins celles qui valent le coup d'être visitées). Prenant le risque à ce moment-là de dévoiler à mes compagnons l'emplacement de mon trésor le plus cher, je pris note mentalement de ne pas le remettre sous mon oreiller la nuit suivante.
Après la douche, je sortis et entrepris de déambuler au hasard dans les rues afin de me familiariser avec la ville qui, je l'espérais, m'accueillerait quelques mois. Au bout d'un moment, je m'installai dans un café pour me reposer certes, mais surtout pour tenter de paraître sympathique au patron avant de lui laisser mon curriculum. Le patron était une patronne, et son air sévère, avec phrases brusques et ses sourcils constamment froncés, altérèrent quelque peu ma confiance en moi. Après avoir sifflé mon cappuccino, n'étant pas du genre à me laisser démonter, j'allai aux toilettes dans le but de me réciter des mantras rassurants avec mon fétiche familial. Horreur absolue de constater que mon précieux talisman n'était pas dans ma poche. Je cherchai frénétiquement chaque recoin de mes habits et de mon corps, les moulinets de mes bras m'infligeant quelques gifles au passage. Rien. Saisi d'angoisse, je courus hors du café vers l'auberge (ce qui s'avéra être la seconde mauvaise décision de la journée puisque j'avais marché pas loin de 5 heures en ligne droite pour arriver jusqu'ici). La patronne du café, qui avait sans surprise reconnu la bienveillance qui émanait de moi, courut quelques dizaines de mètres derrière moi en me criant des encouragements en chinois.
Arrivé à l'auberge, haletant, boitant et en nage (toujours pas de climatisation), alors que je m'approchais de l'ascenseur pour me rendre dans mon dortoir, j'entendis une conversation entre deux réceptionnistes /plombiers/agents d'entretien/psychologues/barmen/animateurs (pas de place pour les personnes monotâches dans les auberges de jeunesse, le personnel doit être rentable) :
" — Le grand gagnant du jour pour moi c'est ce gigantesque vibromasseur multicolore oublié dans un dortoir vide, et toi ?
— Moi c'est un flacon de verre rempli de rognures d'ongles sur le bord d'un lavabo... J'ai pas la preuve parce que je l'ai balancé direct mais je pense que je mérite une pinte."
Balancé direct... Mon cœur manqua un battement, j'eus un haut-le-corps suivi d'une éructation apocalyptique, et après avoir effectué une rotation sur mon axe y je m'évanouis, la dernière chose que j'avais vue imprimée sur ma rétine : ce gigantesque vibromasseur multicolore.
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