...se cicatrisent.
Lorsque Rixende émergea, elle entrouvrit les yeux dans un grognement rauque. L'air froid et l'obscurité semblaient avoir du mal à entrer dans la petite grotte, car un feu ne cessait d'y brûler. Rixende était allongée contre un rocher. Elle constata la présence de Dame Léceline, endormie profondément sur une roche plate un peu plus loin. L'armure était posée en un puzzle métallique informe par terre, à côté de Frameric qui agitait le feu avec un bâtonnet. Quand elle croisa son regard, il étira un faible sourire.
-Ca y est, t'es réveillée ? dit-il à mi-voix. Je vais pouvoir te soigner un peu, alors.
Trop hébétée, la jeune femme suivit du regard les mains de Frameric. Il s'empara de bouts de bois où des morceaux de viande avaient été empalés, apparemment cuits.
-Tiens, prends une brochette. Tu dois mourir de faim. C'est du boeuf qu'on a piqué dans le nid du dragon. On n'avait pas trop le temps de chasser...
Il la plaça lui-même dans sa main la plus valide. Rixende, plongée dans ses songes, se contenta de déguster en silence le présent. Il lui rappela cette habitude qu'il avait de lui ramener à manger en douce, le soir. Cela la fit aussi sourire. Comme toujours, Frameric avait gardé le sien en sa présence. Même si elle lui trouvait une douceur différente. Ses entrailles se nouèrent et elle dévia le regard, incapable de rompre le silence en premier. Non, elle ne devait pas s'imaginer quoi que ce soit. Frameric lui parlait si délicatement... Il la fit boire, puis garda le haume près de lui, qui avait servi de réceptacle pour l'eau du ruisseau. Sans prévenir, il ôta sa longue chemise de soie. Dans un cri étouffé, Rixende détourna une nuque rougie pour ne pas contempler le torse nu du jeune homme.
-Bonté divine, Frameric, couvrez-vous, souffla-t-elle, choquée.
Il ricana.
-Allons bon, tu portes mon armure, Rixende ! On a partagé nos sueurs depuis bien longtemps, tu ne vas pas te formaliser, tout de même ! Il faut bien que j'emploie le tissu à disposition. Et j'ai déjà sacrifié mon gilet pour t'empêcher de perdre trop de sang.
Rixende jeta une oeillade vaseuse vers le haut de son bras. A la place du trou ensanglanté, un tissu brun orné de cuir était noué serré.
-Et la chemise, c'est pour faire quoi, au juste ?
Elle entendit un clapotis, suivi d'une soudaine vague glacée plaquée sur son bras brûlé. Une main large couvrit sa bouche et ses hurlements naissants.
-Calme-toi, contiens-toi, tu peux le faire, Rix'. T'es une battante. Il faut désinfecter et mettre du froid sur tes brûlures. Je fais ça pour que tu ailles mieux, comprends-tu ?
Rixende rouvrit les yeux lorsque le gros de la douleur fut passé. Elle croisa de près le regard de Frameric, qui avait toujours sa main sur sa bouche. D'un ton très bas, presque intime, il poursuivit :
-Je vais la nouer. Tu ne diras rien, promis ?
Cette question sonnait comme une garantie avant de faire une bêtise. Lorsqu'il ôta sa main, ses doigts dessinèrent la courbe de sa lèvre, puis celle de son menton, faisant chavirer le souffle de Rixende. Le sourire en coin du futur seigneur ne manqua pas de signaler qu'il devinait ses émotions. Il fit des noeuds avec les manches du vêtement, en silence. Rixende prit sur elle et serra les lèvres en retenant tout son en elle.
-Bravo, murmura-t-il.
Il enchaîna avec... le mouchoir qu'elle lui avait offert. Il le trempa dans l'eau restante, puis entreprit d'éponger le visage de Rixende. Elle ferma les paupières, appréçiant les caresses au-delà du plaisir d'avoir moins de saleté sur elle.
-Voilà. Tu n'es plus laide, maintenant.
Il pouffa brièvement, puis s'agenouilla près d'elle, le mouchoir entre les doigts. Il le fixait, songeur.
-Tu... tu désirais me le donner... depuis le début. Pas vrai ?
-Oui, avoua-t-elle d'un triste soupir. Mais... je savais aussi... que c'était infaisable. Ma famille aimerait me marier à Guérand, le fils de Mathurin, l'aubergiste. Je comptais... fuir les lieux avant.
-Non !
Son exclamation fit sursauter la jeune femme, trop surprenante au milieu des messes basses. Tous deux vérifièrent que leur invitée dormait encore, puis Frameric s'empara des mains de Rixende, le nez presque contre le sien.
-Je refuse que tu partes. T'as failli partir aujourd'hui et... Je ne veux plus ressentir ça.
Elle constata une brillance dans les yeux de Frameric qui n'avait plus rien à voir avec ses habituelles étincelles de malice. Il respirait par saccade, serrant ses prises comme s'il craignait de la voir s'envoler d'un coup.
-Mais... ressentir quoi, tu....
-Tu ne t'es jamais dit que j'aurais pu faire porter mes cadeaux, moyennant une pièce supplémentaire pour que le coursier garde le silence, plutôt que de venir chaque fois te les porter ? Tu crois que tout le monde me donne envie de plaisanter et sourire, au château, pensais-tu que cela était dans ma nature ?
Rixende en eut le souffle coupé. Rien n'arrêterait Frameric dans ses déclarations, maintenant qu'ils avaient frôlé la mort, maintenant que ce n'était plus un simple jeu de dupe.
-Je suis un sombre idiot de t'avoir laissée tant sur les épaules, je... je ne savais tellement pas quoi faire quand mon père m'a ordonné de combattre un dragon, parce que j'avais eu de bons résultats aux joutes... et aussi quoi faire de nous, de nos mensonges, de... de tes talents, t'es... la plus audacieuse des femmes de notre fief et peut-être de la région. Ne sors pas de ma vie. Pitié, ne m'inflige pas ça. Et si l'on me mariait de force, comme toi, je n'aurais de cesse de vouloir tromper ma promise pour être avec toi.
Rixende pleurait leur situation inextricable, ses coulées salées rejoignaient leurs lèvres entremêlées et la joie du contact produisit un sanglot. Frameric se pencha vers elle, amenant la main valide de Rixende sur son torse.
-Sens comme mon coeur en veut plus. Laisse-moi combler le tien aussi. Laisse-moi te combler, Rixende. Si la vie doit nous séparer bientôt, je ne veux pas mourir sans avoir franchi ce nouvel interdit avec toi.
A ces mots, Rixende plongea dans une apnée que seul le baiser de Frameric interrompit. Leurs souffles échangés les menèrent au désir impérieux, qui balaya leurs derniers principes. Ils n'avaient aucune certitude quant à leur avenir, alors ils vécurent tant que possible leur présent. Et si les décisions ne tournaient pas en leur faveur, tous deux n'auraient alors plus qu'un but ; fuir ensemble.
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